Syndicats Policiers et Développements Politiques en Tunisie : Entretien avec Audrey Pluta

Des policiers tunisiens portent des banderoles et crient des slogans pendant une manifestation organisée par les unions des forces de sécurité à Tunis, Tunisie, le 6 septembre 2011. © EPA/STR

L’activation de l’état d’exception par Kais Saied le 25 juillet 2021 dernier, s’est faite avec l’assentiment de l’appareil sécuritaire tunisien, aussi bien l’armée que la police. Ces deux appareils, et plus particulièrement, les très décriés syndicats policiers, ont été au cœur des conflits qui ont opposés le Président Kais Saied à son Chef du Gouvernement, Hichem Mechichi lors des derniers mois. Malek Lakhal, chercheuse associée auprès de Arab Reform Initiative s’est entretenue avec Audrey Pluta, doctorante en sciences politiques à Sciences Po Aix dont la thèse porte sur l’évolution de l’appareil sécuritaire en Tunisie depuis 2011.

Est-ce que tu peux contextualiser un peu les syndicats policiers en Tunisie ?

Ce qu’il faut savoir c’est que les premières manifestations de policiers en Tunisie, datent du 15 janvier 2011, à Sfax, manifestations qui sont arrivées à Tunis le 17 janvier. Ces manifestations avaient pour but de se défendre, de se protéger, notamment à travers la création d’un syndicat. Janvier 2011 a été vécu comme un traumatisme pour les policiers, beaucoup ont été attaqués à leurs domiciles ou se sont vus menacés. La création de syndicats était une réaction de protection à l’égard de ces mouvements-là.

Il y a eu des négociations avec les différents directeurs généraux du ministère de l’intérieur de l’époque, qui étaient opposés à la création de syndicats – comme tout patron, on pourrait dire –. Au départ, pour calmer la colère policière, ils ont augmenté les salaires des policiers d’une centaine de dinars et leur ont proposé de se constituer en association. Les policiers ont refusé, et ont continué à faire pression, jusqu’à obtenir le 25 mai 2011 la révision des statuts des forces de sécurité intérieures, les autorisant à se syndiquer.

Il y a beaucoup de syndicats policiers en Tunisie, le premier est le Syndicat National des Forces de Sécurité Intérieures (SNFSI, eux-mêmes se réfèrent entre eux comme « El Wataneya »). Il est bien sûr très compliqué d’avoir des chiffres officiels concernant le nombre d’adhérents, tout ce que l’on sait, c’est qu’eux revendiquent 64 000 adhérents. Ce syndicat comporte tous les différents corps du Ministère de l’Intérieur (MI) mais aussi ceux des prisons et de la protection civile. Il y a donc ce premier syndicat mais très vite dès juillet 2011, les brigades de l’ordre public (BOP) font sécession. Ces dynamiques sécessionnistes ont été appuyées à l’époque par l’administration du ministère, dans une logique manichéenne de « Diviser pour mieux régner ». Les directeurs généraux et les responsables politiques du MI de l’époque ont encouragé la création de multiples syndicats.

Un syndicat concurrent a donc vu le jour : Le syndicat national des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention (SFDGUI). C’est le syndicat des brigades de l’ordre public, les BOP, responsables du maintien de l’ordre dans les manifestations. Ils se sont organisés sur un modèle corporatiste, c’est-à-dire que leurs adhérents ne peuvent être que des agents de maintien de l’ordre, tout en nouant des alliances avec d’autres syndicats, comme celui de la Garde Nationale, celui de la Sécurité Publique ou encore celui de la Protection Civile. Rassemblés, ce syndicat compte donc environ 34 000 adhérents.

Quelle relation les syndicats policiers entretiennent-ils avec les réseaux sociaux ?

Il y a plusieurs choses à distinguer. D’une part, il y a les pages officielles et nationales des différents syndicats, là, on voit une forme de professionnalisation de l’usage des réseaux sociaux. Le SFDGUI par exemple, a une équipe - composée d’agents mais aussi de civils – qui se chargent du « community management », avec des experts en communication par exemple. Ils ont aussi une équipe de quelques agents des BOP, quatre ou cinq pas plus, qui tournent dans toute la Tunisie, prennent des photos, vidéos et font des post Facebook. L’autre syndicat principal, le Wataneya, a embauché un community manager, chargé de la page Facebook. D’autres agents ont pour fonction, à l’intérieur du syndicat, de gérer, le contenu sur les réseaux sociaux et sur la page officielle. Ceci étant dit, les comités exécutifs nationaux n’ont que peu de contrôle sur les pages de leurs bureaux régionaux ou locaux. En mars dernier par exemple, le SFDGUI a publié un communiqué (dans le cadre de négociations avec le Chef du Gouvernement sur des accords sectoriels) où il appelait ses adhérents à faire preuve de retenue sur les réseaux sociaux. Les comités exécutifs de ces syndicats n’ont pas de contrôle sur les pages des sections locales. Si l’on fait une analyse des différentes pages d’un même syndicat policier, on voit qu’il y a une grande différence entre les pages officielles des deux syndicats et les pages régionales et locales. Ces dissonances ont pris de l’ampleur durant l’hiver 2021 où les manifestations anti-police se sont multipliées. Ainsi, en février dernier, une manifestation a été organisée par la branche locale du syndicat « wataneya » à Sfax. Lors de cette manifestation, des policiers ont agressé verbalement des manifestants, les traitant de « communistes » ou d’« athées ». Sur les réseaux sociaux, on pouvait voir que la branche locale de ce syndicat avait des propos plus virulents ou des récriminations plus régulières envers les manifestants que ce qui pouvait se lire sur la page officielle du syndicat.

Comment est-ce que les syndicats policiers sont devenus l’objet d’une lutte de pouvoir entre les deux têtes de l’exécutif ?

Si les chiffres avancés précédemment sont réels - et on peut difficilement les vérifier – sachant qu’il y a environ 98 000 fonctionnaires du ministère de l’Intérieur (selon la loi finance de 2020), ça voudrait dire que quasiment tous les agents de police sont syndiqués, ou que certains sont dans plusieurs syndicats. Il est probable que les chiffres soient gonflés, mais on peut tout de même estimer qu’ils ont un degré de représentation important. Cela leur donne un poids presque démesuré dans les négociations avec le ministère de tutelle, mais aussi avec le Chef du Gouvernement. Il faut savoir que quand ils ne négocient pas avec leur administration, les syndicats de police négocient directement avec le Chef du Gouvernement. De fait, le Président de la République intervenait assez peu, et de manière plutôt symbolique. Kais Saied avait appelé par exemple à l’unification des syndicats, en février 2021, ce qui peut être vu comme une tentative de mieux les surveiller et de mieux contrôler leur action. Car ce qui se passe en réalité, c’est qu’il y a beaucoup de syndicats et qu’il est très difficile de les contrôler pour l’exécutif.

Il y a un réel enjeu pour l’exécutif : à la fois, le fait que leur représentativité semble assez importante, et d’autre part, le fait qu’ils ont un réel pouvoir dans les nominations. Par exemple, à Sfax, des agents ont manifesté contre le directeur de district, et ils ont obtenu sa mutation. Cela montre qu’ils ont un réel pouvoir de pression. Les pouvoirs publics ont donc intérêt à obtenir leur assentiment.

Pourquoi ont-ils préféré Kais Saied au Chef du Gouvernement Hichem Mechichi ?

En me basant sur un entretien que j’ai fait et sur l’observation des réseaux sociaux, il me semble que dans la période allant de janvier à mars dernier, déjà, des policiers ont exprimé leur désaccord avec la politique menée par Mechichi. On a tendance à l’oublier mais dans les manifestations de syndicats policiers locaux contre les manifestants, les policiers s’en étaient pris au Chef du Gouvernement, notamment à cause de la crise économique et sociale. D’autre part, il y avait, dans le passif de Mechichi, la destitution de Taoufik Charfedine, le ministre de l’intérieur nommé par Saied en septembre 2020 puis démis et remplacé par Mechichi-lui-même- en janvier 2021, sur fond de conflit avec Kais Saied. Mechichi a nommé plusieurs personnes au ministère de l’intérieur, notamment Lazhar Loungou, qui a été destitué quelques jours après le 25 juillet 2021. Cette personnalité était très décriée par les syndicats notamment pour ses liens supposés ou avérés avec Ennahdha. Il a aussi fait l’objet d’enquêtes pour des soupçons de corruption sous Ben Ali. Il avait été rétrogradé en guise de punition. Cet homme-là a été nommé à la tête des services de renseignements par Mechichi en avril dernier. C’est intéressant, parce que l’une des premières réactions du syndicat national sur sa page Facebook officielle après le 25 juillet, a été de dire « C’est bien mais maintenant il faut que les nominations au sein des services de renseignements soit le fait non pas du népotisme mais plutôt des compétences. » Ils font allusion à ces nominations auxquelles le syndicat s’est opposé.

Toutefois, il faut rappeler que le 25 juillet, les manifestations ont été violemment réprimées par les BOP, et cela a fait un contraste avec la soirée où l’on a vu des policiers fêter l’annonce de Saied. Cela peut aussi s’expliquer par le fait qu’il y a une réelle mémoire, du 14 janvier 2011 pour les syndicalistes policiers et les policiers en général. L’origine de la syndicalisation de la police était l’idée de se protéger de la colère populaire et donc de s’organiser en tant que syndicat. Là, en juillet, cet élément a joué dans la réaction des policiers : une certaine volonté de ne pas se retrouver du mauvais coté si je puis dire.

Comment s’explique l’appui de l’armée au coup d’Etat ?

Au vu des formes d’intervention de l’armée en 2011, ce qu’a fait l’armée le 25 juillet dernier me semble assez peu étonnant. Kais Saied en affirmant en avril dernier qu’il est le « commandant suprême de toutes les forces armées » indiquait clairement la possibilité d’un recours aux forces militaires et de sécurité dans le cadre du conflit politique avec Mechichi et Ghannouchi. De plus, plusieurs militaires avaient signé une lettre à l’adresse du Président de la République, appelant notamment à faire usage de cet article 80 de la constitution. L’ancien conseiller en défense et sécurité de Béji Caid Essebsi, qui présidait le conseil de sécurité nationale, l’amiral Kamel Akrout, avait appelé lui aussi à faire usage de cet article 80. Les interventions de l’armée dans la vie politique demeurent toutefois assez restreintes. Il faut voir aussi comment ça évolue à l’avenir, quels usages va en faire Saied. Béji Caid Essebsi lui a donné en héritage un conseil national de sécurité aux prérogatives particulièrement élargies. Est-ce que Saied en fera un usage similaire ? C’est un peu l’inconnue, mais pour l’instant je n’ai pas l’impression que ce soit le cas. Ce qui est inquiétant en revanche, c’est la condamnation de civils devant les tribunaux militaires, mais il ne s’agit malheureusement pas d’un fait nouveau.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.