#Kousintek : Quand le foot permet l’expression des inégalités

Les supportrices marocaines applaudissent lors du match final de la Coupe d’Afrique des Nations féminine 2022 entre le Maroc et l’Afrique du Sud au stade Prince Moulay Abdellah de Rabat, au Maroc, le 23 juillet 2022. © Jalal Morchidi/AA.

Au Maroc, l’espace public au sens habermassien, c’est-à-dire en tant que concept sociologique et politique qui saisit le degré de réalisation de la liberté politique des citoyens et des citoyennes1Jürgen Habermas, « Intolerance and Discrimination », I. CON, vol. I, no 1, 2003, p. 2-12 et Jürgen Habermas, « De la tolérance religieuse aux droits culturels », Cités, no 13, 2003/1, p. 151-170. , est un lieu qui demeure encore fait par et pour les hommes. L’espace public tout à la fois physique, politique, médiatique ou numérique est le lieu où se manifestent l’expression, la revendication, la contestation et la protestation. L’accès limité et contrôlé des femmes à cet espace public entrave leur accès à une pleine citoyenneté fondée sur l’égalité entre les hommes et les femmes.

L’accès égalitaire à l’espace public est souvent compris comme étant l’accès des femmes aux droits politiques, économiques et sociaux rattachés aux lieux de décision politique, au monde du travail et à l’accès aux ressources économiques2Ces espaces imposent certains filtres invisibles à la participation des femmes, notamment en ce qui concerne l’appartenance politique ou associative, le niveau intellectuel, l’organisation, etc., qui font qu’ils demeurent élitistes ou thématiques ! . Or, cet accès égalitaire doit également concerner les espaces d’expression, de contestation et de revendication les plus répandus, ouverts et de proximité qui permettent l’expression de revendications aussi bien collectives qu’individuelles, temporaires et locales ou constantes et nationales. Parmi ces espaces, nous nous intéressons ici à ceux du supporterisme sportif.

Dans le présent travail, nous arrêtons sur l’événement de la coupe du monde de football 2022 qui a eu lieu au Qatar - sans nous focaliser néanmoins sur l’espace-temps de cette manifestation sportive - pour nous interroger sur la présence des femmes dans l’espace public au Maroc. Les images diffusées à grande échelle des stades qatariens au moment des matchs de l’équipe marocaine ou des festivités dans les grandes artères des villes du Maroc après les victoires de cette équipe faisaient l’éloge d’une présence inédite et sans précédent des femmes. Il sera question de demander à quel prix cette visibilité féminine a dû se faire et de s’intéresser, au-delà des quelques femmes visibles sous les projecteurs des caméras, à toutes les outsiders, à celles qui sont restées invisibles et revendiquent autrement un accès égalitaire - spatial, économique, social et de genre - aux espaces cette fois de sociabilité sportive. Cette revendication, aussi basique soit-elle, dévoile les grandes inégalités territoriales, sociales et de genre qui existent au Maroc.

De ce fait, ce papier s’articule sur trois idées essentielles. Il s’agit, dans un premier temps, de clarifier l’articulation qui existe entre supporterisme sportif, accès à l’espace public et de liberté et les nouvelles formes de protestations et de revendications publiques en nous arrêtant sur l’absence des femmes de ces espaces de participation citoyenne. La coupe du monde du football sera saisie comme un moment à travers lequel est véhiculée une image libérale des femmes marocaines présentes dans les stades et les espaces publics mixtes (cafés, rues, fan zones, etc.) au Maroc et au Qatar. En dépit de cela, et à travers une enquête netnographique3La netnographie est une méthode qualitative pour l’analyse des communautés virtuelles, qui s’inspire de la méthode ethnographique reposant sur l’observation non participante des acteurs. Pour une compréhension approfondie de cette méthode, voir le travail de Nada Sayarh. (2022), « La netnographie: mise en application d’une méthode d’investigation des communautés virtuelles représentant un intérêt pour l’étude des sujets sensibles ». Recherches qualitatives, 32(2), 227-251. menée sur Facebook, Instagram et Tiktok, nous analyserons les inégalités que cette image a paradoxalement dévoilées. Enfin, il s’agit de lier cet événement sportif dont l’envergure est mondiale à la montée d’une forme de protestation et de revendications du droit à l’accès égalitaire à l’espace public dans toutes ses dimensions - physique, virtuelle et politique - par le biais de la confrontation autour de l’espace du café, de l’expression et de l’hashtag « #kouzintek », mot qui exprime un ordre à la femme : « rejoins ta cuisine ! ».

Supporterisme et essor de l’expression protestataire

Travailler sur le supporterisme au Maroc nécessite tout d’abord de séparer le supporterisme organisé et porté par les groupes Ultras, de celui non organisé constitué de simples supporters ponctuels ou occasionnels constituant la large audience footballistique d’un club ou d’une équipe4William Nuytens. (2004). La Popularité du football : Sociologie des supporters à Lens et à Lille. Artois Presses Université et lié à l’espace-temps d’un événement sportif. Cela implique également de distinguer entre le supporterisme de clubs de la Botola (championnat national) et celui de l’équipe nationale généralement limité dans le temps et moins accessible pour tous les supporters. Au Maroc, les travaux consacrés à l’étude du phénomène du supporterisme s’en sont tenus au phénomène des Ultras, à leur organisation, leur violence5Voir notamment les travaux d’Abderrahim Bourkia. (2018), Des ultras dans la ville: étude sociologique sur un aspect de la violence urbaine. Editions la Croisée des Chemins ; Zakaria Lahrache. (2021), La perception de la violence dans les stades de football chez les spectateurs marocains Cas des supporters du RCA et du WAC de Casablanca, thèse de doctorat. Bourgogne Franche-Comté; Abderrahim Rharib, « Les dérives du supportérisme au Maroc ». In Les enjeux du développement économique, financier et écologique dans une mondialisation risquée. (pp. 501-512). Wydawnictwo Uniwersytetu Ekonomicznego w Poznaniu. et récemment, à leur action protestataire.

Même si le supporterisme organisé des Ultras n’est pas la forme ultime que nous cherchons à examiner dans cet article, il s’avère cependant toujours intéressant de les présenter, ainsi que leur genèse et l’évolution de leur action protestataire. Il s’agit d’un phénomène qui est apparu parmi les supporters des deux grands clubs de football, le Raja et le Wydad de Casablanca en 2005, et qui s’est propagé depuis partout au Maroc6Les Green Boys du Raja, les Winners du Wac, les Ultras Askary du Far, les Helala Boys de Kenitra, les Matadores de Tétouan, les Hercules de Tanger, les Imazighen d’Agadir, les Ultras Shark de Safi... . Véritables leviers pour leurs équipes locales, les Ultras brillent à travers l’atmosphère qu’ils créent dans les virages7Dans les stades existe des différences entre les tribunes latérales couvertes et équipées à recevoir les supporters et les ends, les curvas, et les virages qui sont situés derrière les buts et sont les lieux des ultras qui les squattent « […] les ends, curve, virages, ouverts au vent, au soleil et à la pluie, aux gradins sommairement aménagés, où les corps des spectateurs se fondent, a fortiori s’ils se tiennent debout pour mieux encourager leur équipe. », BROMBERGER, Christian. La répartition des spectateurs : au-delà du prix des places, des territoires In : Le match de football : Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995 par des spectacles de tifos8Le tifo est une animation visuelle généralement organisée par des supporters d'une équipe, baptisés dans certains pays « tifosi » ou « aficionados », dans les tribunes d'un stade ou circuit accueillant une rencontre sportive. , des chants, des roulements de tambours et des étendards. L’évolution des groupes ultras vers des actions protestataires n’aura lieu qu’en 2011, année où les Ultras Askary du Far9Club des Forces Armées Royales, équipe de la ville de Rabat. Voir Badr Kidiss, « Au Maroc, les ultras donnent de la voix pour raconter une jeunesse désabusée ». Konbini 26 octobre 2018, https://www.konbini.com/sports/maroc-ultras-jeunesse-desabusee/ sont descendus dans la rue en scandant des chants anti-Makhzen pendant les soulèvements du printemps démocratique10Comme nous l’avons expliqué dans d’autres écrits, nous optons pour l’appellation printemps démocratique (au lieu de printemps arabe) qui respecte la diversité ethnique et linguistique des citoyens et citoyennes du Maroc dont notamment celle des Amazighs. . En 2012, les Winners du WAC (Wydad Athletic Club) s’emparèrent du Slogan du printemps pour réclamer le départ du président de leur club, Abdelilah Akram, en couvrant le mobilier urbain et les murs de la ville de Casablanca, puis ceux d’autres villes du Maroc, du Tag « Akram Irhal (Akram dégage) ». Ce Tag rouge sang ou noir ne constituait pas seulement une protestation contre la mauvaise gouvernance d’un président d’équipe mais visait surtout une pratique qui essaye de transformer le dernier élément de divertissement de la jeunesse casablancaise en un moyen de faire du business et de se frayer un chemin vers le monde politique. Plus tard, en 2017, le gruppo Aquile (groupe des aigles) des Ultras Green Boys du Raja composa et entonna la chanson « F’Bladi Delmouni (Opprimé dans mon pays) », démarche qui pour certains chercheurs aurait accéléré la cadence protestataire des Ultras11Abderrahim Bourkia, « Les stades de football, nouvelle arène politique », Albayane, 2019. . Ces derniers seraient désormais considérés comme portant la voix du peuple. Ce chant est accompagné de craquages12Embrasement généralisé d'une tribune qui s’accompagne parfois de fumigènes au stade et de tags reproduits par les supporters partout dans les villes du Maroc, aussi bien sur les murs, que dans les salles de classe, sur le mobilier urbain, les pupitres des écoliers… D’autres chants suivront, faisant écho à la contestation socio-économique et politique des Ultras Green Boys. Ainsi, les Winners allaient chanter « Libres et insoumis » et « lqalb hzine (Le cœur triste) » en 2019, tandis que les Hercules de Tanger ont composé « Blad lhogra (c’est un pays d’oppression) », la même année.

Les femmes et le rejet des espaces publics du supporterisme

Bien que cette dynamique ait pris un caractère populaire, les femmes sont les grandes absentes13Il faut noter qu’il existe une exception dans ce cadre, celle du décès d’une jeune fille, Hayat Belkacem, le 25 septembre 2018, tuée par les balles de la Marine marocaine, alors qu’elle effectuait une traversée clandestine. Cet évènement tragique a suscité une grande émotion et les Matadores de Tetouan ont assisté au match en portant des maillots noirs, puis ont commis des actes de vandalisme! des groupes ultras qui occupent ainsi l’intérieur des stades à coups de chants et de tifos14Là encore les groupes ultras font preuve d’une certaine ingéniosité, parfois recherchée et sophistiquée, en s’inspirant de grands Chefs-d’œuvre, notamment de The game of thrones, Le secret de la chambre 101 de George Orwell ou La cantatrice chauve de Ionesco et en s’appropriant l’extérieur des stades par le biais des tags et graffitis ultras. Non seulement les ultras demeurent des structures exclusivement masculines et leurs contestations sont conjuguées au masculin, mais le recours à l’image féminine n’a d’autre but que de dévaloriser et d’insulter leurs adversaires comme le montre le graffiti ci-dessous:

Graffiti Ultra Green Boys Raja dans la périphérie de Casablanca sur lequel nous pouvons relever deux représentations sexistes : 1- la représentation du Canard symbole de l’équipe adversaire du Wydad féminisée en position de séduction et l’équipe) et dont le premier 9 comporte une flèche tournée vers le haut à droite, symbole de virilité, tandis que la date 1937, celle de la création de l’équipe du Wydad figure en rouge et le chiffre 9 est écrit avec une flèche en bas symbole de féminité. Crédit photo © Taoufik Saadou

En dépit d’une féminisation des stades de plus en plus visible ces dernières années, l’image des femmes dans les stades demeure donc semblable à son image en politique ; elles sont souvent mal perçues car d’abord elles sont dans un espace socialement et culturellement réservé aux hommes et puis se sont des femmes qui manquent à leur responsabilité fondamentale au sein du foyer et de la famille. En même temps, elles sont considérées comme un élément décoratif qui ajoute un brin de modernité. Les supportrices de plusieurs clubs de football ont essayé de créer des sections féminines des Ultras en précisant qu’elles sont concernées autant que leurs « frères masculins » par les questions du club. En 2005, sont nées les Ultra green girls qui ont disparu quelques années après. Faute d’être acceptée et hébergée sur le site officiel des Ultras Green boys, la section féminine a essayé de créer ses propres espaces blogs (créé le 26 mai 2005)  et pages Facebook15https://magana.skyrock.com/1040950804-green-girls.htmlhttps://green-girls01.skyrock.com/729333086-Banderole-Green-Girls.html; https://nabil860.skyrock.com/729542949-Green-girl.html , avec son propre logo et son communiqué de création16« Nous sommes un groupe de supportrices ultras , né en 2005 après la naissance de nos chers frères Greenboys. . Mais l’ambition de cette section n’a pas eu de lendemain. Les commentaires sexistes sur les blogs aussi bien que sur les pages Facebook traitant les filles de prostituées et les hommes d’incapables de contrôler leurs sœurs ont mis fin à cette initiative en créant un mouvement opposant au sein des Ultras green boys surtout après l’apparition du clash des Ultras winners qui circule toujours sur TikTok17« Que dieu puisse mettre fin à ce désastre et met fin aux ultras green girls que tout le monde a vu dans le stade danser en deux pièces ! Eelles ont transformé le virage en une chambre à coucher ! » https://www.tiktok.com/@wydad_army/video/7111280670609034502?q=Ultras%20green%20girls&t=1678033798740 . Jusqu’à aujourd’hui les jeunes filles qui se déclarent membres des ultras sur les réseaux sociaux reçoivent les pires insultes des internautes qui considèrent que l’appartenance aux groupes ultras n’est acceptable que pour les hommes.

Communiqué des Green Girls publié dans les journaux en 2007. L’image est tirée du blog des Green girls, il est mis en ligne le 5 mai 2007

Les supportrices marocaines, un vent de modernité qui souffle sur les stades !

Depuis quelques années, les stades de football au Maroc et dans d’autres pays maghrébins et arabes connaissent une augmentation sensible de la présence des supportrices. Un tel constat s’est vu confirmé lors de la coupe du monde au Qatar. Les femmes marocaines hautes en couleurs dans les gradins, dans les espaces de sociabilité et pendant les festivités à la suite des matchs, véhiculent une image d’ouverture et de liberté des femmes dans des lieux jadis réservés aux hommes. Cependant, ce constat débouche sur deux questions majeures, à savoir :  comment cette présence a-t-elle été négociée et, surtout, comment, tout en acceptant et en répandant dans les médias les images de supportrices, les hommes excluent ces dernières des structures et des micros-espaces où se pratique et se manifeste ce supporterisme ?

En enquêtant sur les raisons de cette féminisation des stades au Maroc, nous avons compris qu’elle reflète une volonté gouvernementale qui se manifeste par le biais de directives du ministre de tutelle stipulant la gratuité de l’accès des femmes aux stades durant les matchs de l’équipe nationale depuis 2018.18Une circulaire qui rentre dans le cadre de la budgétisation sensible au genre du ministère de tutelle de l’année 2018 et qui n’est plus. Cependant, ces directives ne s’appliquent pas aux matchs du championnat local ni à ceux des derbys. Les femmes, peu importe leur âge ou leur statut social, refusent désormais un supporterisme passif et aspirent à vivre intensément l’expérience émotionnelle des stades, même si elles doivent parfois payer doublement leur présence. Leur accès aux stades est conditionné par des tactiques coûteuses de gestion de la violence et du harcèlement. Elles doivent par exemple acheter des sièges plus chers ou partir avec les parents ou des membres de la famille hommes. Cela dit, même si la gent féminine parvient à accéder aux stades, certains virages leur restent malgré tout inaccessibles, surtout ceux où se trouvent les ultras et où les règles de masculinité, de virilité et de puissance se font le plus respecter.

Il est important de constater le libéralisme économique dans lequel la féminisation des stades évolue désormais car elle répond bel et bien à un besoin du marché. L’observateur qui fait le constat de la féminisation des espaces du supporterisme remarque également un changement de décor dans ces espaces, à commencer par la présence de publicités destinées aux femmes et représentant des objets commerciaux visant un marché féminin (bijoux, tenues, objets fantaisie, etc :)19Cyril, F. (2010). « Adidas-la femme est l'avenir du sport ». Publications Études & Analyses, https://www.etudes-et-analyses.com/marketing/marketing-sportif/etude-de-marche/adidas-femme-avenir-sport-325258.html .

Dans ce marketing sportif libéralisé, la présence des femmes dans les stades notamment au Maroc est instrumentalisée afin de véhiculer aux yeux du monde une image de modernité et d’égalité qui s’oppose radicalement aux représentations qu’a l’Occident d’un sud conservateur et patriarcal. Dans ce cadre, il serait intéressant de s’arrêter, ne serait-ce que brièvement, sur la coupe du monde, marquée par le fait que les supportrices marocaines ont envahi l’écosystème mâle du football, en incarnant deux postures complètement paradoxales des femmes exhibant leur affranchissement à travers l’image de la femme qui se déplace seule, autonome financièrement et celle de la maternité sacralisée via l’image des mères des footballeurs.

Le café et la cuisine, quand la guerre des droits se fait autour des espaces

Loin des images diffusées par les médias et sur les réseaux sociaux de femmes marocaines qui pullulent dans les stades, les fan zones et les grandes artères des villes, il convient de s’interroger sur le supporterisme des femmes dans les micro-espaces urbains que constituent les cafés, les quartiers populaires et marginaux des grandes villes. Sans oublier celui des femmes des régions rurales du Maroc, privées de toutes les infrastructures même les plus basiques. Si le supporterisme féminin a certes un coût, il ne saura être payé par toutes les femmes du Maroc. Une large différence existe entre les femmes qui peuvent se payer un billet d’avion pour suivre le match en direct ou du moins qui ont la capacité et surtout la possibilité de payer la consommation dans un café pour supporter l’équipe nationale et toutes celle qui ne peuvent accéder à un café pour des raisons économiques mais aussi parce qu’elles ne sont pas acceptées dans les cafés et ne peuvent pas suivre le match chez elles à cause du monopole exercé par les grandes chaines.

En raison de l’application de l’approche libérale au sport au moment de la coupe du monde, afin de maximiser les bénéfices, les matchs de football n’étaient pas diffusés sur les chaînes aussi bien locales qu’internationales en libre accès. Pour suivre un match de l’équipe nationale, il fallait soit posséder un abonnement sur les chaînes ayant l’exclusivité de la diffusion des matchs, soit les suivre à partir d’un café en payant une consommation dont le prix a largement augmenté ou encore, disposer, tout du moins d’une connexion internet et d’une connaissance suffisante en technique de navigation pour accéder à des sites qui diffusaient des fragments de matchs. Cette situation a eu pour conséquence directe la mise en lumière des inégalités entre les citoyens et surtout les citoyennes qui ne possédaient pas les mêmes ressources pour suivre un événement relatif à un sport populaire et de masse et qui de plus, concernait une équipe nationale.

Les exploits de l’équipe nationale marocaine ont montré finalement qu’il y avait toujours au Maroc, des individus, et surtout des femmes, qui n’avaient pas le droit de vivre ce rêve. Ils ont mis en évidence le fait qu’il existait toujours des centres et des marges. Enfin, ils ont montré qu’il existe des inégalités dans l’inégalité, qu’il y a des outsiders des outsiders et que la marginalité peut être vécue à différentes échelles. En bas de l’échelle, se trouvaient les femmes avec des échelles de marginalités et de discriminations. La première de ces discriminations est celle de l’exclusion de l’espace public notamment celui du café dans les quartiers populaires de Casablanca, accessibles géographiquement et économiquement.

Les femmes qui ont pu mobiliser des moyens pour suivre les matchs dans des cafés qui acceptent la mixité ont suscité une grande polémique sur les réseaux sociaux surtout d’hommes pour qui la place de la femme est chez elle et plus précisément dans sa cuisine. De la sorte, l’exclusion des femmes a été contestée par les moins défavorisées par le biais de vidéos largement repartagées sur Tiktok, Instagram et Facebook dont la plus répandue est celle d’une femme Amazigh sexagénaire revendiquant son droit de suivre le match en mettant en avant les inégalités dont souffrent les femmes20Contenu : La femme s’expliquant dans sa langue amazigh avec un homme dont l’on ne voit pas le visage, une sexagénaire habillée traditionnellement : « F-Les matchs de foot doivent être diffusés sur les chaînes locales, ils ne doivent pas me dire qu’il faut aller aux cafés pour suivre les matchs, pourquoi ils ne les diffusent pas dans la télévision normale ? H- est-ce que les femmes vont aux cafés ? F- Toutes les femmes ne peuvent pas aller au café car toutes les femmes ne possèdent pas les moyens pour y aller ! Chez nous les femmes ne possèdent que leurs télévisions normales. Ceux qui regardent les matchs ont des décodeurs et la connexion wifi mais nous ne sommes pas comme eux, nous n’avons ni décodeurs ni wifi et nous n’avons pas les moyens d’aller aux cafés », https://www.instagram.com/reel/ClwpohROTV6/?utm_source=ig_web_copy_link ou à travers différentes vidéos montrant des femmes de différentes âges debout à l’extérieur des cafés derrières les rangées d’hommes attablés et essayant de regarder le match à partir de la rue. Les hommes, quant à eux, ont contesté la présence des femmes dans les cafés, qu’ils considèrent comme une violation de leur espace exclusif. Certains ont brandi l’argument religieux selon lequel les femmes doivent rester chez elles, d’autres ont vu dans cette présence une limitation de leur propre liberté en accusant les femmes de se montrer impudiques car elles acceptaient de se trouver dans un lieu où les hommes pouvaient recourir « involontairement, en suivant les matchs » à un langage vulgaire et violent, tandis que certains ont tout simplement dit que les questions posées par les femmes ou, pire encore, leurs voix aigües, les dérangeaient pendant qu’ils regardaient les matchs21https://www.instagram.com/p/CmA3AUkKDBe/ et qu’ils leur demandaient de déguerpir et retourner dans leurs cuisines « Kousintek » !

Dans cette polémique, toutes les femmes revendiquent désormais, via des vidéos et des statuts sur les réseaux sociaux, le droit de fréquenter les cafés, et ce, quel que soit leur statut social, leur appartenance géographique et leurs ressources financières. Elles le revendiquent non seulement en tant qu’espace de sociabilité mais surtout comme lieu d’expression d’une opinion publique et politique au sens habermasien. En revanche, la cuisine est devenue le symbole de la résistance masculine à cette forme d’émancipation féminine à travers l’expression et le hashtag « #Kouzintek ». Il convient de rappeler que ce terme tire son origine d’une vidéo partagée sur les réseaux sociaux et devenue virale par la suite, dans laquelle figure un prêcheur qui demande que « la place de la femme soit à la cuisine »22https://www.youtube.com/watch?v=3T0KW2yyr00 (version longue ). Ce mot a été amplement utilisé dans les réseaux sociaux, chaque fois qu’il fallait rappeler les femmes à l’ordre, surtout au moment du déroulement de la coupe du monde de football, mais aussi durant la participation de l’équipe nationale féminine à la coupe d’Afrique. Durant cet événement, ce terme est devenu un hashtag par le biais duquel l’arroseur était arrosé car elle a été, cette fois, utilisée par les femmes contre les hommes. A chaque victoire de l’équipe féminine, les femmes publiaient des messages avec l’hashtag « #kouzintek » !

Ainsi, la confrontation entre les femmes et les hommes passe par celle entre les deux micro-espaces que sont la cuisine et le café. A la femme, revient l’espace intérieur de la cuisine qui sert à alimenter - dans tous les sens du terme -, ainsi que sa fonction reproductive et surtout non-rémunérée et à l’homme le privilège de l’espace extérieur du café avec ses avantages notamment de loisir et sa fonction sociale et politique. Au-delà des espaces physiques que représentent ces lieux, ils renvoient aux rôles sexués des hommes et les femmes mais contestés par ces dernières qui aspirent désormais à jouir de davantage d’égalité en ce qui concerne les droits respectifs des hommes et des femmes.

Paradoxalement, alors que les femmes ont été écartées des espaces de supporterisme au Maroc durant la coupe du monde, ce même événement a mis en avant sur la scène mondiale, grâce aux joueurs de l’équipe marocaine, des mères longtemps marginalisées par leur situation de migrantes, des veuves s’occupant seules de leurs enfants, des employées occupant des emplois marginaux et non reconnus, telles que les activités de femmes de ménage. Cette reconnaissance et cette consécration ont fait et font désormais rêver toutes les marginalisées du Maroc et les encouragent à contester à différentes échelles afin de pouvoir bénéficier d’une égalité d’accès à l’information, à l’espace public, aux espaces de sociabilité longtemps réservés aux hommes et aux droits les plus élémentaires,  que sont les équipements et infrastructures de bases tels qu’une couverture internet ou la diffusion des matchs sur les chaînes nationales accessibles à tous les citoyens, qu’ils soient hommes ou femmes.

Contrairement à la coutume qui veut que toutes les formes de contestations féminines soient initiées ou accompagnées par les associations et le mouvement de femmes, celles engendrées au moment de la coupe du monde semblent émerger de manière spontanée, non encadrée. Le fait qu’elles aient un caractère individuel et répondant à des besoins personnels de celles qui les expriment montre l’écart et les disparités qui existent non seulement entre les hommes et les femmes mais entre les femmes dans leurs différences d’appartenance territoriale, de classe sociale, de niveau économique, etc. Cela montre également que les femmes marocaines toutes classes confondues ont développé un discours revendicatif et une contestation par le bas que le mouvement associatif de femmes semble exclure ou négliger. Le mouvement manque par là à une de ses missions principales d’encadrer et accompagner les revendications des femmes dans leur diversité, ce qui peut être perçu comme un signe de l’affaiblissement de ce dernier dont les réactions deviennent lentes et moins fortes et orientées uniquement vers les grands dossiers tels que la réforme de la Moudawana. Ainsi, le mouvement féministe rate par là l’occasion de défendre son postulat sur le changement de la société en exploitant ce genre de revendications qui émanent des marges ; il perd aussi un espace de revendication innovant et visible qui est celui des stades marocains. Imaginant que le dernier Tifo du derby entre le Wac et le Raja qui a eu lieu le 5 avril 2023 a véhiculé un message sur le viol de la petite fille de 11 ans23Plus connu sous le viol de Tifelt, c’est le crime d’un viol collectif d’une petite fille de 11 ans dans la région de Tifelt au Nord de Rabat qui a conduit à une grossesse. Les accusés ont eu pour chacun une peine de 2 ans en bénéficiant des mesures d’allègement ce qui a provoqué une vague de contestation au Maroc. au Maroc et sur l’injustice qu’elle a subie, cela aurait pu créer plus d’impact que le Sit-in organisé le même jour par la coalition du mouvement féministe « Printemps de la Dignité » et qui a rassemblé une centaine de femmes devant la cour d’appel de Rabat et qui paradoxalement n’a pas eu la même médiatisation que le match du Derby !

 

nous sommes une bandes de copines , fans de raja de Casablanca , fidèles à ce club , nous avons décidé de créer le premier groupe ultras des supportrices au Maroc , que nous l'avons appelé "GREEN-GIRLS"…..; https://green-girls01.skyrock.com/729333086-Banderole-Green-Girls.html

https://www.youtube.com/watch?v=-6wBGIcc7fk (version courte)

Endnotes

Endnotes
1 Jürgen Habermas, « Intolerance and Discrimination », I. CON, vol. I, no 1, 2003, p. 2-12 et Jürgen Habermas, « De la tolérance religieuse aux droits culturels », Cités, no 13, 2003/1, p. 151-170.
2 Ces espaces imposent certains filtres invisibles à la participation des femmes, notamment en ce qui concerne l’appartenance politique ou associative, le niveau intellectuel, l’organisation, etc., qui font qu’ils demeurent élitistes ou thématiques !
3 La netnographie est une méthode qualitative pour l’analyse des communautés virtuelles, qui s’inspire de la méthode ethnographique reposant sur l’observation non participante des acteurs. Pour une compréhension approfondie de cette méthode, voir le travail de Nada Sayarh. (2022), « La netnographie: mise en application d’une méthode d’investigation des communautés virtuelles représentant un intérêt pour l’étude des sujets sensibles ». Recherches qualitatives, 32(2), 227-251.
4 William Nuytens. (2004). La Popularité du football : Sociologie des supporters à Lens et à Lille. Artois Presses Université
5 Voir notamment les travaux d’Abderrahim Bourkia. (2018), Des ultras dans la ville: étude sociologique sur un aspect de la violence urbaine. Editions la Croisée des Chemins ; Zakaria Lahrache. (2021), La perception de la violence dans les stades de football chez les spectateurs marocains Cas des supporters du RCA et du WAC de Casablanca, thèse de doctorat. Bourgogne Franche-Comté; Abderrahim Rharib, « Les dérives du supportérisme au Maroc ». In Les enjeux du développement économique, financier et écologique dans une mondialisation risquée. (pp. 501-512). Wydawnictwo Uniwersytetu Ekonomicznego w Poznaniu.
6 Les Green Boys du Raja, les Winners du Wac, les Ultras Askary du Far, les Helala Boys de Kenitra, les Matadores de Tétouan, les Hercules de Tanger, les Imazighen d’Agadir, les Ultras Shark de Safi...
7 Dans les stades existe des différences entre les tribunes latérales couvertes et équipées à recevoir les supporters et les ends, les curvas, et les virages qui sont situés derrière les buts et sont les lieux des ultras qui les squattent « […] les ends, curve, virages, ouverts au vent, au soleil et à la pluie, aux gradins sommairement aménagés, où les corps des spectateurs se fondent, a fortiori s’ils se tiennent debout pour mieux encourager leur équipe. », BROMBERGER, Christian. La répartition des spectateurs : au-delà du prix des places, des territoires In : Le match de football : Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995
8 Le tifo est une animation visuelle généralement organisée par des supporters d'une équipe, baptisés dans certains pays « tifosi » ou « aficionados », dans les tribunes d'un stade ou circuit accueillant une rencontre sportive.
9 Club des Forces Armées Royales, équipe de la ville de Rabat. Voir Badr Kidiss, « Au Maroc, les ultras donnent de la voix pour raconter une jeunesse désabusée ». Konbini 26 octobre 2018, https://www.konbini.com/sports/maroc-ultras-jeunesse-desabusee/
10 Comme nous l’avons expliqué dans d’autres écrits, nous optons pour l’appellation printemps démocratique (au lieu de printemps arabe) qui respecte la diversité ethnique et linguistique des citoyens et citoyennes du Maroc dont notamment celle des Amazighs.
11 Abderrahim Bourkia, « Les stades de football, nouvelle arène politique », Albayane, 2019.
12 Embrasement généralisé d'une tribune qui s’accompagne parfois de fumigènes
13 Il faut noter qu’il existe une exception dans ce cadre, celle du décès d’une jeune fille, Hayat Belkacem, le 25 septembre 2018, tuée par les balles de la Marine marocaine, alors qu’elle effectuait une traversée clandestine. Cet évènement tragique a suscité une grande émotion et les Matadores de Tetouan ont assisté au match en portant des maillots noirs, puis ont commis des actes de vandalisme!
14 Là encore les groupes ultras font preuve d’une certaine ingéniosité, parfois recherchée et sophistiquée, en s’inspirant de grands Chefs-d’œuvre, notamment de The game of thrones, Le secret de la chambre 101 de George Orwell ou La cantatrice chauve de Ionesco
15 https://magana.skyrock.com/1040950804-green-girls.htmlhttps://green-girls01.skyrock.com/729333086-Banderole-Green-Girls.html; https://nabil860.skyrock.com/729542949-Green-girl.html
16 « Nous sommes un groupe de supportrices ultras , né en 2005 après la naissance de nos chers frères Greenboys.
17 « Que dieu puisse mettre fin à ce désastre et met fin aux ultras green girls que tout le monde a vu dans le stade danser en deux pièces ! Eelles ont transformé le virage en une chambre à coucher ! » https://www.tiktok.com/@wydad_army/video/7111280670609034502?q=Ultras%20green%20girls&t=1678033798740
18 Une circulaire qui rentre dans le cadre de la budgétisation sensible au genre du ministère de tutelle de l’année 2018 et qui n’est plus.
19 Cyril, F. (2010). « Adidas-la femme est l'avenir du sport ». Publications Études & Analyses, https://www.etudes-et-analyses.com/marketing/marketing-sportif/etude-de-marche/adidas-femme-avenir-sport-325258.html
20 Contenu : La femme s’expliquant dans sa langue amazigh avec un homme dont l’on ne voit pas le visage, une sexagénaire habillée traditionnellement : « F-Les matchs de foot doivent être diffusés sur les chaînes locales, ils ne doivent pas me dire qu’il faut aller aux cafés pour suivre les matchs, pourquoi ils ne les diffusent pas dans la télévision normale ? H- est-ce que les femmes vont aux cafés ? F- Toutes les femmes ne peuvent pas aller au café car toutes les femmes ne possèdent pas les moyens pour y aller ! Chez nous les femmes ne possèdent que leurs télévisions normales. Ceux qui regardent les matchs ont des décodeurs et la connexion wifi mais nous ne sommes pas comme eux, nous n’avons ni décodeurs ni wifi et nous n’avons pas les moyens d’aller aux cafés », https://www.instagram.com/reel/ClwpohROTV6/?utm_source=ig_web_copy_link
21 https://www.instagram.com/p/CmA3AUkKDBe/
22 https://www.youtube.com/watch?v=3T0KW2yyr00 (version longue
23 Plus connu sous le viol de Tifelt, c’est le crime d’un viol collectif d’une petite fille de 11 ans dans la région de Tifelt au Nord de Rabat qui a conduit à une grossesse. Les accusés ont eu pour chacun une peine de 2 ans en bénéficiant des mesures d’allègement ce qui a provoqué une vague de contestation au Maroc.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.