Peuple fantôme et populisme par le haut : le cas Kais Saied

Depuis que Kais Saied a limogé le gouvernement de Hichem Mechichi en juillet 2021, plusieurs concepts politiques ont émergé pour interpréter ce qui s’est passé en Tunisie, soit pour légitimer, soit pour dénoncer les mesures de Saied. Ce papier examine la nature du populisme porté par Kais Saied et comment son incapacité à mobiliser les gens qu’il prétend représenter plonge lentement la Tunisie dans l’autoritarisme.

Le Président de la Tunisie, Kais Saied, à la tête d'un réunion des ministre au Palais de Carthage à Tunis, Tunisie, le 13 décembre, 2021.  ©AA/Tunisian Presidency

Au cours des derniers mois, nombreux ont été les définitions de concepts politiques qui se sont vues étirées et tordues en Tunisie, pour légitimer ou rejeter les mesures de Kais Saied : « démocratie », « souveraineté populaire », « coup d’Etat » et bien sûr « populisme ». C’est à ce dernier concept que cet article va s’intéresser. Fourre-tout utilisé principalement pour dénoncer des adversaires politiques qui auraient le malheur de s’adresser au peuple plutôt qu’à leurs pairs, le populisme, bien que concept historiquement malléable, compte quelques caractéristiques bien définies1Tarragoni, Federico. 2019. L'esprit démocratique du populisme. Paris : La découverte  : tout mouvement populiste voit le jour dans un moment de crise de la démocratie représentative et se propose d’y remédier, en réinventant la forme démocratique, afin de rendre celle-ci plus inclusive. En cela, le projet porté par Kais Saied lors des élections de 2019 peut être considéré comme appartenant à cette tendance politique. Il s’agira ici de cerner la nature du populisme porté par Kais Saied en partant de deux constats : d’une part, ce populisme s’inscrit dans une dynamique tunisienne de lutte pour l’égalité, entamée avec la révolution et sans cesse objet de lutte depuis ; d’autre part, il est dans la continuité des vagues populistes qui agitent différents régimes démocratiques à travers le monde.

Depuis la révolution de 2011, nombreuses sont les luttes des citoyens et citoyennes en Tunisie qui demandent l’égalité. Aussi bien au niveau territorial, à travers une demande d’égalité entre les régions dans un contexte de forte disparité entre côtes et hinterland qu’au niveau des relations avec l’Etat (clientélisme, népotisme, violences institutionnelles etc.) ou entre citoyen∙nes (abolition des discriminations, notamment basés sur le genre, la couleur de peau ou l’origine géographique, droit à la dignité au nom d’une égale appartenance à la nation), l’égalité a été au cœur des mouvements sociaux des dix dernières années. Sur un plan plus symbolique, cette demande d’égalité se traduit aussi par une lutte pour la reconnaissance, là où, historiquement, la population a été systématiquement classée, cloisonnée et figée en deux catégories : « avancés » et « arriérés », « éduqués » et « ignorants », « modernes » et « traditionnels ».  La révolution a signé l’entrée en scène fracassante de celles et ceux qui, des décennies durant, ont été rejeté∙es dans les marges par l’Etat. D'autre part, le populisme en Tunisie est une réaction au mouvement mondial de « dé-démocratisation »2Voir à ce propos Brown, Wendy. 2017. Undoing the demos: neoliberalism's stealth revolution. New York: Zone Books. d’une démocratie représentative vidée de sa substance par la réduction de la politique à des problématiques de participation des partis prenantes, de transparence, de redevabilité et de lutte contre la corruption. Misant sur le recours à des « technocrates » du privé et des expert∙es, les gouvernements successifs depuis 2011 ont marginalisé les questions politiques et économiques posées par la révolution : modèle de développement économique, égalité entre les régions, rapport aux forces de l’ordre, emploi etc.

Toutefois, si le projet de Kais Saied semble remettre au cœur de l’agenda politique les questions d’égalité et de souveraineté du peuple, ses limites seront vite atteintes : de la « campagne explicative » de 2019 à de la mise à l’écart du peuple depuis les manifestations du 25 juillet 2021, le populisme du président est un populisme par le haut. Aujourd’hui incapable de mobiliser politiquement la population, il renoue avec les pratiques des leaders autoritaires ayant dirigé le pays de 1956 à 2011.

Un populisme de nécessité

Là où les populations appauvries sous Ben Ali espéraient, après la révolution, un changement radical dans leur quotidien, notamment en matière d’emploi, de développement régional et de citoyenneté, elles se sont retrouvées devant une « transition démocratique » économiquement muette. Cette transition, dans laquelle se sont investi∙es juristes, expert∙es, et partis politiques pour mettre sur les rails un régime formellement démocratique a peu daigné s’encombrer de la question des inégalités territoriales, donc, par extension, de la question de l’égalité. Cela a sapé dès ses fondements une transition démocratique censée prendre la relève d’une révolution dont les mots d’ordres étaient « travail, liberté, dignité ». Depuis 2011, les régimes qui se sont succédés en Tunisie se sont montrés avares en vision économique autre que la reproduction à l’infini du même : extraversion de l'économie basée sur des salaires bas et absorption de la grogne sociale dans des emplois public précaires et mal-payés. De fait, les acteur∙trices de la transition démocratique n’ont fait qu’aménager l’attente3Voir Meddeb, Hamza « L’Attente comme mode de gouvernement en Tunisie » in Bono, Irene, Hibou Béatrice, Meddeb, Hamza et Tozy Mohamed. L’Etat d’injustice au Maghreb : Maroc et Tunisie. Paris 2015 .

A cet

A cet « oubli organisé de la question sociale »  s’est rapidement conjugué l’impasse démocratique de la transition elle-même : cette dernière a imposé un verrouillage croissant de la politique par une prétendue rationalité technocratique4Il faut noter ici l’intéressante évolution du signifiant « technocrate » en Tunisie. Utilisé comme un gage de compétence (surtout en matière de nomination de ministres), l’adjectif technocrate a été accolé non pas à des hauts-fonctionnaires publics mais à des individus venant du secteur privé, le privé et donc le profit étant devenus l’air de rien, le type de quantification à laquelle l’Etat devait aspirer. . En outre, la dilution du pouvoir et de la décision entre divers acteurs et actrices nationaux et internationaux, a conduit à l’effacement croissant de toute idée de souveraineté populaire hors période électorale. Celle-ci a été remplacée, sans grandes protestations, par l’idée de gouvernance et de participation dialogique entre « les parties prenantes » : L’entre-soi bailleurs-Etat-experts-société civile. C’est ainsi que la « jeune démocratie tunisienne » s’est rapidement enkystée dans les travers de la dé-démocratisation néolibérale : « gouvernance » en remplacement du gouvernement, dépolitisation et déconflictualisation croissante des enjeux politiques au profit de l’expertise. Cela a entrainé, aussi bien en Tunisie qu’ailleurs dans le monde, des poussées de populisme.

Si les réponses électoralement contestataires ne datent pas de Kais Saied5Michel Camau, Un moment populiste en Tunisie : Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire, Revue Tunisienne de Science Politique, Vol.1 / n°3, 2020 , il était le premier à proposer une réponse politique véritablement populiste, c’est-à-dire, opposant « élites » et « peuple » pour rompre avec le régime en place au nom d’une radicalisation de la démocratie.

En se réclamant du peuple contre les élites, Kais Saied crée une rupture dans l’histoire politique tunisienne, qui, suivant la trajectoire la plus courante des nations « en rattrapage » de la modernité occidentale, hiérarchise le peuple entre « avancés » et « arriérés ». Il semble adopter le point de vue de celles et ceux qui, historiquement, ont été laissé∙es pour compte par l’Etat, se voulant dans le même temps dans la continuité de la révolution et ses demandes d’égalité.

L’élan égalitaire de la révolution a été freiné assez tôt par le gouvernement de la Troika (2011-2013, dominée par Ennahdha) notamment à travers la répression de mouvements sociaux comme à Siliana en 2012. Il a ensuite été littéralement arrêté par un moment de « restauration » par l’élection de Béji Caïd Essebsi du parti Nidaa Tounes, à la tête de l’Etat en 2014. Ce dernier, se réclamant du bourguibisme, n’a eu de cesse de vouloir réduire la révolution à une simple parenthèse. Cette mise entre parenthèses de la révolution et de ses demandes s’est notamment traduite spatialement par le retour de la statue de Bourguiba sur l’Avenue Habib Bourguiba, lieu emblématique de la révolution de 2011. La « restauration » s’est effectuée avec l’appui du parti Ennahdha, qui, devenu allié de Nidaa Tounes, a payé sa normalisation par une désaffection grandissante de son électorat et de ses militant∙es, lassés d’avaler des couleuvres (loi pour la réconciliation administrative blanchissant l’Ancien Régime, marginalisation de la justice transitionnelle malgré les exactions vécues par les partisan∙es d’Ennahda sous l’Ancien Régime).

Une rupture en trompe l’oeil

L’arrivée de Kais Saied en tête du premier tour des élections présidentielles anticipées et sa victoire contre le magnat des médias, Nabil Karoui, ont remis le « peuple » au cœur de la politique. Reprenant un slogan de la révolution « Le peuple veut », Saied affirme être un simple représentant de ce dernier. En bon populiste, il ne précisera jamais qui est ce « peuple » dont il se réclame : nulle mention de classe sociale, de région ou autres lignes de fractures faisant l’objet d’une lutte politique d’intérêts divergents. Il y a simplement une oligarchie déconnectée des réalités du pays, un « peuple », et lui, l’outsider  incarnant la droiture, l’intégrité et l’incorruptibilité dans un espace politique labouré dix ans durant de discours sur la corruption et où la « lutte contre la corruption » est devenu le seul horizon politique proposé pour un avenir meilleur. En cela, on peut dire que l’élection de Saied dénote dans une assez large mesure d’un malentendu : c’est bien plus l’image de Saied, incorruptible et « proche du peuple » qui a été élue que le projet démocratique et populiste qu’il propose.

Une fois au pouvoir, Saied a tenté d’incarner, principalement à travers des symboles, une certaine idée de l’égalité, notamment en accueillant au palais de Carthage des représentant∙es des mouvements sociaux originaires des régions défavorisées. Mais Saied a beau se montrer proche des gens, il n’en reste pas moins que la rupture qu’il porte reste, malgré tout, incomplète, où, si l’on préfère, en trompe l’œil, car derrière le discours se réclamant du peuple, on retrouve une rhétorique paternaliste, bienveillante et pédagogue, présupposant l’ignorance de ce dernier, et donc le besoin pour ceux et celles d’en bas d’être éclairé∙es par plus sachant∙e. Si Saied réduit la distance entre éducateur∙trice et éduqué∙e en descendant de l’estrade, « celle-ci demeure sur un plan symbolique, sans quoi la proximité affichée sombrerait purement et simplement dans l’ordinaire »6Michel Camau, Un moment populiste en Tunisie : Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire, Revue Tunisienne de Science Politique, Vol.1 / n°3, 2020 . De plus, comme le constate Sadri Khiari, si le peuple, dans le projet de Kais Saied, est invité à être la base de la souveraineté, il n’est invité à participer que dans les affaires locales. Les domaines régaliens, sont réservés à la personne du président élu au suffrage universel. Les questions sur la plateforme e-estichara sont à ce titre particulièrement parlante. Les citoyen∙nes sont invité∙es à se prononcer sur des problématiques (santé, éducation, environnement, agriculture, culture etc.) « dans leurs régions » et non « dans le pays », tandis que les domaines régaliens (police, armée, économie, monnaie, justice, diplomatie) sont d’emblée exclus du domaine de ce qui peut être démocratiquement discuté.

Le rapport qu’entretient Saied  aux forces de l’ordre constitue un autre point de faiblesse. Car, s’il y a bien une institution au cœur de la production de la hiérarchie en Tunisie, c’est la police, qui violente au quotidien les jeunes hommes des quartiers populaires. Les violences policières subies par cette catégorie de la population ont rencontré un faible écho chez Saied qui, en bon professionnel de la réduction de la politique à la morale, s’est contenté, en juin 2021, suite au tollé suscité par les images d’un adolescent battu et dénudé par la police dans le quartier populaire de Sidi Hassine à Tunis, de dénoncer des « dépassements isolés et individuels », ajoutant qu’ « il n’y a pas de relation d’inimitié entre le peuple et la police »7Déclarations 11 juin 2021 . Les derniers mois avant le coup d’Etat ont été marqués par un conflit ouvert entre le président et le Chef du Gouvernement pour contrôler le ministère de l’Intérieur. Saied a donc soigneusement évité de se mettre les services de sécurité à dos, stratégie qui a porté ses fruits, puisqu’au soir du 25 juillet, la police et ses syndicats se sont rangés aux côtés de Saied.

25 juillet : Avènement du populisme sans peuple

Depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021, Kais Saied ne cesse d’en appeler au « peuple », de se réclamer de sa souveraineté, de sa volonté, tout en étant le seul maitre à bord. Il pose une équivalence directe entre la volonté du peuple et ses propres actes, gommant ainsi, comme c’est bien souvent le cas avec les leader∙euses populistes, toute trace d’une volonté et d’intérêts propres8“Not having a will of their own and being the mouth of the people, the leaders can circumvent the risk of appearing part of the establishment. This strategy is primed to have an impact on the performance of the populist leaders, who can always claim to be on the right track (because the people is their master) and who can always disclaim requests of accountability (as they are truly irresponsible, having no will of their own)” Urbinati, Nadia. 2019. Me the People: How Populism Transforms Democracy. Cambridge: Harvard University Press. p.146 . L’incarnation va si loin, qu’évoquant devant le ministre de l’intérieur d’hypothétiques plans d’assassinat le visant, Saied laisse entendre que « ces plans d’assassinats étaient mis en place pour renverser la volonté du peuple ».

Cette volonté d’incarnation passe également, par un refus catégorique de dialoguer avec les partis politiques9Plusieurs partis politiques dont Ennahdha, ainsi que des organisations de la société civile ont réclamé « un dialogue » pour sortir de la crise par le consensus, cherchant à réitérer le dialogue national présidé par un quartet d’organisations de la société civile (Union Générale des Travailleurs Tunisiens, Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat, Ligue des Droits de l’Homme et l’Ordre National des Avocats de Tunisie) qui a suivi l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013. Demande sèchement refusée par Kais Saied lors d’une entrevue avec le Président-directeur général de l'Office des Céréales le 5 août 2021 la société civile et de répondre aux médias (aucune conférence de presse où la presse tunisienne est invitée, absence d’un∙e porte-parole officiel de la Présidence à qui les médias pourraient s’adresser). Saied refuse les intermédiaires, se voulant en osmose avec « le peuple ». Il use de moyens assez étonnants pour réaliser cette ambition : du 25 juillet au 20 septembre 2021, les seules déclarations publiques du président tunisien ont été des vidéos, filmées et montées par la Présidence de la République, où le président monologue face à divers∙es interlocuteurs et interlocutrices (pour la plupart visiblement mal à l’aise) invité∙es au Palais. Cette question des moyens de communication, en plus des discours en eux-mêmes, touche au cœur de l’anomalie du populisme de Saied depuis le 25 juillet 2021 : La victoire d’un populisme où le peuple est le grand absent.

Dans un article intitulé « Un moment populiste en Tunisie : Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire », le politiste Michel Camau se demandait si « le moment populiste [qu’incarnait la victoire de Saied] débouchera sur un mouvement populiste »10Michel Camau, Un moment populiste en Tunisie : Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire, Revue Tunisienne de Science Politique, Vol.1 / n°3, 2020 capable de changer le régime malgré la réticence du parlement. Aujourd’hui, après l’écartement réussi du parlement et des partis politiques qui y étaient représentés, le mouvement populiste se fait encore attendre. Depuis le soir du 25 juillet 2021 où des milliers de personnes ont bravé le couvre-feu pour célébrer la chute du régime des partis, seules quelques manifestations pro-Saied11Quelques dizaines de personnes ont été vues le 18 septembre sur l’Avenue Habib Bourguiba face au théâtre municipal en réaction à des manifestations anti-coup d’Etat, puis le 25 septembre et enfin le 4 octobre, quelques milliers de personnes sur l’avenue Habib Bourguiba et dans quelques grandes villes en Tunisie ont manifesté leur soutien à Saied. ont été vues, en réponse à celles appelant au retour du régime parlementaire. Après les manifestations du 4 octobre qui ont réuni quelques milliers de personnes soutenant le chef de l’Etat, Saied a dénombré publiquement à deux reprises le chiffre irréaliste de 1 800 000 manifestant∙es le soutenant12Les vidéos de ces déclarations ont ensuite été supprimées. . Dans les faits, à l’exception des manifestations de joie le 25 juillet au soir, aucun engouement populaire équivalant aux campagnes de propreté ayant suivi l’élection de Saied n’a vu le jour. Si la victoire de Kais Saied en 2019 était la victoire d’un certain peuple qui venait de mettre « l’un des siens » au pouvoir au grand dam des partis politiques, la prise de pouvoir de juillet 2021 n’a décidément pas la même saveur : aucun mouvement de masse revendicatif ne semble se constituer dans le sillage du Président du peuple qui veut. Le « peuple » ne s’engouffre pas politiquement, et c’est sans doute là que le malentendu de la victoire de Saied en 2019 se fait le plus criant.

Ici, il est important de distinguer deux conceptions de la popularité : D’une part, la popularité entendue comme approbation d’une personne ou d’actions données que l’on mesure par les sondages et les taux d’approbation. En se référant à cette conception, on peut dire que Saied est populaire, bien que la tendance soit à la baisse13https://www.businessnews.com.tn/sondage-emrhod--kais-saied-a-de-plus-en-plus-de-mal-a-satisfaire-les-tunisiens,519,114452,3 . Mais si l’on entend la popularité comme la capacité de mobilisation populaire suscitée par une personne ou des actions données14Distinguant le populisme de la démagogie, Federico Tarragoni écrit « [La rhétorique populiste] doit produire une action déterminée dans le peuple, pour le constituer en sujet politique (quitte à le dominer et l’assujettir, bien sûr). Elle doit engendrer des processus d’adhésion, des conflits et des revendications, des dynamiques de mobilisation et de prise de conscience : tout ce qui fait qu’au sein d’une population d’individus se dégage un peuple qui délibère, juge, agit, réclame et surveille. En d’autres termes, il faut que l’évocation du peuple soit un vrai appel visant à le faire exister ». Tarragoni, Federico. 2019. L'esprit démocratique du populisme. Paris : La découverte p.75-76. Pour le populaire comme ouverture des capacités d’organisation, voir l’œuvre de Jacques Rancière. , alors force est de constater que la capacité de mobilisation de Kais Saied s’est réduite du fait de l’exercice du pouvoir, du fait en somme, d’être devenu « homme d’Etat », quand bien même il se voudrait encore « homme du peuple ». Le coup d’Etat fait au nom du « peuple » n’a pas permis l’ouverture d’un espace permettant à ce même « peuple » de se saisir massivement de la politique, de s’y faire entendre. En témoigne la très faible participation sur la plateforme E-estichara, censée être à la base de la refondation institutionnelle voulue par Saied.

Et pour cause, si le président s’adresse sans cesse au « peuple », il n’a pas invité ce dernier à se mobiliser. Il faudra attendre le mois de décembre pour que soit annoncée une consultation populaire en ligne. Le seul discours de Saied devant un public, le 20 septembre à Sidi Bouzid, est symptomatique de la mise à l’écart du peuple. Le président n’a cessé de prendre à témoin l’auditoire, principalement pour parler de ses ennemi∙es en usant d’un lexique guerrier. Sur quelques quarante minutes de discours, Saied en a passé la moitié à dénoncer ses « ennemi∙es » sans les nommer, à évoquer sans jamais préciser leurs frasques, trahisons, complots avec l’étranger et les blessures que cell∙eux-ci lui ont causé. Il a répété avoir les noms et les dossiers, mais ne rien pouvoir dire, au grand dam de la foule. Le reste du temps, il a tenté de justifier ses décisions, l’usage de l’article 80 de la constitution qu’il aurait décidé d’activer le 24 juillet, après avoir visité l’hôpital de Redeyef. Outre le fait qu’il ne cesse de se justifier, le plus remarquable lors de ce discours, est que, dès la première phrase, Saied affirme être venu parler à Sidi Bouzid pour se distinguer de celles et ceux qui manifestent contre lui au centre-ville de Tunis, sous-entendant que « les autres » sont des « élitistes » tandis que lui serait « populaire ». Ainsi, la seule raison pour laquelle le peuple est adressé, est en réaction aux « ennemi∙es » (et non parce qu’il aurait des choses importantes à annoncer au « peuple »). Saied s’enferme ainsi dans un tête-à-tête avec ses « ennemi∙es » : le peuple n’est rien de plus que le spectateur d’une guerre entre celui qui s’est auto-proclamé « champion du peuple » et les « ennemi∙es du peuple ».

Si Kais Saied ne s’étend pas sur les raisons qui font que l’homme qui concentre le plus de pouvoir en Tunisie depuis Ben Ali le 16 décembre 2010 ne peut encore révéler au grand jours les complots, affaires et autres tentatives de déstabilisation du pouvoir, ces raisons ne forment pas, passées au tamis de l’analyse politique, un grand mystère. L’impossibilité de dire précisément qui est l’ennemi∙e et de quoi il ou elle est accusé∙e, l’attente sans cesse renouvelée des révélations fracassantes est symptomatique du besoin de Kais Saied de maintenir en vie la menace et gagner ainsi du temps face à des citoyens et citoyennes qui s’impatientent. De fait, depuis le 25 juillet, celles et ceux que Saied qualifie de « traitres∙ses » et « d’ennemi∙es » (parlementaires, partisan∙es des partis politiques en tout genre, société civile, médias et autres) ont l’air bien mal en point, peinant à mobiliser pour faire entendre leur voix face à un individu qui s’est octroyé sans trop de difficultés les pleins-pouvoirs.

Alors pourquoi un tel courroux ? Pour la politiste Nadia Urbinati, le caractère indispensable de l’ennemi∙e chez un∙e leader∙euse populiste traduit une volonté de se dérober aux responsabilités politiques : « Parce que le leader n’est que la bouche du peuple et n’a pas de volonté propre, ce qu’il fait doit être ce que le peuple lui a demandé de faire. S’il ne réalise pas ces volontés, la responsabilité est du côté des ennemis du peuple, qui jamais ne disparaissent (et jamais ne trouvent le sommeil). Ainsi, le leader irresponsable s’appuie lourdement sur la théorie du complot comme une forme « d’idéologie de l’excuse »15Urbinati, Nadia. 2019. Me the People: How Populism Transforms Democracy. Cambridge: Harvard University Press. p.143 . En mettant en avant la nécessité sans cesse renouvelée de lutter au nom du peuple contre ses ennemis et leurs complots, Saied réactive les politiques de l’attente. C’est ainsi que la Tunisie se retrouve dans une situation, où, au nom du peuple et de la nécessité de le remettre au pouvoir face à un régime parlementaire enfoncé dans ses propres déchirements, l’impuissance du peuple est prolongée, étendue, par un leader populiste.

La consultation nationale, suivie d’un référendum reste une bien trop mince proposition pour compenser les innombrables signes de montée de l’autoritarisme que connait la Tunisie depuis juillet 2021. Outre les arrestations, mise en résidence surveillée, condamnation d’activistes et d’opposants et les violences policières envers les journalistes et activistes de la société civile, c’est la pratique même du pouvoir chez Kais Saied depuis qu’il est seul maitre à bord qui coche inlassablement toutes les cases du pouvoir personnel et autoritaire que connaissent les Tunisien∙nes depuis 1956 : l’utilisation des femmes comme gage de progressisme, l’omniprésence du fait du prince et de l’OVNI juridique « instructions » dans l’exercice du pouvoir, la rhétorique des « ennemi∙es », des « traitres∙ses » et des « complots étrangers », et bien sûr, les visites surprises et les évincements de responsables administratif∙ves au gré des accidents et incidents. Cet appareillage de centralisation autoritaire conjugué à un refus de prendre la responsabilité politique des échecs sont bien trop familiers pour qui connait l’histoire de l’autoritarisme en Tunisie, pour prendre au sérieux Saied lorsque ce dernier proclame être du côté de la Révolution.

Armé d’un populisme sans peuple, Saied est voué à s’enfoncer dans l’autoritarisme. Il est généreusement aidé en cela par une justice et une police ayant gardé à leur disposition l’arsenal légal liberticide du temps de la dictature, arsenal qu’aucun parti politique n’est venu contester en onze années de « transition démocratique » censée rompre avec un régime policier. C’est cette incapacité des politiques à poser des principes et à entamer la rupture avec l’ordre ancien (révision des lois liberticides, fin de l’impunité policière) et à créer des blocs derrière cette dernière, qui ramène la Tunisie, lentement mais assez sûrement, vers la case dictature.

Endnotes

Endnotes
1 Tarragoni, Federico. 2019. L'esprit démocratique du populisme. Paris : La découverte
2 Voir à ce propos Brown, Wendy. 2017. Undoing the demos: neoliberalism's stealth revolution. New York: Zone Books.
3 Voir Meddeb, Hamza « L’Attente comme mode de gouvernement en Tunisie » in Bono, Irene, Hibou Béatrice, Meddeb, Hamza et Tozy Mohamed. L’Etat d’injustice au Maghreb : Maroc et Tunisie. Paris 2015
4 Il faut noter ici l’intéressante évolution du signifiant « technocrate » en Tunisie. Utilisé comme un gage de compétence (surtout en matière de nomination de ministres), l’adjectif technocrate a été accolé non pas à des hauts-fonctionnaires publics mais à des individus venant du secteur privé, le privé et donc le profit étant devenus l’air de rien, le type de quantification à laquelle l’Etat devait aspirer.
5 Michel Camau, Un moment populiste en Tunisie : Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire, Revue Tunisienne de Science Politique, Vol.1 / n°3, 2020
6 Michel Camau, Un moment populiste en Tunisie : Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire, Revue Tunisienne de Science Politique, Vol.1 / n°3, 2020
7 Déclarations 11 juin 2021
8 “Not having a will of their own and being the mouth of the people, the leaders can circumvent the risk of appearing part of the establishment. This strategy is primed to have an impact on the performance of the populist leaders, who can always claim to be on the right track (because the people is their master) and who can always disclaim requests of accountability (as they are truly irresponsible, having no will of their own)” Urbinati, Nadia. 2019. Me the People: How Populism Transforms Democracy. Cambridge: Harvard University Press. p.146
9 Plusieurs partis politiques dont Ennahdha, ainsi que des organisations de la société civile ont réclamé « un dialogue » pour sortir de la crise par le consensus, cherchant à réitérer le dialogue national présidé par un quartet d’organisations de la société civile (Union Générale des Travailleurs Tunisiens, Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat, Ligue des Droits de l’Homme et l’Ordre National des Avocats de Tunisie) qui a suivi l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013. Demande sèchement refusée par Kais Saied lors d’une entrevue avec le Président-directeur général de l'Office des Céréales le 5 août 2021
10 Michel Camau, Un moment populiste en Tunisie : Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire, Revue Tunisienne de Science Politique, Vol.1 / n°3, 2020
11 Quelques dizaines de personnes ont été vues le 18 septembre sur l’Avenue Habib Bourguiba face au théâtre municipal en réaction à des manifestations anti-coup d’Etat, puis le 25 septembre et enfin le 4 octobre, quelques milliers de personnes sur l’avenue Habib Bourguiba et dans quelques grandes villes en Tunisie ont manifesté leur soutien à Saied.
12 Les vidéos de ces déclarations ont ensuite été supprimées.
13 https://www.businessnews.com.tn/sondage-emrhod--kais-saied-a-de-plus-en-plus-de-mal-a-satisfaire-les-tunisiens,519,114452,3
14 Distinguant le populisme de la démagogie, Federico Tarragoni écrit « [La rhétorique populiste] doit produire une action déterminée dans le peuple, pour le constituer en sujet politique (quitte à le dominer et l’assujettir, bien sûr). Elle doit engendrer des processus d’adhésion, des conflits et des revendications, des dynamiques de mobilisation et de prise de conscience : tout ce qui fait qu’au sein d’une population d’individus se dégage un peuple qui délibère, juge, agit, réclame et surveille. En d’autres termes, il faut que l’évocation du peuple soit un vrai appel visant à le faire exister ». Tarragoni, Federico. 2019. L'esprit démocratique du populisme. Paris : La découverte p.75-76. Pour le populaire comme ouverture des capacités d’organisation, voir l’œuvre de Jacques Rancière.
15 Urbinati, Nadia. 2019. Me the People: How Populism Transforms Democracy. Cambridge: Harvard University Press. p.143

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