Compréhensions politiques des jeunes dans la Tunisie post-2011 : la parole donnée aux générations Y et Z

Résumé Synthétique

Cette étude cherche à contribuer à la compréhension de la jeunesse en Tunisie à l'occasion de l'année anniversaire de la révolution de 2011, afin de mieux comprendre leur vision de la politique et de la transition démocratique du pays, leurs aspirations et priorités pour eux-mêmes et leur pays, et leur processus de socialisation politique. Notre étude part du postulat que la compréhension de la jeunesse tunisienne d'aujourd'hui passe par la reconnaissance de deux générations différentes de jeunes : celles qui ont mené ou participé activement à la révolution (Génération Y, 26 à 35 ans) et celles qui n'ont atteint la majorité qu'après le début de la transition politique (Génération Z, 18 à 26 ans). Nous postulons qu'il existe des différences générationnelles entre ces deux cohortes de jeunes en ce qui concerne leurs perceptions et leurs intérêts pour la politique, et que celles-ci reflètent leurs différentes positions au moment de la révolution.

Pour comprendre les différences générationnelles au sein de la jeunesse, ces groupes sont étudiés à travers des 12 focus groups organisés dans six municipalités différentes du pays par l’équipe d’Arab Reform Initiative, en partenariat avec l’association Humetna pour les municipalités de Medjaz-el-Bab, Kasserine et Foussana, ainsi que l’association We Start pour les municipalités de Kairouan, Hajeb Laayoun et Chebika. Ainsi ont été réunis à chaque fois des jeunes appartenant à chacun des groupes afin de répondre à des questions portant sur leur mémoire pré et post 2011, sur leurs valeurs et attentes, ainsi que sur leur priorités et évaluation des services prodigués par l’Etat.

Parmi les principales conclusions, nous constatons que le sentiment d’appartenance à une génération à part n’est pas universel. Les répondants du groupe Y semblent identifier une appartenance à un groupe générationnel distinct du groupe Z, là où ces derniers perçoivent peu ou pas de différences. Les différences mentionnées par le groupe Y se rapporte aussi bien au mode de vie, au langage parlé, aux références culturelles ou encore au rapport aux nouvelles technologies. Néanmoins, les deux groupes Y et Z s’accordent à dire que les différences sont toutefois plus importantes avec la génération de leurs parents/aînés (35 ans et plus), et les deux groupes Y et Z s’accordent également à dire que les divergences se rapportent de manière plus importante à des facteurs socio-économiques et géographiques qu’à des différences d’âge ou de génération.

En même temps, la recherche a montré de différences générationnelles par rapport au passé. Alors que les deux groupes s’accordent à évaluer la situation politique du pays comme étant globalement négative, les participants des groupes Z ont démontré un certain défaut de mémoire quant à la situation de la Tunisie avant 2011 et quant aux évènements de 2011. De même, ces participants du groupe Z identifient la période de Ben Ali à des éléments plus positifs que ceux existant aujourd’hui (calme, sécurité, prospérité). Par contre, le groupe Y sont plus nuancés dans leurs estimations du passé.

De surcroit, la recherche a montré de différences générationnelles par rapport à l’avenir socio-professionnel, plus généralement perçu comme plus négatif par les participants des groupes Y que ceux du groupe Z. Ces derniers semblent moins enclins à quitter le pays si l’occasion se présentait à eux.

Cependant, de différences générationnelles ne paraissent pas quant à la politique actuelle. Le rôle des partis et leaders politiques est généralement perçus par les deux groupes comme négatif, à l’exception de certaines figurent politiques atypiques telles que Kais Saied. La démocratie est majoritairement perçue par les membres des deux groupes comme un concept flou, sans réelle impact sur leur quotidien et sans fondement dans les programmes scolaires tunisiens. Les valeurs les plus citées sont celles de respect, de morale, de justice et d’égalité entre tous les citoyens et citoyennes.

Par rapport aux priorités pour la Tunisie, le manque de conscience de la population quant aux principaux enjeux du pays a été identifié comme une lacune majeure de la situation actuelle par les deux groupes. Autres priorités identifiées par les deux groupes sont : les réformes institutionnelles (établissement de la Cour Constitutionnelle, application ou amendement de la Constitution, retrait de lois, changement parlementaires, changements de gouvernement, etc.), les questions économiques (réformes économiques, encouragement de l’entreprenariat, investissements publics et étrangers, etc.), ou encore la lutte contre la corruption et l’économie parallèle (plus de contrôle sur les marchés publics, lutte contre la petite corruption, contrôle des importations illégales, etc.). Enfin, le secteur de la santé fait l’unanimité de tous les groupes sur son état de délabrement et les faiblesses majeures dont il souffre.

Finalement, l’évaluation du secteur éducatif est plus nuancée et dépend de chaque contexte local. De même, l’évaluation des transports a été plutôt positive avec des disparités importantes entre zones urbaines et zones rurales.

In fine, la recherche a mis en lumière les nombreux points de divergence et de convergence entre les deux groupes Y et Z mais également au sein de chaque groupe. Il apparaît difficile sur la base des focus groups de tracer une frontière rigide sur une base purement générationnelle. Les différences relevées sont bien plus complexes et reposent sur des facteurs géographiques, sociaux, économiques et peut être plus que toute autre chose, individuels, tant l’expérience de chaque citoyen et de chaque citoyenne détermine ses opinions et sa perception du monde environnant et de l’espace public. Les rasions pour cela restent peut-être dans les modalités de socialisation politique des jeunes interrogés ici. Nous avons clairement identifié que les débats en famille ou entre amis, les réseaux sociaux, et les interactions sociales sont le premier vecteur d’apprentissage des valeurs et de démocratie, bien plus que l’école ou l’université. L’on se serait attendu à des différences à ce niveau entre les générations Y (qui ont effectué leur scolarité avant 2011) et Z (qui l’ont fait après 2011). Toutefois, il semble que les programmes en rapport avec la démocratie (éducation civique, philosophie, langues) aient peu ou pas changé dans leur contenu et dans leur impact sur les élèves avec la survenue de la révolution.

Le point de convergence le plus évident est d’ailleurs cette perception négative de la situation présente du pays. La critique sévère du paysage politique et de ses acteurs fait l’unanimité des jeunes que nous avons rencontré. De même, le constat de faiblesse des services publics vitaux mais également de l’inefficacité des institutions politiques du pays ont réuni l’approbation de tous et toutes.

La divergence principale, cependant, relève de l’avenir, perçu de manière plus optimiste par les participants du groupe Z que ceux du groupe Y. Nous avons tenté d’analyser, de comprendre et d’expliquer cette perception plus positive du futur par le vécu des membres du groupe Y qui se perçoivent comme “génération sacrifiée”, contrairement aux membres du groupe Z qui sont encore relativement à l’abri sur les bancs des lycées et des universités.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.