Partager cette publication
Le concept de "société civile" (mujtamaâ madanî) a émergé en Tunisie lors du boom associatif des années 1980, période marquée par le passage d'un monopole politique du parti au pouvoir à un paysage partisan plus pluraliste. Cette genèse dans le dynamisme politique des années 1980 a positionné la "société civile" comme symbole des idéaux participatifs et de la citoyenneté. Au fil du temps, le terme est devenu en Tunisie largement synonyme du secteur associatif, occultant les autres formes de sociabilité autonome et d'action collective, telles que les syndicats, les organisations professionnelles, les clubs et les organisations de loisirs. Loin d'être un concept neutre, la "société civile" a acquis une charge politique, souvent liée aux efforts de démocratisation.
L'histoire de la société civile en Tunisie avant 2011 a été caractérisée par une dualité persistante, de nombreuses associations naviguant entre la cooptation autoritaire et l'affirmation de la citoyenneté. Créées ou cooptées par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali, de nombreuses associations ont servi d'outils de contrôle de la société. Qu'elles soient initiées au sommet par les autorités en place ou encouragées et dirigées par l'État, de nombreuses organisations sont devenues des instruments de patronage et ont joué un rôle crucial dans le renforcement et la perpétuation des régimes autoritaires de 1956 à 2011. À l'opposé, des associations opérant dans des domaines jugés "politiquement sensibles" ont défendu les libertés publiques et individuelles. Ces groupes défendent des causes allant des droits de l'homme et des droits des femmes aux droits des diplômés chômeurs, des prisonniers politiques, des enfants, des migrants et des journalistes. Ils se sont opposés à la torture et à la violence à l'égard des femmes, reflétant une aspiration profonde des individus et des groupes sociaux à élargir les domaines de la liberté. Dans leur confrontation avec le régime, ils ont affirmé leur détermination à passer du statut de sujets (ra'ya) à celui de citoyens.
Ces groupes indépendants ont joué un rôle clé dans la révolution de décembre 2010 - janvier 2011 et la transition qui a suivi. La période post-2011 a été marquée par un bouleversement majeur du cadre législatif qui a facilité la création de nombreuses associations actives dans différents domaines et à travers différentes géographies. Etant donné le rôle actif de la société civile tunisienne dans la transition post-2011, il est crucial d'examiner les facteurs sous-jacents qui ont facilité cet engagement actif. Le soutien financier et technique substantiel fourni par les donateurs institutionnels et privés a joué un rôle important. Néanmoins, cet afflux de soutien a également conduit à l'émergence d'un paysage associatif fortement dépendant des financements étrangers et façonné par des approches basées sur des projets qui, d'une manière ou d'une autre, s'alignent sur les agendas des bailleurs de fonds. Cette approche, associée à un modèle de financement par cycle de projet, a laissé peu de place aux associations pour développer leurs propres programmes et stratégies à long terme, affaiblissant ainsi leurs liens avec la communauté. En outre, elle a creusé le fossé existant entre les associations de la société civile bien établies et ayant des liens solides dans la capitale, Tunis, et les organisations plus petites, principalement axées sur les services, dans les régions périphériques et rurales
Depuis plus d'un demi-siècle, la trajectoire de la société civile en Tunisie a été façonnée par la professionnalisation, qui constitue le principal facteur de division entre les périodes pré et post-2011, entre les générations d'activistes et, dans une certaine mesure, entre Tunis et le reste du pays. Si la professionnalisation a donné du pouvoir aux acteurs civiques après 2011, elle a aussi paradoxalement contribué à leur vulnérabilité, car ils se sont retrouvés de plus en plus ciblés et délégitimés par le discours populiste, qui les dépeint comme des " élites financées par l'étranger " qui constituent une menace pour la souveraineté nationale. Toutefois, cette fragilité n'est pas uniquement le fruit du populisme. Elle découle également des multiples clivages internes qui traversent la société civile et d'une conception de la démocratie qui n'a finalement pas réussi à se consolider.
Ce document vise à donner un aperçu du paysage de la société civile tunisienne, en soulignant ses forces et ses faiblesses. Il soulignera ses réalisations notables, telles que la participation active au cours de la dernière décennie à la rédaction de la constitution de 2014, de la loi sur la justice transitionnelle et de la législation antiraciste. Cependant, il examine également les opportunités manquées et les obstacles qui ont contribué à la situation actuelle, y compris la résurgence de l'autoritarisme et les mesures répressives imposées par le président Kais Saied aux voix dissidentes, y compris les organisations de la société civile (OSC).
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.