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Introduction
En Tunisie, la question migratoire est historiquement circonscrite aux Tunisien∙nes Résident∙es à l’Etranger (TRE) et, réfère aussi, à partir des années 1990, de manière plus dramatique, à l’émigration informelle des Tunisien∙nes vers l’Europe. L’identité nationale reste officiellement homogène et n’inclut pas de cultures ou de migrations contemporaines dans sa définition. Le récit national depuis l’indépendance reconnait bien une part de diversité culturelle mais conjuguée au passé. En effet, malgré la labellisation « homogène » du pays, la définition bourguibiste de l’identité nationale n’a jamais renié la « diversité culturelle » pour autant qu’elle soit conjuguée au passé (héritage berbère, identité juive). Le slogan que le pouvoir diffusait du « dialogue des civilisations » (à travers la « Chaire du dialogue des civilisations Ben Ali ») présente une diversité ancestrale, donc non subversive et politiquement non menaçante. Elle pourrait se résumer ainsi : nous sommes homogènes au nom d’une hétérogénéité ancestrale dont la fameuse rhétorique nationale du hiwar al hadharat fut dans les années 1990 un paravent de la dictature.
D’un côté donc, le récit national qui, depuis Bourguiba se glose de fierté d’une « mosaïque » passée qui tranche avec le présent d’un peuple homogène, sans aspérité donc indirectement non subversif ; de l’autre, la présence étrangère des Européen∙nes à suprématie économique avec une position supérieure et privilégiée, ou encore les Maghrébin∙es, ces étranger∙-res les plus nombreux∙ses et les plus proches culturellement.
Dans ce paysage lisse, les Subsaharien∙nes représentent, depuis le début des années 2000, une chance de cosmopolitisme contemporain. Une chance ratée. Février 2023, l’Etat stigmatise et criminalise cette population en entérinant un populo-nationalisme latent et récemment décomplexé. Retour à la case départ et entrée dans une nouvelle ère de la « préférence nationale ».
Pourtant, il n’y a pas une catégorie homogène de « migrant∙es subsaharien∙nes » mais une pluralité de profils issus de parcours migratoire et de statuts très différents : de l’étudiant en règle ou cherchant à l’être au gré des méandres administratifs, à l’ancien étudiant resté travailler dans l’informel, au migrant de transit vers l’Europe provisoirement installé depuis plusieurs années, au travailleur, mais aussi à l’entrepreneur ou aux diplomates. Tous sont, malgré eux, réunis par l’expérience du racisme dont ils sont victimes en Tunisie.
En miroir de l’appréhension sociale de la minorité musulmane en France et en Europe, la Tunisie considère ces étranger∙ères subsaharien∙nes sous l’amalgame des méfaits de sa minorité sous prétexte de sauvagerie ou d’une intrusion inassimilable. Ce ne sont plus « les Arabes et l’Islam » mais « les Noirs et les Africains » qui sont devenus l’ennemi public, témoignant d’un populo-nationalisme dont la polémique lancée par l’Algérien Kamel Daoud en 2016 a probablement constitué les prémices.
Dynamiques migratoires hétérogènes des Subsaharien∙nes en Tunisie et expérience identique d’un racisme normalisé.
Différents profils de subsaharien∙nes en Tunisie et différents parcours migratoires rendent cette présence d’étrangers en Tunisie impossible à catégoriser de manière unifiée. Voici un panorama des différents types de migrant∙es subsaharien∙nes qui vivent/passent par la Tunisie.
Jusqu’à la fin des années 1990, contrairement aux autres pays du Maghreb, en Tunisie, la question du franchissement des frontières terrestres des Subsaharien∙nes qui transitent pour traverser la Méditerranée ne se pose guère. Une nouvelle catégorie a fait son apparition depuis le début de la révolution libyenne de 2011, avec l’arrivée de réfugié∙es subsaharien∙nes ayant fui la Libye, regroupé∙es dans des camps de réfugié∙es à la frontière tuniso-libyenne. Une faible migration de passage vers l’Europe a quant à elle toujours existé, celle de « la migration irrégulière des aventuriers » qui concerne les demandeurs d’asile déboutés, les personnes arrivées dans l’espoir de trouver un emploi, les sportifs en quête d’un contrat ou les étudiants en fin d’études.
Au vu de ces phénomènes migratoires de faible ampleur, la question migratoire n’est pas posée comme telle dans le débat public, tant elle est négligeable.
Progressivement, au début des années 2000, se développe l’attrait pour les écoles privées tunisiennes de la part d’étudiant∙es originaires des pays d’Afrique de l’Ouest issu∙es de familles relativement aisées et en difficulté pour accéder aux formations européennes. Dans l’enseignement public, on comptait 437 étudiant∙es en 1989 et 758 étudiant∙es en 2006. Dans l’enseignement privé, le nombre d’étudiant∙es est passé de 714 en 2004 à 1 235 en 2007. Cet accroissement du nombre d’étudiant∙es dans les universités tunisiennes, notamment privées, a largement banalisé la présence de personnes d’origine subsaharienne à Tunis et dans les villes universitaires (Sousse, Monastir, Gabès, etc.). En 2004, les statistiques officielles faisaient état de 3017 résident∙es subsaharien∙nes en Tunisie, soit 8,6 % des étranger∙ères qui eux∙elles-mêmes ne représentent que 0,4 % de la population totale du pays.
A cette époque, la visibilité des étudiant∙es subsaharien∙nes dans les formations privées rompt avec l’image, très répandue dans le reste du Maghreb, de l’immigré∙e subsaharien∙ne perçu∙e comme une menace et un∙ ennemie public∙que. La question migratoire subsaharienne en Tunisie n’existe pas étant réduite à une niche du secteur étudiant.
Poursuite inattendue d’une migration africaine relativement élitiste, le siège de la Banque africaine de développement (BAD) est relocalisé à Tunis en 2003, dans l’urgence de la crise politique ivoirienne. Quelques milliers de fonctionnaires africain∙es, leurs familles et leurs personnels résident alors à Tunis entre 2003 et 2014. De toutes les nationalités africaines, avec une prédominance ivoirienne, cette « migration dorée », dont les signes de richesse détonnent dans le microcosme tunisois, tranche encore une fois avec l’image misérabiliste et tiers-mondiste de l’« Africain » .
De cet âge d’or d’une migration d’élites nait et se développe un écosystème de commerces africains à Tunis. Malgré la rigidité de la loi qui pousse certain∙es à travailler dans l’illégalité, à cette époque, de nouveaux commerces, fruit de coopérations financières tuniso-africaines, fleurissent un peu partout à Tunis : restaurants, salons de coiffure, night-clubs, sociétés de maintenance informatique. Ils sont tenus par des conjoints d’employés de la BAD, d’anciens étudiant∙es ou par des subsaharien∙nes dont l’épouse ou le mari est tunisien∙ne.
Malgré le départ du siège de la BAD en 2014 et de la majorité de son personnel, certains personnels ivoiriens comme les femmes de ménage, sont restées en Tunis. Elles drainent un réseau de connaissances issues de classes sociales plus précaires qui s’installent dans des quartiers populaires. La nouvelle crise politique en Côte d’Ivoire attire en Tunisie des jeunes qui aspirent à la réussite sociale.
L’ancrage d’Ivoirien∙nes en Tunisie va permettre à un vaste réseau de migrant∙es de transiter par Tunis: amis, membres de la famille, connaissances peuvent dès lors trouver un appui dans ce pays.
L’arrivée, à la fin des années 2000, de cette nouvelle catégorie de Subsaharien∙nes, pour la plupart à la recherche d’un emploi ou/et nourrissant l’espoir de rejoindre l’Europe, tend à introduire une image plus populaire, plus précaire des ressortissant∙es subsaharien∙nes présent∙es sur le territoire tunisien. Ils et elles résident dans des quartiers populaires ou de classe sociale moyenne comme La Soukra.
Les conditions de vie socioéconomiques et territoriales sont similaires entre ces Subsaharien∙nes et les Tunisien∙nes défavorisé∙es. Exemple emblématique d’un quartier où coexistent ces populations : Bhar Lazreg qui jouxte La Marsa, construit en habitat informel par des Tunisien∙nes précaires venu∙es des régions rurales du nord-ouest (Siliana, Jendouba, Le Kef). Cette condition commune peut mener les jeunes à être mus d’un destin commun : ambitionner de rejoindre l’Europe, par tous les moyens. Une migration d’installation et non plus de transit ou temporaire voit ainsi le jour. Les jeunes subsaharien∙nes, de plus en plus nombreux∙ses, séjournant dans l’attente d’un départ vers l’Europe, sont amené∙es, de fil en aiguille, à « s’installer ». Le temporaire devient permanent par la force des choses, et ce malgré la fébrilité de la société tunisienne à les accueillir et leur octroyer des droits (droit de travailler légalement, d’obtenir des papiers, d’avoir des soins), ce qui les amène à vivre avec la peur quotidienne d’être contrôlé∙es et emprisonné∙es.
Sur cette scène chétive de la mixité culturelle et de l’intégration des Subsaharien∙nes en Tunisie, le monde étudiant reste le plus propice à la rencontre et à l’échange entre Tunisien∙nes et Subsaharien∙nes. En fréquentant les mêmes lieux d’échanges (l’institut, l’école, l’université), les étudiant∙es subsaharien∙nes entretiennent des relations avec la société tunisienne, elles et ils nouent des contacts dans et en dehors des cours, fort∙es d’affinités académiques, professionnelles et générationnelles communes. En dehors de ce secteur, les subsaharien∙nes sont peu intégré∙es à la société et développent des espaces de loisir, d’associations, de vie en vase clos. Contrairement aux mariages entre Tunisien∙nes et Européen∙nes, le mariage mixte entre Tunisien∙nes et Subsaharien∙nes est extrêmement rare ; cette alliance sociale fondamentale qui est le témoin du degré d’intégration des étrangers dans un corps social.
Progressivement, des jeunes, des familles, des femmes et des enfants s’installent à Tunis, Sousse, Sfax, avec une forme d’ancrage qui rompt avec l’ambition impérative d’un départ pour l’Europe. Des nouvelles générations naissent sur le sol tunisien, sans jamais acquérir la nationalité tunisienne. Elles grandissent sur le sol tunisien et font émerger la question de la scolarisation des enfants. Il n’y a pas d’école ivoirienne ou d’autres nationalités d’Afrique subsaharienne. Dès lors, quatre possibilités s’offrent pour les enfants en âge d’être scolarisé∙es : intégrer l’école tunisienne avec l’aide d’ONG qui réalisent les démarches administratives, en affrontant le racisme et en acceptant d’acquérir la langue arabe dans un pays où les familles ne se projettent pas ; être scolarisé dans une école tunisienne privée, sous condition de pouvoir s’acquitter des frais, un contexte scolaire moins enclin au racisme car « les familles tunisiennes qui y figurent voyagent à l’étranger donc sont plus ouvertes » ; ne pas être scolarisé du tout ; être envoyé par les parents « au pays » pour intégrer l’école de leur pays d’origine. Ce dernier cas, très fréquent aux vues de notre recherche, témoigne d’un manque d’intégration et d’une absence de perspective dans la société.
Récemment, la coopération internationale en Tunisie investit dans l’optique de voir ces populations migrantes s’intégrer à la société tunisienne ; cela est probablement perçu comme étant le seul rempart à leur migration vers l’Europe. Divers programmes de développement, visant une meilleure inclusion des populations « migrantes », subsahariennes ont vu le jour. Pour les bailleurs de fond et les organisations non gouvernementales internationales, elles représentent en effet désormais une population vulnérable cible auprès de laquelle intervenir. A titre d’exemple : Le programme d’Appui l’Autonomisation et à l’Inclusion des Populations financé par l'Union européenne soutient l’association tunisienne Terre d’Asile Tunisie qui, en partenariat avec le Comité Européen pour la Formation et l’Agriculture (CEFA), accompagne en 2021-2022 15 associations pour la réalisation de leurs projets sur différentes thématiques autours de la migration tels que : art, protection, plaidoyer, éducation, cohésion sociale et inclusion socioéconomiques. Les associations sont basées dans le Grand Tunis, Sousse, Mahdia, Ben Guerdene, Sfax, Médenine et Gabes ; Autre exemple, à Sfax, Kufanya est un incubateur social pour migrant∙es entrepreneur∙es en Tunisie financé par le programme régional de développement et de protection pour l’Afrique du Nord (RDPP NA), sous l’égide de l’Union Européenne et mis en œuvre par l’Organisation Internationale des Migrations en Tunisie. A rebours des préoccupations de l’Etat, l'agenda des bailleurs de fonds, évolue selon son rythme et selon ses intérêts politiques propres.
Le passage douloureux d’une société d’émigration à une société d’immigration
Depuis l’indépendance, la question « migratoire » en Tunisie est cantonnée à la « diaspora tunisienne », ces Tunisien∙nes résident∙es à l’étranger qui représentent 10 % de la population.
Ils et elles étaient considéré∙es à l’Indépendance comme un moyen de résoudre les problèmes du marché du travail (alors nommés par l’État « travailleurs tunisiens à l’étranger », TTE). La double nationalité, hors pays frontaliers, est acceptée en 1975, « sans doute un moyen de reconnaitre que les Tunisiens d’Europe ne reviendraient pas »; l’État tunisien se focalise alors sur la protection de leurs droits à l’étranger (création de l’Office Tunisien des Etrangers en 1987) et le droit de vote aux élections présidentielles leur est octroyé en 1988. Dès le lendemain de la révolution de 2011, la société civile des Tunisien∙nes de l’étranger structurée en associations obtient une extension du droit de vote aux élections législatives et participent à l’élection de 18 députées de l’Assemblée nationale constituante.
Très récemment encore, l’Etat tunisien entendait uniquement par « migration » les Tunisien∙nes résident.es à l’étranger et non la migration subsaharienne ni même quelconque migrant.e sur son territoire. Pourtant, d’après l’INS, il y aurait 58.990 étranger∙ères en Tunisie (soit 0,5% de la population). Deux tiers de ces ressortissant∙es sont originaires de pays du Maghreb et d’autres pays d’Afrique. Un∙e immigré∙e sur cinq vient d’un pays européen.
Le statut de l’étranger∙ère est soumis à une loi désuète et laconique datant de 1968 qui présente l’accès et le séjour des étranger∙ères en Tunisie comme une question de sécurité nationale. Cette condition des « métèques de la république » se reflète sur les droits et libertés des étranger∙ères en Tunisie, droits très contrôlés en ce qui concerne la famille (mariage, garde des enfants), accès très difficile à la nationalité tunisienne, droit de séjour très contrôlé mais aussi droits sociaux, économiques et culturels très réduits, au niveau du droit à la santé, au travail et à la propriété. Ce droit discriminatoire met le droit tunisien face à ses limites par rapport au droit comparé, au droit régional et au droit international.
De surcroit, le droit des étranger∙ères se retrouve confronté à l’irrégularité des pratiques du quotidien. La Tunisie est enraillée par un système de l’informel, dont souffrent les Tunisien∙nes eux-mêmes : corruption, pots de vin, ktef (« réseau, capital social, connaissances haut placées ») soudoiement pour obtenir un service sont des pratiques courantes qui poussent à vivre et travailler dans l’informel, de manière non déclaré et donc non couvert/assuré. En effet, les lois, les procédures, la lourdeur administrative et la retenue à la source importante poussent employeur∙ses et employé∙es à travailler hors du cadre déclaré et légal. En Tunisie, le secteur informel représente 44,8% des emplois (INS 2020). Si un∙e Tunisien∙ne sur deux travaille de manière non déclarée, comment un∙e étranger∙ère, déjà discriminé légalement, peut-il défier ces statistiques ? Il est pourtant demandé à des étranger∙ères mis en situation de vulnérabilité de se soumettre à des lois qu’une partie de la société contourne. Par exemple, la régularisation des étranger∙ères via leur est très difficile au vue des conditions d’obtention de la carte de séjour... Elles requièrent de réunir un nombre colossal de documents qu’il est parfois tout bonnement impossible d’obtenir pour le ou la demandeur∙se. A titre d’exemple, pour obtenir une carte de séjour, il est nécessaire de fournir un contrat de bail de location de logement visé de la recette des finances alors que les propriétaires ne déclarent pas tous leur logement aux impôts à cause des frais engendrés ; dans le meilleur des cas, le ou la propriétaire établit un contrat de bail de 6 mois, ce qui est insuffisant pour pouvoir déposer une dossier de régularisation. Pour obtenir une carte de séjour en tant que travailleur∙se, il est aussi nécessaire de fournir un contrat de travail visé du ministère de l’Emploi qui agit lui-même selon des procédures opaques, au cas par cas et selon le bon vouloir de certain∙es fonctionnaires. De plus, les rares commissariats habilités à traiter des cartes de séjour sont dépassés par le nombre de demandes et restent peu opérationnels (service non informatisé). Enfin, les conditions de traitement de ces étranger∙ères du Sud par les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ne sont nullement contrôlées. L’ensemble de ces conditions place l’étranger∙ère dans une inextricable situation de précarité et d’illégalité.
Ils et elles travaillent dans des secteurs où domine le travail informel (bâtiment, agriculture, commerce, services à la personne, etc.). Sans contrat de travail nécessaire à l’obtention d’une carte de séjour, ces travailleur∙es demeurent dans l’informalité. La clandestinité de l’employeur∙se et celle de l’employé∙e entrent en synergie pour créer une marginalité à dimensions multiples. L’« informel de l’informel » qui caractérise la relation de ces Subsaharien∙nes au monde du travail les rend doublement vulnérables et à la merci de leurs employeur∙ses. Ils et elles sont exploité∙es, sous-payé∙es ou volé∙es, sans moyen de faire valoir des droits qu’ils ne possèdent pas.
Les changements pour améliorer les droits des étranger∙ères opérés après la révolution de 2011 sont restés lettre morte. L’article 26 de la Constitution de 2014 qui consacre le droit d’asile politique est un droit aujourd’hui non effectif. Pour offrir des possibilités réelles d’intégration aux réfugié∙es, cela nécessiterait, a minima, un projet de loi et une totale refonte des lois sur les statuts des migrants, notamment en ce qui concerne le droit du travail. Cette absence de cadre légal délègue la gestion des réfugié∙es et demandeur∙ses d’asile au Haut-Commissariat des Réfugiés, alors que cette structure onusienne gère principalement le fait de placer les réfugié∙es dans un pays tiers et non le fait de les intégrer dans la société tunisienne. De plus, l’UNHCR est vivement critiqué pour sa gestion des réfugié∙es et la propagation de discours anti-migrant∙es. Ces réfugié∙es « coincés entre un système d’asile opaque et sous-traitance européenne » restent souvent sans perspectives d’avenir qu’il s’agisse d’intégration en Tunisie ou de réinstallation dans un pays tiers ou éventuellement le retour au pays. Le 11 avril 2023, le démontage par la police du camp de réfugiés devant l’UNHCR à coup de matraques et de gaz lacrymogène s’est effectué sur demande de l’organisation.
Autre exemple symptomatique d’un droit peu applicable, la loi de 2018 qui interdit la discrimination fondée sur la race, la couleur, l'ascendance ou l'origine nationale ou ethnique, et double la pénalité « si la victime est en état de vulnérabilité à cause du statut d’immigrant ou réfugié », est elle-même peu utile aux Subsaharien∙nes. Régulièrement agressé∙es, elles et ils ne peuvent pas porter plainte car elles et ils ne possèdent pas de papiers en règle pour se présenter à la police ; d’ailleurs, elles et ils sont eux∙elles-mêmes régulièrement racketté∙es par la police.
Ainsi, la société tunisienne, historiquement d’« émigration », ne possède pas les ressorts et mécanismes de protection et d’application du droit pour les étranger∙ères. L’Etat n’a jamais donné les moyens juridiques permettant d’inclure/intégrer des étranger∙ères, d’autant plus s’il s’agit de ressortissant∙es en situation de vulnérabilité et originaires de pays du Sud. L’Etat se cantonne à gérer son émigration intrinsèque, les « Tunisiens résidents à l’étranger », et refuse de s’interroger sur sa propre capacité à accueillir et donner des droits aux étranger∙ères présent∙es sur son territoire. Les structures, les infrastructures et les fonctionnaires ne sont pas aux normes pour cela. Exemple révélateur, les salles de commissariats dédiées à la régulation des cartes de séjour, exiguës et toujours remplies à craquer de demandeur∙deuses. Ces dernier∙ères sont soumi∙ses à des procédures ubuesques, manuscrites, des attentes qui se comptent en mois, voire en années, pour l’obtention d’une régularisation ; cette régularisation majoritairement voulue et recherchée par les subsaharien∙nes.
Un cosmopolitisme avorté ?
Dans ce contexte d’absence de protection juridique pour les étranger∙ères et de populations subsahariennes précaires et peu intégrées, une nouvelle ère politique populiste, nationaliste et antidémocratique va dégoupiller une bombe aux déflagrations inédites. Cette ère est entérinée par le coup d’Etat de juillet 2021 du président qui s’octroie les pleins pouvoirs et met à mal les instances politiques démocratiques de la Tunisie post-2011 (parlement, constitution, justice, collectivités locales etc.).
Le pouvoir espère renflouer sa popularité avec un bouc émissaire responsable des maux du pays et de l’« effritement de l’identité nationale », et ainsi se dédouaner de la responsabilité des problèmes du pays pour lesquelles il prouve chaque jour qu’il n’a aucune solution à apporter. Il réactive très régulièrement ces instincts nationalistes avec des discours chocs contre « les corrompus, les traitres, les ennemis de la Nation qui pillent le peuple », sans jamais nommer les responsabilités réelles. Dans ce « populisme où le peuple est le grand absent », Saied s’enferme ainsi dans un « tête-à-tête avec ses « ennemi∙es » : le peuple n’est rien de plus que le spectateur d’une guerre entre celui qui s’est auto-proclamé « champion du peuple » et les « ennemi∙es du peuple ».
Ce bulldozer populo-nationaliste va prendre la minorité subsaharienne déjà marginalisée et vulnérable comme cible, fort d’un terreau nationaliste ambiant et d’un racisme latent ancien. Le pouvoir tunisien capitalise sur cet ennemi qui dédouane l’Etat de ses responsabilités dans la crise socioéconomique actuelle visant à fédérer, encore une fois, le « peuple ».
Lors d’une allocution présidentielle le 21 février 2023, le Président de la République en personne incrimine et menace les « hordes des migrants clandestins » coupables de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », de gens « qui font de la traite d’êtres humains ». Il accuse une « entreprise criminelle pour changer la composition démographique de la Tunisie afin de la transformer en un pays africain seulement et estomper son caractère « arabo-musulman » et exige « une application stricte de la loi sur le statut des étrangers en Tunisie et sur le franchissement illégal des frontières ». Le terme « migrant » devient alors synonyme de « clandestin », de « menace », de « violence », de « traite », d’« illégalité » et d’anti « arabo-musulman ».
Le soir même de cette déclaration entérinant le racisme d’Etat, des rafles de police traquent les subsaharien∙nes « sans papier », les embarquent et les emprisonnent. Une vague de racisme, d’agressions et d’invectives xénophobes dans l’espace public fait fuir les Subsaharien∙nes de l’espace public... Dans certains quartiers (Ariana ville, Soukra), leur disparition est totale. On observe un confinement racial de la part de cette population effrayée de cheminer dans les rues. Les subsaharien∙nes qui n’ont plus de logement se réfugient devant l’ambassade de leur pays , comme des Ivoirien∙nes qui considèrent qu’elle est devenue le seul refuge dans ce pays devenu pour eux une menace.
Parmi la population qui soutient les propos présidentiels, deux types de réactions à l’encontre des migrant∙es apparaissent : la petite délinquance tunisienne qui profite de la situation pour agresser, piller et voler des Subsaharien∙nes, essentiellement dans les quartiers populaires ; les Tunisien∙nes qui pensent que les « Africains » doivent rentrer chez eux parce que la crise économique oblige à prioriser les Tunisiens.
De leur côté, des Tunisien∙nes employeurs∙euses ou bailleurs de Subsaharien∙nes rejettent immédiatement et rompent le contact avec les subsaharien∙nes par peur de la sanction et de la police. L’Etat criminalise employeur∙euses et propriétaires des immigré∙es subsaharien∙nes. Ils et elles sont jeté∙es dehors et mis∙es au chômage sans préavis, il devient dès lors impossible pour cette minorité subsaharienne de vivre, voire de survivre en Tunisie sans travail et sans logement. Par ce tour de vis sécuritaire, le pouvoir a rompu toute possibilité d’intégration dans la société tunisienne. Cependant, dans les jours et semaines qui suivent, les employeur∙euses dans les secteurs des services, du bâtiment ou de la restauration sont confronté∙es au manque de cette main d’œuvre. Certain∙es sont poussé∙es à entreprendre les démarches pour légaliser des contrats de travail avec leur staff subsaharien. Mais les limites de l’administration et du droit des étrangers s’érigent de nouveau : « Ma patronne compte faire un contrat de travail la police n’a pas accepté. On est allé au ministère de l’Emploi car c’est impossible de travailler sans le séjour, en vain ».
Des Tunisien∙nes restent en effet solidaires des subsaharien∙nes. Si certain∙es ont dénoncé les propos présidentiels dans une manifestation « anti-raciste » le 25 février, la solidarité a surtout pris la forme d’appel aux dons et des réseaux d’entre-aide se sont formés, fournissant des aides directs aux migrant∙es les plus précaires (transports, soins, besoins élémentaires). Par crainte de représailles de la police, ces réseaux de solidarité agissent en sous-terrain et s’organisent via des applications qui offrent une confidentialité des messages.
Les conséquences à court-terme de cette vague de racisme vont à l’encontre du résultat attendu par le discours sécuritaire du président : des Subsaharien∙nes en règle, ou qui avaient tenté de l’être (dont les étudiant∙es de classe sociale aisée) quittent la Tunisie en rejoignant les vols de rapatriement pour leur pays, terrorisé∙es et dégoûté∙es, alors que les ressortissant∙es « irrégulier∙ères », première cible des menaces présidentielles, restent, majoritairement, sur le territoire tunisien. Ils et elles sont en Tunisie en transit pour l’Europe et ne reculeront pas. Ils et elles sont conscient∙es de n’avoir aucune chance d’être régularisé∙es, de travailler, de vivre en droits et en dignité dans ce pays. Depuis les déclarations du président, les départs clandestins pour l’Europe au départ des côtes tunisiennes sont décuplés : le 30 mars 2023, 635 migrant∙es subsaharien∙nes sont sauvés en mer.
Ce scénario historiquement inédit est moins significatif d’une haine ancrée pour les étrangers originaires d’Afrique Subsaharienne que d’une parole nationaliste et raciste à la tête de l’Etat qui a criminalisé les subsaharien∙nes et dès lors rompu la faible possibilité d’intégration dans la société tunisienne qu’ils avaient jusque-là. L’État n’a pas seulement échoué à protéger une minorité marginalisée, il l’a jetée en pâture.
Les ressortissant∙es des pays subsahariens en Tunisie se sont cloitrés, dans la peur des agressions racistes et ont fui du jour au lendemain le pays dans lequel ils vivaient. Cela est une forme de terrorisme, au sens propre du terme d’« emploi de la terreur à des fins idéologiques, politiques ou religieuses ».
Les différents profils migratoires évoqués (étudiant, de travail, de transit) ont des origines socioéconomiques très différentes : les étudiant∙es congolais∙es viennent de classe sociale supérieure tandis que les migrant∙es de transit vers l’Europe fuient la pauvreté. Des phénomènes de distinction, de différenciation voire de rejet peuvent émerger (« Je suis en règle, moi ») comme dans toute minorité qui souffre de l’amalgame. On retrouve ces différenciations dans l’immigration en France entre enfants de la bourgeoisie maghrébine venus étudier en France et Maghrébins irréguliers.
Il est difficile d’évaluer les répercussions de cette situation sans précédent sur le long terme, qui dépassent largement les frontières de la Tunisie et atteint notamment les Tunisien∙nes résidents en Afrique subsaharienne, le commerce international, les migrant∙es tunisien∙nes et africain∙es en Europe.
Noir∙es subsaharien∙nes et noir∙es tunisien∙nes : connivence et dissonance autour d’une condition noire
La question du racisme envers les populations noires est largement antérieure à la présence des migrant∙es subsaharien∙nes. Elle concerne un groupe intégré à la nation mais victime de préjugés racistes : les Tunisien∙nes noir∙es. Elle est longtemps restée un véritable tabou en Tunisie, tant elle renvoie à l’histoire esclavagiste intra-africaine et à des stratifications raciales que nie la société.
Un ensemble d’appellations spécifiques et péjoratives distinguent ce « groupe ». Les termes en vigueur sont chaouachine (littéralement les réglisses), oussif (qui réfère directement à l’état de servitude et par extension aux Noir∙es), des nominations nouvelles comme asmar (couleur brune) et des appellations urbaines tel que kahlouch (dérivé de noir).
La discrimination de couleur de peau noire en Tunisie renvoie à un mépris de classe. Elle réfère à un statut socio-économique bas. Parallèlement, cette différenciation de couleur de peau découle d’une distinction régionale, celle d’une survalorisation des côtes du pays (plus industrialisées et développées) par rapport aux régions plus marginalisées du centre et du Sud : « Venir du Sud » apparait alors comme une origine péjorative. Ce mélange entre régionalisme fort, mépris de classe et image péjorative des populations noires aboutit à un racisme latent et ancien envers les populations noires tunisiennes. Elles se situent dans cet interstice paradoxal d’être à la fois partie intégrante du corps national et reléguées à une forme d’altérité et de marginalité. L'histoire de cette communauté marginalisée vient ébrécher le récit national d'une nation homogène, laissant entrevoir le caractère profondément stratifié de la société.
Pour combattre cette discrimination raciale, à partir de 2011 et l’expression possible des revendications politiques et sociales, une mobilisation anti-raciste tunisienne fait jour autour du référent « de couleur » noire en appelant à la dignité et la reconnaissance. Cette mobilisation s’avère inédite dans le contexte maghrébin au sein duquel les identifications, qu’elles soient d’ordre religieuse, linguistique ou lignagère, ont jusque-là tue la dimension raciale. Des associations, des déclarations et des manifestations mèneront à faire entendre les voix des tunisien∙nes noir∙es. Cette cause post-2011 contribuera à l’adoption de la loi contre les discriminations raciales en 2018. En cela, le tournant politique de janvier 2011 a permis de reformuler totalement les rapports de force à l’intérieur même de la société tunisienne, dont a profité la minorité noire.
Cette minorité hétérogène se retrouve malgré elle prise dans la crise subsaharienne de février 2023. Certain∙es Tunisien∙nes noir∙es sont en effet arrêté∙es, invectivé∙es et amalgamé∙es à des migrant∙es. Ils et elles se retrouvent des victimes tunisiennes collatérales du tournant sécuritaire de l’Etat. Si certain∙es s’affichent solidaires, notamment dans le sillon des réseaux associatifs anti-racistes, d’autres tunisien∙nes noir∙es se désolidarisent des personnes d’origine subsaharienne par peur ou par refus d’être perçu∙es comme détaché∙es du corps national. Ces citoyen∙nes en quête perpétuelle de légitimité en tant que « Tunisien∙ne » ont dû pour beaucoup lutter pour être considéré∙es comme une partie intégrante de la communauté nationale. Le fait de se voir accolés à des migrant∙es subsaharien∙nes par ricochet de la couleur de peau peut faire l’effet d’un coup porté à leur volonté d’être reconnu∙es comme des citoyen∙nes à part entière, et ceci dans leur propre pays. Entre solidarité à la cause noire et allégeance à la nation, l’interpellation de cette minorité dans cette crise dévoile l’antériorité du problème du racisme en Tunisie.
Conclusion
La lame de fond de la migration subsaharienne irrégulière de transit ou d’installation est présente dans tout le Maghreb. Le Maroc et l’Algérie font face depuis des décennies à l’épineuse question de l’intégration et de la gestion de ces populations dans leur société. C’est pourtant depuis la Tunisie, acteur secondaire et récent dans cette dynamique migratoire, que le couperet est tombé de manière la plus tranchante, avortant un cosmopolitisme naissant.
En effet, le devenir du Maghreb, et en l’occurrence de la Tunisie, comme terre d’immigration en provenance du Sud du Sahara est lié à la présence concrète d’une immigration subsaharienne qui avait longtemps été cantonnée à la figure du cadre international et de l’étudiant∙e en école privée. Ces présences africaines au statut social relativement élevé qui avaient bouleversé la représentation tunisienne de l’«Africain » jusque-là accolée à la misère et au sous-développement, ont muté vers des migrations de transit et d’installation familiale.
Dans le processus récent du changement de nature du régime politique tunisien d’un Etat de droit à l’effritement de ses institutions démocratiques dont Kais Saied est l’incarnation, l’Etat populiste est prêt à attaquer ses minorités pour gagner l’opinion publique. L’épisode subsaharien de février 2023 témoigne de ce changement de régime : « Dis-moi comment tu traites tes minorités, tes immigrés et tes réfugiés, je te dirai quel est l’état de ta démocratie ! ».
Au niveau international, et jusque dans les diplomaties africaines, cette crise a fait l’effet d’un déclic. Elle fait office de marchepied pour rendre visible à l’international les atteintes à l’Etat de droit qu’opère le pouvoir tunisien. Il a fallu cette crise inédite dite du « racisme » pour que l’opinion internationale (ré)ouvre le dossier tunisien et reconnaisse que la démocratie s’y porte mal. La cause est audible pour l’Occident car elle touche à des « universaux » : le racisme, les « Noirs », en dépit de son propre traitement des migrant∙es. Des signes palpables de crise de l’Etat de droit déjà très prononcé auraient pu alerter, comme la question des prisonniers politiques. Mais une majorité d’entre eux étant d’obédience islamiste, ils et elles n’ont pas été suffisamment légitimes pour être reconnus comme des victimes par l’opinion internationale. C’est par le truchement d’une minorité de ressortissants étranger∙ères qu’est devenue audible à l’international la crise tunisienne de l’Etat de droit, 12 ans après la révolution. L’essor du racisme et le coup de poignard présidentiel au cosmopolitisme n’en sont pourtant qu’une infime expression.
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.