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La liberté d’expression a été l’un des principaux – et rares – acquis de la révolution de 2011. Après des décennies de censure et de corsetage de l’expression publique, le départ de Ben Ali a permis un niveau inédit de liberté. Durant la décennie postrévolutionnaire, une partie du débat public s’est déroulée dans les médias audiovisuels, et ce, grâce à un cadre légal très libéral. La presse et le secteur médiatique sont devenus un véritable contrepouvoir. Or, depuis le 25 juillet 2021, un net reflux est observé. Depuis qu’il s’est arrogé les pleins pouvoirs, le président Kaïs Saïed s’est attaqué à tous les contrepouvoirs, mobilisant pour ce faire un nouveau cadre légal et des pratiques policières. Un mouvement qui s’est accéléré à l’approche de l’élection présidentielle du 6 octobre 2024 mais des poches de résistance existent.
Contexte
Sous le règne du président Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011), à l’exception d’une petite phase initiale de relative ouverture, la liberté des médias était quasi-inexistante. En témoigne l’indice RSF pour la liberté d’expression. À la création de ce baromètre en 2002, la Tunisie pointait à la 128e place avant de dégringoler continuellement pour atteindre le 164e rang sur un total de 178 en 2010, année qui a précédé la chute de Ben Ali. Parmi les griefs portés contre le régime, figure le haut niveau de censure du web. Une pratique qui a valu au président tunisien de figurer parmi les « ennemis d’internet ».
La situation change radicalement après la révolution. Les autorités de transition entreprennent une série de réformes libérales, sous la houlette de professionnels qui ont résisté à la chape de plomb des années Ben Ali. La question de la liberté d’expression a été dévolue à l’Instance indépendante chargée de réformer l'information et la communication (INRIC). Cette commission formule des propositions censées revenir sur les textes répressifs votés sous la dictature et conformer la législation aux standards internationaux. Le gouvernement de Béji Caïd Essebsi promulgue alors les très libéraux décrets-lois 115 et 116 régissant respectivement la presse et l’audiovisuel. S’agissant des délits de presse, les peines de prison sont limitées aux seuls cas d’incitation à la haine, à la commission d’un crime ainsi qu’à la pédopornographie. La diffamation est punie d’une amende. Il est à noter que ce cadre législatif est général et ne se limite pas aux seuls professionnels de l’information. Il couvre les publications dans leurs sens le plus large, incluant ainsi les réseaux sociaux en plein essor à cette période. Pour en finir avec le corsetage des médias audiovisuels, le décret-loi 116 instaure une Haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle (HAICA). Cette commission indépendante du pouvoir exécutif est composée de représentants nommés à parité par le président de la République et les instances professionnelles. La HAICA assure la régulation du secteur audiovisuel, attribue les fréquences des stations de radio et de télévision et sanctionne les dépassements.
Décennie postrévolutionnaire : entre liberté et instrumentalisation
Toutefois, cette ouverture législative s’est heurtée au réel. D’abord, des magistrats ont continué à avoir recours à d’autres dispositions plus liberticides consignées dans le code pénal (par exemple l’outrage à agent public ou l’offense contre le chef de l’Etat), le code des communications ou encore celui de la justice militaire. Ensuite, la troïka , a mis près d’un an et demi avant d’appliquer cette législation promulguée après les élections d’octobre 2011 et avant l’installation du nouvel exécutif. Deux composantes de l’alliance gouvernementale, Ennahda et le CPR, se sont lancées dans des tentatives de mise au pas des médias jugés hostiles. Sous couvert de « purification » des organes gangrénés par la corruption et l’ancien régime, le pouvoir organise – directement ou via des milices qui lui sont proches – des opérations d’intimidation. Enfin, après avoir réclamé à cor et à cri la mise en place d’une autorité de régulation, certains patrons de médias sont partis en croisade contre la HAICA à chaque fois où elle a tenté d’instaurer des règles ou à faire respecter la législation en place. Le personnage le plus emblématique de cette fronde est Nabil Karoui, le patron de la chaîne privée Nessma. Cet homme d’affaires, qui a pu s’adapter à tous les régimes, voit d’un mauvais œil qu’une instance vienne s’ingérer dans ses affaires. Il engage un premier bras de fer quand la HAICA conditionne le maintien des licences des chaînes privées au respect du nouveau cahier des charges qu’elle vient de publier afin de se mettre en adéquation avec le nouveau cadre législatif. Des plateaux télévisés à sens unique sont organisés par la chaîne afin de dénoncer la « censure » de la HAICA. Le bras de fer se poursuit durant la campagne électorale de 2014. Il faudra une médiation de la centrale syndicale UGTT pour que Karoui accepte de se soumettre au nouveau cahier des charges. La chaîne islamiste Zitouna TV opposera la même résistance.
Les décrets-lois issus de la première phase de transition démocratique avaient vocation à être remplacés par des lois pérennes, votées par un Parlement souverain. La Loi fondamentale de 2014 prévoit la création d’une Instance de communication audiovisuelle (ICA) censée prendre le relai de la HAICA. Pour éviter toute vacance, cette dernière est protégée par les dispositions transitoires. Alors que le quinquennat 2014-2019 avait pour première mission la mise en place des institutions permanentes issues de la nouvelle Constitution, les parlementaires ont échoué à installer l’ICA, tandis que la HAICA peine de plus en plus à faire exécuter ses décisions, notamment la fermeture des chaines Nessma, Zitouna TV et de la radio du Saint Coran, toutes en infraction avec la législation en cours.
C’est dans ce contexte qu’interviennent les élections présidentielles et parlementaires de 2019. La campagne ayant accompagné ces scrutins est marquée par une polarisation de nombreux grands médias privés, pourtant astreints par la loi à observer une stricte neutralité et égalité entre les candidats. Le cas le plus extrême de cette pratique a été celui de la chaîne Nessma, qui a servi de tremplin pour la carrière de son patron, Nabil Karoui, qualifié au second tour face à Kaïs Saïed.
Quelques mois après l’installation du gouvernement Fakhfakh , au sortir du premier confinement de 2020, les groupes parlementaires d’Ennahda, d’Al Karama (islamo-populistes) et de Qalb Tounes (parti de Nabil Karoui) présentent une proposition de loi qui vise à réformer le décret-loi 116. Le texte prévoit le remplacement des membres de la HAICA par de nouvelles personnalités proposées par des magistrats et des professionnels du secteur mais élues à la majorité absolue des députés, et non plus à celle des deux-tiers. Ce changement dans le mode de désignation aurait fragilisé la nouvelle équipe en la soumettant à la coalition gouvernementale. En outre, Al Karama propose de supprimer purement et simplement toute autorisation préalable à la création d’un média audiovisuel. Il s’agit d’aligner le mode de création d’une radio ou d’une télévision sur celui de la presse écrite. Une simple déclaration serait suffisante pour quiconque voudrait lancer un projet audiovisuel. Les contraintes imposées par le décret-loi 116, censées assurer la pluralité et la non-concentration des médias seraient abolies. Le bureau de l’Assemblée, dominé par le trio Ennahda, Qalb Tounes et la coalition Al Karama décide, en pleine crise du COVID, de transmettre le texte à la commission des droits et libertés selon la procédure accélérée et ce en dépit du conflit d’intérêt évident. Face à la vive réaction du secteur des médias et des journalistes, le projet est retiré. Elyes Fakhfakh s’engage à accélérer la mise en place de la ICA mais son gouvernement est contraint à la démission. Son successeur, Hichem Mechichi, soutenu par le trio Ennahda-Qalb Tounes et Al Karama, retire le projet de loi instaurant la ICA de l’agenda de l’Assemblée.
Coup d’Etat et mise au pas des médias
C’est dans ce chaos institutionnel qu’intervient le coup d’Etat du 25 juillet 2021. En décrétant l’état d’exception, le président de la République augmente sensiblement ses prérogatives et s’attaque de manière méthodique à tous les corps intermédiaires, médias compris.
Dès le 26 juillet 2021, la police fait fermer le bureau tunisien d’Al Jazeera sans présenter la moindre ordonnance judiciaire. Cet évènement n’est quasiment pas dénoncé par les élites, y compris journalistiques. Il faut dire qu’il intervient au lendemain d’un coup d’Etat très populaire et qu’Al Jazeera est réputée proche d’Ennahda, principal perdant de la séquence.
Durant la première année qui suit le coup d’Etat, les médias continuent à disposer d’une marge de liberté relativement importante. Le pouvoir saïedien rappelle qu’il ne compte pas revenir sur les acquis libéraux de la révolution. Le décret 117 du 22 septembre 2021 précise que les dispositions exceptionnelles ne peuvent toucher les droits et les libertés. Cela n’empêche pas quelques arrestations de journalistes ou de chroniqueurs proches d’Ennahda, à l’instar de Ameur Ayed. Ce présentateur de la chaîne Zitouna TV est arrêté pour avoir récité un poème jugé offensant d’Ahmed Matar durant son talk-show quotidien. Il sera condamné à deux mois de prison par un tribunal militaire. En 2022, la Tunisie recule de 19 places dans le classement de RSF. Malgré ces quelques dérapages, la situation reste stable et la plupart des médias continuent à faire entendre des paroles dissidentes. Durant cette phase, Saïed s’en prend aux contrepouvoirs institutionnels (Parlement, justice…).
Les choses commencent à changer après le 25 juillet 2022. La nouvelle Constitution, adoptée par référendum, reprend les droits et libertés inclus dans celle de 2014. En revanche, la nouvelle Loi fondamentale ne prévoit aucune instance pour la régulation des médias audiovisuels. Par conséquent, la HAICA perd l’immunité constitutionnelle dont elle disposait.
Kaïs Saïed profite de la phase de transition pour édicter un cadre juridique particulièrement liberticide. Ainsi, le 16 septembre 2022, les Tunisiens découvrent au journal officiel le décret-loi 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d'information et de communication. Censé conformer la législation tunisienne avec les standards internationaux en matière de sécurité des systèmes d’information, le texte deviendra un moyen de répression de la liberté d’expression. Cette charge répressive se retrouve essentiellement dans l’article 24 du décret-loi. Intitulé « des rumeurs et fausses nouvelles », il dispose « Est puni de cinq ans d'emprisonnement et d'une amende de 50 000 dinars (15 650 euros) quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d'autrui ou porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population. Est passible des mêmes peines encourues […] toute personne qui procède à l’utilisation de systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d'inciter à des agressions contre eux ou d'inciter au discours de haine.
Les peines prévues sont portées au double si la personne visée est un agent public ou assimilé. ».
En un article, le décret-loi 54 revient sur des avancées majeures obtenues grâce à la révolution de 2011. Désormais, les délits de presse redeviennent passibles de peines privatives de liberté. De plus, la formulation et les peines prévues s’inscrivent dans la logique complotiste de Kaïs Saïed. En effet, ce n’est pas tant la « fausse information » qui est incriminée que la volonté de « porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population ». En outre, Kaïs Saïed estime que « la liberté d’expression ne vaut que si elle est précédée d’une liberté de réflexion » . Ici, la liberté de réflexion ne renvoie pas à la liberté de pensée. Elle postule plutôt que la critique du régime est nécessairement le fruit d’une campagne médiatique visant le président et cherchant à entraver son projet. Dès lors, on sort de la dialectique majorité/opposition pour celle patriotes/traîtres.
Les autorités ne tardent pas à se saisir de cet outil pour cibler les voix critiques. La première affaire rendue publique concerne le journaliste Nizar Bahloul. Le 15 novembre 2022, le directeur du site d’information Business News est convoqué par la police criminelle à la suite d’une plainte déposée par la ministre de la Justice, Leïla Jaffel, en vertu du décret-loi 54. Les policiers l’interrogent au sujet d’un éditorial intitulé « Najla Bouden, la gentille woman » critiquant le bilan de la cheffe du gouvernement en se basant sur des éléments factuels. Dans une déclaration à la radio Mosaïque FM, Bahloul précise que la plainte ne portait pas sur des passages en particulier mais sur l’intégralité de l’article.
Dans les mois qui suivent, le gouvernement va recourir au décret 54 pour cibler les voix dissidentes ou critiques. C’est ainsi que nombre d’opposants d’horizons différents (Ghazi Chaouachi, Abir Moussi, Chaïma Aïssa) seront traînés devant les tribunaux pour « fausses informations », généralement pour des propos tenus dans des médias audiovisuels. A titre d’exemple, l’ancien conseiller ministériel devenu opposant, Jaouhar Ben M’Barek, a été condamné à six mois de prison ferme à la suite d’une plainte de l’ISIE qui lui reproche le dénigrement des élections législatives de 2022, peine réduite à cinq mois en appel.
La tension monte d’un cran quand le pouvoir vise Mosaïque FM, la radio la plus écoutée du pays. En novembre 2022, en marge du Sommet de la Francophonie, Kaïs Saïed exprime sa colère au micro d’un journaliste de la station privée : « Tous les jours, sur Mosaïque, ils parlent comme ils veulent. Et malgré cela, ils parlent de [la Tunisie comme d’une] dictature. Vous qui travaillez pour cette station, savez-vous que personne ne s’est jamais immiscé dans votre travail ? Alors de quelle dictature parlent-ils ? » Trois mois plus tard, le directeur de la radio est arrêté dans la cadre du coup de filet visant des personnalités politiques, judiciaires et médiatiques. Il lui est reproché des faits de blanchiment d’argent. Les enquêteurs l’interrogent sur la ligne éditoriale de sa station. Il faut dire que l’émission politique Midi Show, la plus écoutée du pays, possède un positionnement très critique envers le pouvoir. Elle est l’une des rares à avoir longtemps résisté au recrutement de propagandistes du régime parmi ses chroniqueurs. La plainte visant Nouredine Boutar intervient après une dénonciation anonyme alléguant que le directeur de la radio blanchirait de l’argent reçu pour « porter atteinte aux symboles de l’État. Il sera libéré au bout de trois mois après une forte mobilisation internationale. Cependant, il demeure poursuivi dans l’affaire dite du complot contre la sûreté de l’État.
Année électorale, accélération de la pression
Le mouvement de répression s’accélère à l’approche de l’élection présidentielle. Un an avant le scrutin, la cheffe du Parti destourien libre (néobenaliste) et candidate déclarée, Abir Moussi, est arrêtée alors qu’elle protestait contre le découpage territorial prévu pour les élections locales. Initialement accusée de tentative de renversement de la forme de l’Etat – un crime passible de la peine capitale – la dirigeante politique est depuis sous le coup de 3 mandats de dépôt en application du décret-loi 54. Deux d’entre eux sont consécutifs à deux plaintes déposées par l’ISIE qui va devenir une sorte de parquet poursuivant de manière frénétique les voix critiques.
Il faut dire que la mission de la commission électorale s’est accrue avec le temps. Initialement, durant la période électorale, la loi prévoyait un accord conjoint entre l’ISIE et la HAICA. Cette dernière étant outillée pour faire du monitoring audiovisuel, agissait pour appliquer les principes d’égalité entre les parties prenantes à l’élection. Profitant d’un désaccord intervenu au moment des législatives, l’ISIE s’empare de la prérogative de monitoring des médias audiovisuels. Ce rôle lui sera officiellement attribué par Kaïs Saïed pour les scrutins suivants. En février 2024, l’Etat cesse de salarier les membres de la HAICA. Une décision qui aurait pu signifier la mise à mort du régulateur de l’audiovisuel si son conseil d’administration n’avait pas décidé de continuer à travailler de manière bénévole.
L’instance électorale va dès lors devenir une sorte de gendarme des médias audiovisuels. Elle multipliera les « avertissements » adressés aux radios qui ne respecteraient pas « la neutralité et l’équilibre » ou qui critiqueraient son travail. Certaines entreprises décident de publier le contenu des avertissements. C’est le cas de Mosaïque FM qui partage une mise en demeure visant les chroniqueuses de l’émission Midi Show, Kaouther Zantour et Essia Latrous. Les deux journalistes sont accusées de « violation des règles et des normes de la période électorale, notamment le devoir de neutralité, d'objectivité et d'équilibre dans la couverture de l'élection, ainsi que l'absence de voix divergentes ». La lettre envoyée par la commission électorale ne mentionne aucun fait tangible. L’ISIE va même s’ingérer dans la manière dont les entretiens sont menés. Ainsi, la journaliste Hajer Boujemaa précise que les missives ne portent pas le nom du journaliste incriminé : « La citation de l’invité est reproduite dans la lettre et on reproche à l’animateur de ne pas s’y être opposé ou d’avoir acquiescé au propos ». L’animatrice qui officie sur Express FM décrit à ARI une ambiance pesante qui pousse à l’autocensure et ajoute « aujourd’hui, notre parole implique également nos confrères et plus généralement les salariés de nos entreprises ».
Ces avertissements semblent épargner les médias alignés sur le pouvoir. C’est notamment le cas de l’audiovisuel public. Depuis le 25 juillet 2021, quasiment aucun parti politique n’a été admis à la télévision nationale. Petit à petit toutes les antennes du service public ont été interdites aux paroles dissidentes et les émissions politiques ont été fortement réduites. Celles qui existent toujours ont un positionnement pro-pouvoir. Durant la campagne électorale, la Télévision nationale et la radio nationale ont diffusé des « reportages » qui font l’éloge du « processus du 25 juillet », une manière de soutenir indirectement la campagne du président-candidat. « La mise au pas des médias publics a commencé dès le 25 juillet 2021 », indique Amira Mohamed, journaliste et membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). « Le président a indiqué dans certaines de ses interventions publiques comment devaient être hiérarchisées les informations au journal télévisé ou ce que devaient contenir les programmes du service public. Durant la période électorale, nous avons assisté à des programmes télévisés non-professionnels et à des débats déséquilibrés dont le but est de glorifier les choix du pouvoir et du candidat-président. »
La pression judiciaire sur les médias s’est particulièrement accrue à partir du printemps 2024. Ainsi, en mars, le journaliste et chroniqueur radio et télé, Mohamed Boughalleb, très critique envers le pouvoir et plusieurs fois poursuivi en vertu du décret-loi 54, a été arrêté après un passage médiatique où il évoquait une possible affaire de mauvaise gestion au sein du ministère des Affaires religieuses. Il a été condamné en appel à huit mois de prison, contre six en première instance. Selon l’intéressé, avant ses déboires judiciaires, il a été évincé de plusieurs émissions sur des médias nationaux après des pressions exercées sur ses employeurs. Quelques semaines plus tard, la journaliste Khouloud Mabrouk, qui anime l’émission politique 90 minutes sur IFM est longuement interrogée par la police judiciaire pour avoir interviewé un ancien ministre ayant fui la Tunisie.
Mais c’est le mois de mai qui marquera un tournant radical dans la vie des médias. Le samedi 11 mai 2023, la police fait irruption dans la Maison de l’avocat de Tunis et arrête Sonia Dahmani. La juriste et chroniqueuse était retranchée au siège du barreau pour protester contre l’affaire qui la vise. Quelques jours plus tôt, à la télévision, l’avocate avait réfuté avec ironie la théorie du complot qui voudrait que les migrants subsahariens cherchent à coloniser la Tunisie en disant : « Ce magnifique pays que les migrants cherchent à nous voler ! ». Ces quelques mots lui ont valu des poursuites sur la base du décret-loi 54. C’est quand le parquet a refusé d’ajourner son audition que l’avocate s’est réfugiée à la maison de l’Avocat. Son interpellation musclée est filmée en direct par la caméra de France 24 et remet la Tunisie sous les projecteurs de la presse internationale. Quelques minutes plus tard, d’autres policiers interpellent les journalistes Mourad Zeghidi et Borhen Bsaiess, qui officient dans la même matinale radio que l’avocate. Ces arrestations, qui ne nécessitaient pas un tel dispositif policier, interviennent un samedi soir, alors que les services de sécurité et de justice ne sont censés agir que dans des cas de flagrant délit ou de danger imminent.
Très vite, Zeghidi et Bsaiess sont condamnés à un an de prison ferme pour des interventions et publications remontant à 2019. Leurs avocats affirment qu’ils ont été interrogés à propos de leurs analyses politiques.
La quasi-simultanéité des arrestations de Dahmani, Bsaiess et Zeghidi et le contenu des dossiers d’instruction constituent un signal clair envoyé par le pouvoir qui ne souffre plus aucune contestation. Il s’agit de faire peur aux tenants d’un discours critique, fût-il pondéré. Le pouvoir assume de museler les voix dissonantes. Les trois journalistes, jugés dans des affaires distinctes, écopent des mêmes peines : Un an en première instance et huit mois en appel.
L’effet de ces affaires se ressent directement. La matinale animée par Bsaiess, Zeghidi et Dahmani, appelée « l’émission impossible » (en français dans le texte) est annulée. Il en est de même pour « 3anna agenda » (nous avons un agenda), un programme qui aborde les questions politiques sur un angle plus intellectuel. Toujours sur IFM, l’émission « 90 minutes » est annulée quelques semaines avant la pause estivale, officiellement pour des questions de budget. Elle ne reprendra pas à la rentrée. Les deux autres principales radios – Mosaïque FM et Diwan FM –, voient partir la plupart des animateurs et chroniqueurs stars des émissions politiques : Elyes Gharbi, Haythem El Mekki, Zied Krichen, Sami Ben Ghazi, Cheima Bouhlel et Moez Attia,
La programmation estivale, coïncidant avec la période électorale voit des changements notables. Mosaïque FM intègre à plein temps un chroniqueur défenseur des positions du régime. A la rentrée, le programme est même amputé de 20% de son temps d’antenne. IFM n’a plus d’émission politique et Diwan FM suspend les débats entre chroniqueurs avant de revenir dessus à la rentrée mais avec nettement moins d’intervenants. Depuis, la situation est quasi identique. « La pression sur les médias privés passe par le volet répressif. Aujourd’hui, nous avons plus de 40 journalistes qui font l’objet de poursuites pour leur travail dont 5 sont en détention. Il existe également des pressions économiques comme le retrait de la publicité qui affecte des entreprises médiatiques déjà fragiles financièrement », analyse Amira Mohamed.
Au niveau des grandes chaînes privées, seule Attassia dispose d’un talk-show politique quotidien. La télévision réduit drastiquement le pluralisme sur ses plateaux et opte pour des différences de nuances au sein des soutiens au camp présidentiel. A titre d’exemple, lors du très controversé amendement de la loi électorale, intervenu une semaine avant le scrutin présidentiel, la chaîne n’a invité que des députés allant dans le sens de l’amendement. « Le talk-show d’Attessia soutient le pouvoir et s’en prend aux opposants au mépris des principes déontologiques », indique Amira Mohamed du SNJT.
Poches de résistance et alternatives digitales
Depuis le 25 juillet 2021, le nombre d’émissions politiques a été fortement réduit. La pluralité des opinions a quasiment disparu sur certains médias. Ces changements, qui se sont accélérés en cette année électorale, interviennent au moment où l’Etat a « débranché » le régulateur audiovisuel. Cette situation est conforme avec la vision populiste de Kaïs Saïed, hostile aux corps intermédiaires, et adepte de la communication directe et sans intermédiation avec « le peuple », notamment à travers les réseaux sociaux.
Alors que la situation socioéconomique n’a pas connu d’embellie et que le pouvoir n’est pas en mesure de présenter des acquis à même de rompre avec les raisons de la révolution de 2011, les autorités ont choisi la répression et l’intimidation. Les arrestations et les affaires visant des journalistes ont poussé nombre de professionnels de l’information à opter pour l’autocensure ou la complaisance avec le pouvoir. La réduction de ces espaces de débat public va sans doute accroitre la dépolitisation d’une partie croissante de la population comme semblent le montrer les taux de participation aux derniers scrutins.
Toutefois, ce reflux perceptible ne doit pas occulter les efforts visant à proposer une information fiable et un regard critique. Dans certains médias, à l’instar de Mosaïque FM, Express FM, ou Jawhara FM, il existe toujours des poches de résistance. En outre, sur le web, des médias comme Nawaat, Rachma, Legal Agenda, Al Qatiba ou Inkyfada tentent de présenter une matière plus indépendante qui, pour l’instant, touche un public restreint. Ces expériences ne sont pas sans rappeler le cas du journal en ligne Mada Masr qui poursuit son travail dans l’Egypte de Sissi. Enfin, comme souvent dans les Etats autoritaires, une partie de la dissidence s’organise depuis l’étranger. Ainsi, durant la campagne électorale, une émission dissidente, Heyla el bled, a été diffusée tous les jours de la semaine depuis Paris. Cette résistance, en dépit de son faible impact, maintient une partie de l’esprit de la révolution de 2011.
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.