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À quatre ans de distance des premières marches du Hirak, où par millions les Algériens étaient sortis pacifiquement, à partir du 22 février 2019, contre le cinquième mandat du président Bouteflika et plus généralement pour un « changement radical de système », la rue algérienne est redevenue silencieuse. Encore récemment, en décembre 2022, l’un des derniers médias d’opposition, Radio M, était mis sous scellés et son président, Ihsane El Kadi, placé en détention provisoire ; alors qu’en janvier 2023, après plusieurs condamnations à de la prison ferme, l’opposant Rachid Nekkaz annonçait son retrait de la vie politique ; tandis que la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) apprenait qu’elle avait été dissoute six mois plus tôt . Encore récemment, en février 2023, Amira Bouraoui, figure du mouvement Barakat et du Hirak, fuyait l’Algérie, en outrepassant une interdiction de sortie du territoire qui pesait sur elle . Ce renforcement de l’ordre autoritaire, est la conséquence d’une répression tous azimuts inaugurée à partir du mois de juin 2019 et confortée, tant par la mobilisation d’une législation liberticide que d’une révision constitutionnelle autoritaire, dans une politique judiciaire visant d’abord à contenir le Hirak puis à y mettre un terme.
En effet, après que le président Bouteflika eut démissionné, le 2 avril 2019, la rue algérienne avait maintenu sa mobilisation, en rejetant l’intérim présidentiel prévu par la Constitution, selon laquelle un nouveau président de la République devait être élu sous 90 jours (2016, art. 102, al. 6), au risque d’élire un président disposant des mêmes pouvoirs exorbitants que le président démissionnaire et plus généralement au risque d’une reconduction du système politique en place . Pour ce faire, les manifestants brandissaient les articles 7 et 8 de la Constitution, relatifs à la souveraineté populaire, contre l’article 102, relatif à l’intérim présidentiel. Le chef d’État-major et vice-ministre de la Défense, le général Ahmed Gaïd Salah, resta cependant inflexible dans sa volonté d’organiser une élection présidentielle, ce qui fit émerger la revendication d’un « État civil, non militaire », notamment à partir du 10 mai 2019 .
Le chef d’État-major rejeta ainsi toute transition démocratique, le 18 juin, en excipant le risque d’un « vide constitutionnel » , avant d’ouvrir la voie à la répression, le lendemain 19 juin, au prétexte de l’emblème amazigh , c’est-à-dire dans une politique du diviser pour mieux régner. La répression devait rapidement s’étendre à l’ensemble du Hirak. Pour ce faire, les autorités pouvaient s’appuyer sur un arsenal répressif demeuré intact, à défaut de transition démocratique, et au sein duquel figuraient des dispositions remontant jusqu’à l’ère du parti unique, à travers les incriminations d’atteinte à l’intégrité de l’unité nationale (C. pén., art. 79) ou d’atteinte à l’intérêt national (C. pén., art. 96), issues du Code pénal de 1966, tel qu’amendé en 1975 ; des dispositions héritées de la Décennie noire, à travers la nécessité d’une autorisation préalable pour pouvoir manifester, introduite par la loi n° 91-19 du 2 décembre 1991, l’incrimination de terrorisme, introduite par le décret législatif n° 92-03 du 30 septembre 1992 (C. pén., art. 87 bis), ou bien la restriction du multipartisme, dès l’ordonnance n° 97-09 du 6 mars 1997 ; et enfin des dispositions issues des Printemps arabes, notamment à travers la restriction de la liberté associative, par la loi n° 12-06 du 12 janvier 2012.
C’est dans ce cadre répressif que put finalement être organisée l’élection présidentielle du 12 décembre 2019, marquée par un record officiel d’abstention, près de 60 % , et au terme de laquelle Abdelmadjid Tebboune, plusieurs fois ministre du président Bouteflika, devint à son tour président de la République. Il initia, dès le 11 janvier 2020, une révision constitutionnelle, non par la convocation d’une Assemblée constituante, mais par la réunion d’un comité d’experts dont il avait nommé tous les membres . Celui-ci aboutit à un premier avant-projet, diffusé le 7 mai 2020, après quoi le comité reçut 5018 propositions , essentiellement en provenance d’organes ou de personnalités proches des autorités. Ces propositions furent l’occasion d’un nouveau projet, publié le 5 septembre suivant, adopté en Conseil des ministres, puis par les deux chambres d’un Parlement dont les membres avaient essentiellement été élus ou nommés sous l’ancien président Bouteflika. Un référendum fut alors organisé, le 1er novembre 2020, marqué à nouveau par un record officiel d’abstention, près de 76 % , après quoi la révision fut promulguée le 30 décembre suivant . L’armée est dorénavant proclamée garante des « intérêts vitaux et stratégiques du pays » (art. 30, al. 4), tandis qu’il est désormais possible de déroger aux droits et libertés constitutionnels, par une loi, afin de préserver l’ordre public, la sécurité et les constantes nationales (art. 34, al. 2).
Entre-temps, la pandémie de la Covid 19 avait contraint le Hirak à suspendre ses marches, et c’est dans le contexte du confinement que deux nouvelles lois répressives furent promulguées, le 28 avril 2020, notamment afin d’introduire dans le Code pénal l’incrimination de « fake news » (C. pén., art. 196 bis) et le « délit de solidarité » (C. pén., art. 95 bis). Si les marches reprirent, dès le mois de février 2021, les autorités y mirent un terme, à quelques semaines des élections législatives du 12 juin 2021 , en rappelant, le 20 mai précédent, la nécessité d’une autorisation préalable pour pouvoir manifester, après quoi le président promulgua l’ordonnance n° 21-08 du 8 juin 2021, par laquelle il étendit la qualification de terrorisme à tout acte visant à « accéder au pouvoir ou […] changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels » (C. pén., art. 87 bis 14).
Dès lors, dans quelle mesure, ces dispositions, tant constitutionnelles que législatives, et la répression judiciaire qui en est issue, ont-elles permis une démobilisation du Hirak et un renforcement de l’ordre autoritaire ?
Les dispositions législatives appliquées à l’encontre du Mouvement ont permis à la fois d’en prévenir l’organisation et d’en réprimer l’expression (I), tandis que la révision constitutionnelle de 2020 a permis non seulement de légitimer ces dispositions, mais aussi de répondre aux problèmes institutionnels de l’année 2019, au profit des autorités (II).
1. La répression judiciaire du Hirak : un facteur déterminant de la démobilisation du Mouvement
La répression judiciaire a rendu toute organisation du Mouvement impossible, en raison des restrictions touchant tant les libertés collectives (A) que les libertés individuelles (B).
A. Une organisation impossible du Mouvement : les restrictions exorbitantes aux libertés de manifestation, d’association et au multipartisme
Si les marches du vendredi, depuis le mois de février 2019, étaient tolérées, elles n’en demeuraient pas moins illégales. En effet, depuis la grève insurrectionnelle du Front islamique du salut (FIS), de mai-juin 1991, le droit de manifester ne relève plus d’une déclaration préalable mais d’une autorisation préalable, en vertu de la loi n° 91-19 du 2 décembre 1991 (art. 15, al. 2), à défaut de quoi les manifestants s’exposent à des poursuites pour attroupement non armé (C. pén., art. 98) et provocation directe à attroupement non armé (C. pén., art. 100). Si ces dispositions servirent d’abord de fondement à la répression des marches organisées hors du vendredi, voire du mardi des étudiants, les autorités publièrent, le 20 mai 2021, alors que les marches avaient repris depuis le mois de février précédent, un communiqué rappelant la nécessité d’une autorisation préalable pour pouvoir manifester, y compris le jour du vendredi , après quoi la capitale et l’ensemble du pays n’ont plus connu de marches. C’est dans ce cadre que la cour d’Alger condamna, le 22 mars 2022, le coordinateur du Mouvement démocratique et social (MDS), Fethi Ghares, à un an de prison, dont six mois avec sursis, en partie pour provocation directe à attroupement non armé, du seul fait d’avoir appelé à continuer le Hirak .
Quant à la société civile, elle avait hérité d’un tissu associatif profondément affaibli, en raison des restrictions introduites par la loi n° 12-06 du 12 janvier 2012 , afin de prévenir la « contagion » des Printemps arabes, ce qui avait conduit à une diminution par deux du nombre d’associations . En contexte de Hirak, cette loi servit de fondement au tribunal administratif d’Alger pour dissoudre, le 13 octobre 2021, l’association Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ), fondée en 1992, du seul fait d’avoir reçu à son siège des militants tunisiens des droits humains, sans l’autorisation préalable des autorités compétentes (art. 23) , mais aussi à la dissolution, le 29 juin 2022, de la LADDH, association pourtant agréée depuis 1989, sur le même fondement susmentionné (art. 23), en raison de ses liens avec des associations étrangères, sans l’autorisation préalable nécessaire, mais aussi pour ne pas avoir transmis à l’autorité compétente certaines formalités administratives (art. 18 et 19) et pour avoir exercé des activités autres que celles prévues par ses statuts, notamment en raison de publications sur les réseaux sociaux dénonçant la répression des marches du Hirak ou encore pour avoir pris la défense de la minorité religieuse ibadite (art. 43) . Sur un plan indirect, plusieurs dirigeants associatifs investis dans le Mouvement furent condamnés à de la prison ferme, qu’il s’agisse du président de l’association SOS Bab el-Oued, Nacer Meghnine , du secrétaire général honoraire de l’association RAJ, Hakim Addad ou encore de son président en exercice, Abdelouahab Fersaoui .
Le Hirak ne put pas non plus trouver d’appui dans les partis politiques. En effet, ceux qui avaient boycotté les différents scrutins organisés par les autorités, depuis celui du 12 décembre 2019, firent l’objet de poursuites judiciaires ou d’intimidations. Pour ce faire, les autorités bénéficient de la loi relative aux partis politiques, qui remonte à l’ordonnance n° 97-09 du 6 mars 1997 , telle qu’amendée par la loi organique n° 12-04 du 12 janvier 2012 , laquelle avait déjà nettement restreint le multipartisme, pour prévenir la résurgence du FIS dissous en 1992, en introduisant des conditions exorbitantes de constitution et d’exercice des partis politiques. Le Conseil d’État a ainsi suspendu, le 20 janvier 2022, les activités du Parti socialiste des travailleurs (PST), pour ne pas avoir renouvelé ses instances représentatives dans les formes et les délais prescrits . Quant au Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), fondé en 1989, il reçut le 5 janvier 2022 une mise en demeure pour avoir organisé le mois précédent à son siège un Front contre la répression . Par ailleurs, sur un plan indirect, plusieurs responsables politiques furent condamnés sur divers fondements à de la prison ferme : du président de l’Union démocratique et sociale (UDS), Karim Tabbou , au président du Mouvement pour la jeunesse et le changement (MJC), Rachid Nekkaz , partis tous deux non agréés, en passant par le coordinateur du MDS, Fethi Ghares, parti agréé.
B. Une criminalisation de l’expression et des revendications du Mouvement : de l’atteinte à l’intégrité de l’unité nationale au terrorisme pacifique
L’emblème amazigh, c’est-à-dire berbère, servit initialement de prétexte à la répression, alors qu’il était brandi lors des marches en tant qu’emblème identitaire, en complément et non en opposition au drapeau national algérien . Il fit cependant l’objet de premières condamnations, dès le 11 novembre 2019, par le tribunal de Sidi M’hamed, à six mois de prison ferme et 30 000 dinars d’amende . Pour ce faire, le juge se fonda notamment sur la constitutionnalisation du drapeau algérien, depuis 2008 (2016/2020, art. 6), pour considérer qu’il s’agissait d’un emblème unique et que le port de l’emblème amazigh constituait dès lors une atteinte à l’intégrité de l’unité nationale (C. pén., art. 79) . Une fois le chef d’État-major décédé, la cour d’Alger finit par faire marche arrière, le 18 mars 2020, en relaxant plusieurs porteurs de l’emblème amazigh, en se fondant notamment sur la constitutionnalisation de la langue amazighe (2016/2020, art. 4) et sur le principe de légalité (2016, art. 160, al. 1er et 2020, art. 167), pour constater l’absence d’incrimination à l’égard de cet emblème . L’atteinte à l’intégrité de l’unité nationale servit cependant plus largement de fondement à l’ensemble de la répression. La cour d’Alger condamna ainsi le journaliste Khaled Drareni à deux ans de prison ferme, en partie sur ce fondement, le 15 septembre 2020, pour avoir diffusé des slogans remettant en cause la légitimité électorale du président de la République, alors que selon la Constitution il « incarne l’unité de la Nation » (2016/2020, art. 84, al. 1er ) , tandis que l’opposant Karim Tabbou avait été condamné, le 24 mars 2020, à un an de prison ferme, sur le même fondement et par la même cour, pour avoir distingué entre les hauts gradés privilégiés de l’armée et les simples soldats désœuvrés, ce pourquoi il fut accusé d’avoir cherché à diviser l’armée .
D’autres dispositions furent aussi mobilisées, telles que l’atteinte à l’intérêt national (C. pén., art. 96). La cour d’Alger condamna ainsi Nacer Meghnine à un an de prison ferme, le 14 novembre 2021, en partie sur ce fondement, en raison de pancartes retrouvées au siège de son association, dénonçant la torture et les arrestations arbitraires, ce en quoi les juges considérèrent qu’elles portaient atteinte à l’image de l’Algérie et incitaient à l’ingérence étrangère . Il y eut aussi l’outrage à corps constitué (C. pén., art. 144 bis et 146), appliqué le 7 mai 2020, par le tribunal de Bir Mourad Raïs, à l’égard de Lakhdar Bouregaâ, ancien commandant de la Wilaya IV (Algérois) durant la guerre de libération nationale, condamné à 100 000 dinars d’amende pour avoir affirmé, en juin 2019, que l’Armée nationale populaire (ANP) n’était pas l’héritière de l’Armée de libération nationale (ALN), dont il avait été membre, ce pourquoi il avait été placé six mois en détention provisoire, à l’âge de 86 ans .
Quant à la liberté de la presse, elle fit l’objet de nombreuses restrictions. Pour passer outre la disposition constitutionnelle selon laquelle il ne peut y avoir privation de liberté pour délit de presse (2016, art. 50, al. 4 et 2020, art. 54, al. 5), les juges usèrent de deux techniques. Dans la jurisprudence relative à l’affaire Khaled Drareni, ils rappelèrent que pour bénéficier de cette protection, la Constitution renvoie à la loi (2016, art. 50, al. 3 et 2020, art. 54, al. 2, tiret 6) et que la loi organique n° 12-05 du 12 janvier 2012 nécessite, pour se voir reconnaître la qualité de journaliste professionnel, une carte de presse (art. 76) et un contrat écrit (art. 80), ce dont de nombreux journalistes algériens ne peuvent attester . Dans une autre jurisprudence, relative à l’affaire Rabah Karèche, la qualité de journaliste ne fut pas déniée au prévenu, mais pour le condamner, le juge distingua entre ses articles parus dans la presse, en cette qualité, dès lors insusceptibles d’emprisonnement, du partage de ces mêmes articles sur ses propres réseaux sociaux, cette fois-ci en sa qualité de personne privée, c’est-à-dire passible d’une peine d’emprisonnement .
Enfin, pour calibrer la législation pénale aux circonstances particulières induites par la répression du Hirak, le Code pénal fut plusieurs fois amendé. Les lois n° 20-05 et 20-06 du 28 avril 2020 ont d’abord été promulguées en pleine période de pandémie, afin de réprimer les discours de haine et la diffusion de « fake news » (C. pén., art. 196 bis) , infractions instrumentalisées afin de restreindre plus encore la liberté d’expression, tandis que le « délit de solidarité » (C. pén., art. 95 bis) permet désormais de réprimer tout soutien au Hirak.
L’ordonnance n° 21-08 du 8 juin 2021 a constitué le faîte de cette politique répressive, en ce qu’elle qualifie dorénavant de terroriste toute action ayant pour objet d’« accéder au pouvoir ou […] changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels » (C. pén., art. 87 bis 14). Une telle disposition permet ainsi de criminaliser la revendication d’une transition démocratique hors de la Constitution autoritaire, portée à partir du mois d’avril 2019 par le Hirak, voire la revendication d’une Assemblée constituante, alors qu’en Algérie, depuis 1976, seul le président est à l’initiative de la révision de la Constitution . Cette accusation de « terrorisme pacifique », puisque cette incrimination ne nécessite pas d’acte de violence, a surtout été employée à l’encontre des militants et sympathisants, réels ou amalgamés, du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) et de Rachad (islam politique) , organisations survalorisées par les autorités afin de discréditer le Hirak. C’est d’ailleurs plus généralement l’incrimination de terrorisme, introduite en droit pénal algérien à l’occasion de la Décennie noire, par le décret législatif n° 92-03 du 30 septembre 1992 , avant d’être codifiée par l’ordonnance n° 95-11 du 25 févr. 1995 (C. pén., art. 87 bis), qui eut les faveurs des autorités, à partir de l’année 2021. Si de telles dispositions paraissent manifestement inconventionnelles , eu égard à leur caractère peu clair et peu précis et aux restrictions disproportionnées à la liberté d’expression qu’elles constituent, la révision constitutionnelle de 2020 a cependant permis de leur trouver une nouvelle légitimité.
2. La révision constitutionnelle de 2020 : un renforcement de l’ordre constitutionnel autoritaire
Cette révision permet désormais de déroger aux droits et libertés garantis par la Constitution, afin de préserver les vagues principes de l’ordre public, de la sécurité et des constantes nationales (A). En outre, pour mieux prévenir les blocages institutionnels de l’année 2019, l’armée a dorénavant pour mission de garantir les « intérêts vitaux et stratégiques du pays » (B).
A. Une constitutionnalisation de la répression : la possibilité de déroger aux droits et libertés au nom de l’ordre public, de la sécurité et des constantes nationales
Sur le plan des droits et libertés, la révision constitutionnelle de 2020 est venue prévenir les conséquences de l’exception d’inconstitutionnalité, introduite en 2016 sur le modèle de la question prioritaire de constitutionnalité française (QPC), en disposant désormais qu’il est possible de déroger aux « droits, libertés et garanties », par une loi, « pour des motifs liés au maintien de l’ordre public, de la sécurité et de la protection des constantes nationales » (art. 34, al. 2), et ce, sans prévoir les garde-fous de la nécessité et de la proportionnalité dans une société démocratique, mais tout au plus l’impossibilité de porter atteinte à « l’essence de ces droits et libertés » (art. 34, al. 3). En outre, aucune disposition constitutionnelle ne définit « les constantes nationales » , ce qui laisse dès lors une large marge de manœuvre aux juges judiciaires et administratifs ainsi qu’aux membres de la nouvelle Cour constitutionnelle . Le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs rapidement appliqué cette disposition, dans sa décision n° 24/D.CC/21 du 7 juin 2021 . En effet, alors qu’il avait constaté que l’ordonnance qui lui était soumise pouvait « restreindre l’exercice de certains droits et libertés », il imposa seulement d’y adjoindre parmi les visas le nouvel article 34, sans effectuer aucun contrôle de proportionnalité.
D’autres dispositions constitutionnelles ont connu une apparente libéralisation, telles que les libertés de manifestation et d’association, qui relèvent désormais d’une « simple déclaration préalable » et non plus d’une autorisation préalable (respectivement, art. 53, al. 1er et 52, al. 2), ou bien encore le droit de créer des partis politiques, dont « l’administration doit s’abstenir de toute pratique de nature à entraver ce droit » (art. 57, al. 8), tandis que la loi organique relative à leur création « ne doit pas comporter de dispositions de nature à remettre en cause la liberté de leur création » (art. 57, al. 10). Or, ces dispositions doivent non seulement être mises en rapport avec le nouvel article 34, mais aussi avec la disposition selon laquelle « les lois, dont la modification ou l’abrogation sont rendues nécessaires en vertu de la présente Constitution, demeurent en vigueur jusqu’à l’élaboration de nouvelles lois ou leur modification dans un délai raisonnable » (art. 225). Or, ce délai raisonnable n’est pas précisé, alors des lois organiques prévues par la Constitution de 1996, sur la Haute Cour de l’État ou l’état de siège et l’état d’urgence, n’ont toujours pas été promulguées après plus d’un quart de siècle. C’est d’ailleurs dans ce délai « raisonnable » que l’autorisation préalable prévue par la loi n° 91-19 a pu être réactivée le 20 mai 2021 pour les marches du vendredi. En outre, il s’agit du droit de « créer » des associations ou des partis politiques, et non celui d’exercer ces droits, ce qui maintient ainsi la compatibilité avec la Constitution des dispositions législatives exorbitantes qui permettent de les suspendre ou les dissoudre. C’est dans ce cadre que l’association RAJ et la LADDH ont été dissoutes dans le délai raisonnable susmentionné. Enfin, les fondements juridiques qui ont permis leur dissolution, qui relèvent de l’exercice de la vie associative et non de la création des associations, ont été maintenus dans l’avant-projet de loi relatif aux associations, voire renforcés (art. 26 et 56) .
La révision constitutionnelle de 2020 avait d’ailleurs préalablement supprimé la disposition selon laquelle « la défense individuelle ou associative des droits fondamentaux de l’Homme et des libertés individuelles et collectives est garantie » (2016, art. 39). La suppression d’une telle disposition a ainsi facilité les poursuites engagées à l’encontre des défenseurs des droits humains, à l’image Zakaria Hannache, connu pour entretenir une veille sur les détenus d’opinion du Hirak, ce pourquoi il fut poursuivi, à partir du mois de février 2022, pour atteinte à l’intégrité de l’unité nationale (C. pén., art. 79), atteinte à l’intérêt national (C. pén., art. 96), « fake news » (C. pén., art. 196 bis), « délit de solidarité » (C. pén., art. 95 bis) et apologie du terrorisme (C. pén., art. 87 bis 4) . Quant à la liberté de conscience, en réalité de croyance dans le texte arabe, notion plus étroite, elle a aussi disparu de la Constitution en 2020, bien que proclamée depuis 1976 . Le fondateur du Cercle des lumières pour la pensée libre en Algérie, Saïd Djabelkhir, fut d’ailleurs condamné, le 22 avril 2021, par le tribunal de Sidi M’hamed, à trois ans de prison ferme et 50 000 dinars d’amende, pour avoir dénigré « le dogme ou les précepts de l’Islam » (C. pén., art. 144 bis 2), en raison de billets partagés sur les réseaux sociaux, critiques à l’égard de certaines interprétations de la religion musulmane . Si l’islamologue fut relaxé en appel , l’instrumentalisation de la religion, à l’occasion de son procès de première instance, se ressentit d’autant plus lorsque les tenants des parties civiles se réclamèrent du défunt général Gaïd Salah et de l’« État militaire » , par opposition à l’État civil réclamé par le Hirak.
B. Une constitutionnalisation du de factode l’année 2019 : l’armée proclamée gardienne des « intérêts vitaux et stratégiques du pays »
Le cœur de la révision constitutionnelle a consisté à proclamer que l’armée est désormais la garante des « intérêts vitaux et stratégiques du pays conformément aux dispositions constitutionnelles » (art. 30, al. 4) , selon une proposition issue du ministère de la Défense nationale (la n° 1317), ce qui constitue une véritable révolution juridique, eu égard à la dépolitisation constitutionnelle que l’armée avait connue à l’occasion de la Constitution de 1989 . En effet, quels sont ces « intérêts vitaux et stratégiques » ? Ils peuvent aussi bien relever des questions militaires, que des questions internationales, internes, économiques, culturelles, voire cultuelles et si l’article précise « conformément aux dispositions constitutionnelles », c’est sans préciser desquelles il s’agit. Or, si le président est proclamé « Chef suprême des Forces Armées » (art. 91, al. 1er , 1), qu’adviendrait-il s’il venait à enfreindre une autre disposition constitutionnelle que l’armée considérait comme relevant des « intérêts vitaux et stratégiques » ? Faudrait-il faire prévaloir l’une ou l’autre de ces deux dispositions ? L’origine de cette disposition ambiguë permet d’en éclairer la portée.
C’est ainsi que l’intervention de l’armée dans l’arrêt du processus électoral, le 12 janvier 1992, qui allait conduire à la victoire du FIS, avait déjà été l’occasion pour deux comités d’experts, en 1993 et en 1996, de proposer de faire de l’armée un gardien de la Constitution , ce qui avait néanmoins été rejeté par les autorités. De ce fait, l’intervention de l’armée, en 2019, pour pousser le président Bouteflika à la démission, était dénuée de tout fondement juridique , et il n’existait alors aucun contre-pouvoir constitutionnel à même de le contraindre à la démission . Cette disposition permet dès lors de légitimer a posteriori une telle intervention, voire des interventions futures, en ce que « dans tous les cas de figure où le président devient incontrôlable […] l’armée ne pourra faire l’économie d’un coup d’État ; […] seul le “pronunciamento” pourra régler le différend » . La révision constitutionnelle égyptienne de 2019 avait d’ailleurs déjà confié à son armée le soin de « maintenir la Constitution, la démocratie, les fondements de l’État civil, ainsi que les acquis, les droits et les libertés du peuple » (art. 200, al. 1er ), en légitimant ainsi son coup d’État contre le président Morsi en 2013 et en prévenant par la même occasion tout retour des Frères musulmans au pouvoir .
En Algérie, une telle disposition pourrait aussi bien s’appliquer à l’égard d’un président ou d’un Parlement, y compris issus du Hirak, puisque la Constitution distingue désormais le « Hirak populaire originel » (préambule, § 10) du Hirak qui réclamait un « changement radical de système » et un « État civil-non militaire » . Elle sert surtout de ligne rouge à ne pas franchir, bien qu’indéfinie. Dans ce cadre, le décret présidentiel n° 21-539 du 26 décembre 2021 a remanié le Haut conseil de sécurité a (HCS), en y renforçant sa composante militaire, désormais majoritaire (art. 2), et en étendant ses missions, jusqu’aux « consultations référendaires portant sur des questions de nature fondamentale » (art. 3, a, tiret 3). Ces nouvelles dispositions apparaissent dès lors manifestement incompatibles avec la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de 2007, pourtant ratifiée par l’Algérie , puisque celle-ci prévoit que « les États parties renforcent et institutionnalisent le contrôle du pouvoir civil constitutionnel sur les forces armées et de sécurité aux fins de la consolidation de la démocratie et de l’ordre constitutionnel » (art. 14, § 1).
Conclusion : Un État de droit autoritaire efficace pour démobiliser judiciairement le Hirak
À quatre ans des premières marches du Hirak, revendiquer une transition démocratique en dehors de la Constitution autoritaire peut désormais relever du « terrorisme pacifique » (C. pén., art. 87 bis 14), appeler à continuer le Hirak peut relever de la provocation directe à attroupement non armé (C. pén., art. 100), dénoncer la répression peut relever de l’atteinte à l’intérêt national (C. pén., art. 96), voire des « fake news » (C. pén., art. 196 bis), tandis que critiquer le président de la République ou l’armée peut relever de l’atteinte à l’intégrité de l’unité nationale (C. pén., art. 79), voire de l’outrage à corps constitué (C. pén., art. 144 bis et 146). Quant aux marches du vendredi, à défaut d’autorisation préalable, elles ne peuvent plus avoir lieu, au risque d’un attroupement non armé (C. pén., art. 98), là où les actes de solidarité à l’égard du Hirak peuvent relever de l’atteinte à la sécurité de l’État ou aux intérêts fondamentaux de l’Algérie (C. pén., art. 95 bis), tandis que les associations et partis politiques investis dans le Mouvement s’exposent à la suspension de leurs activités, voire leur dissolution, pour avoir dénoncé la répression ou avoir boycotté les élections. Une telle répression, généralisée à l’échelle nationale, aussi bien à l’égard des militants des droits humains que d’une opposition non-violente, est inédite depuis l’ouverture démocratique de 1989 et l’arrêt du processus électoral de 1992, eu égard au caractère pacifique du Hirak et à ses revendications démocratiques, qui tranchent avec l’opposition armée des années 1990, en questionnant ainsi d’autant plus la légitimité des autorités en place, dont un slogan populaire avait réclamé qu’elles s’en aillent toutes, « yetnahaw gaâ » .
L’application de ces dispositions répressives, leur approfondissement par de nouvelles lois calibrées ainsi qu’une jurisprudence semblant largement ignorer tant le principe d’interprétation stricte de la loi pénale que celui de légalité des délits et des peines – ce qui interroge d’ailleurs l’indépendance de la justice –, auront ainsi participé à démobiliser le Hirak, jusqu’à lui faire perdre toute expression publique, dès les mois de mai et juin 2021, c’est-à-dire depuis qu’une autorisation préalable est à nouveau nécessaire pour marcher le vendredi et depuis que l’infraction de terrorisme a été étendue aux revendications du Mouvement. La politique répressive aura aussi participé d’une propagande visant à désolidariser du Hirak différents pans de la population, en en présentant les acteurs comme des agents déstabilisateurs, des séparatistes kabyles, des blasphémateurs à l’égard de l’islam, des extrémistes musulmans, voire in fine des terroristes, c’est-à-dire en faisant des détenus d’opinion et des personnes poursuivies dans le cadre de la répression de véritables repoussoirs. Ces dispositions répressives trouvent par ailleurs un nouveau fondement dans la Constitution, qui, outre le vague renvoi à la loi, permet dorénavant de déroger aux droits et libertés, par une loi, afin de préserver les vagues principes de l’ordre public, de la sécurité et des constantes nationales (art. 34, al. 2). Malgré une violation manifeste des conventions internationales ratifiées par l’Algérie , sur un plan strictement interne ces dispositions législatives et constitutionnelles s’emboîtent assez harmonieusement dans un État de droit autoritaire, c’est-à-dire formel, qui ignore le rule of law.
Sur le plan de l’organisation des pouvoirs publics, l’introduction dans la législation du « terrorisme pacifique », pour le seul fait de vouloir « changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels » (C. pén., art. 87 bis 14), verrouille tout « changement radical de système », en offrant comme seule perspective une élection présidentielle, programmée pour l’année 2024. En effet, le Parlement ne peut pas de lui-même réviser la Constitution, et ce, alors que les conditions de présentation à l’élection présidentielle figurent parmi les plus discriminatoires au monde (Const., art. 87) et que la surveillance de cette élection est confiée à une « Haute autorité nationale indépendante des élections », dont l’intégralité des membres sont nommés par le président de la République (Const., art. 201, al. 1er ), c’est-à-dire au risque d’élire un président disposant de pouvoirs exorbitants, sous le seul contrôle d’une armée désormais proclamée gardienne des « intérêts vitaux et stratégiques du pays » (Const., art. 30, al. 4), bref, au risque d’une énième reconduction du système politique en place, par-delà les guerres de clans qui l’animent.
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