Banlieue sud de Tunis: La mise en agenda du problème de la pollution marine

Une consultation citoyenne a été organisée par l’Office national de l’assainissement deux mois après la chaîne humaine du 12 septembre sur les plages de la banlieue sud de Tunis. Dans cet article, une chronologie des événements liés à la lutte contre la dégradation de la mer de 2013 à septembre 2021 et un retour sur la consultation citoyenne de Novembre 2021 permet de suivre l’état des lieux de la question environnementale à l’échelle locale et nationale.

La pollution dans le golfe de Tunis ©Khouloud Ayari

Le 12 septembre 2021, le long des quatre plages les plus polluées de la banlieue sud de Tunis, trois mille personnes ont manifesté, appelant à l'arrêt du rejet des eaux usées non conformes dans la mer. Depuis l’organisation de la “plus grande chaîne humaine” de l’histoire de la Tunisie, des mesures étaient attendues des administrations en charge de la gestion de l'environnement. En novembre, l'Office national de l’assainissement (ONAS) a organisé une consultation citoyenne autour du projet d’un émissaire en mer à 7km du delta du Oued Meliane, soit un canal construit conçu pour transporter les eaux usées traitées à la station d’épuration vers la mer.

La population vivant sur ces côtes assiste à la dégradation de la mer et de son rivage depuis les années 90. Connue alors pour accueillir des vacanciers de tous bords, les hôtels de la banlieue sud regorgeaient de visiteurs. « Jusqu’aux années 80 à Ezzahra on ne nageait pas le week-end, faute de place comme l’a mentionné Ghazi, géologue retraité et activiste de 61 ans. Nader, Khaled et Ghazi trois militants et habitants de Rades, Hammam Lif et Ezzahra se remémorent la mer de la côte sud du Golfe de Tunis avant l’arrivée de la pollution:

“On pouvait apercevoir l’eau limpide foisonner de biodiversité et le sable, plus clair, abritait des coquillages qu’on ne retrouve plus désormais. A présent, on ne peut qu’espérer apercevoir des épisodes d’eau claire lorsque le courant marin est favorable, réduisant uniquement l’apparence trouble de l’eau.”

Actuellement, 95000 m3 par jour d’eau usées sont traités dans la banlieue sud. Une partie importante de cette eau non-conforme aux normes tunisiennes dont la NT.10602, relative aux rejets d'effluents dans le milieu hydrique, est rejetée directement dans la mer à plusieurs endroits (voir carte).

A la suite des analyses réalisées à l’institut Pasteur à la demande des habitants de la banlieue sud, et appuyées par des analyses faites par le ministère de la santé qui révèlent une contamination bactériologique accrue dont la source revient aux eaux usées, l’appel des manifestants est principalement adressé à l’ONAS. Étant l’unique organisme public chargé du traitement des eaux usées en Tunisie ; le traitement de tous les effluents ménagers et industriels relève de leur ressort. Pourtant, plusieurs acteurs interviennent sur le littoral tunisien : les ministères de l’agriculture, de l’aménagement du territoire, de l’environnement, de la santé, de l’industrie, les collectivités locales…

La pollution dans le Golfe de Tunis, un état de fait 

Le système de traitement des eaux usées est défaillant en Tunisie et ce, à plusieurs niveaux qui se manifestent en aval par la pollution engendrée sur le littoral. Il existe des quartiers entiers non raccordés au système d’assainissement sur le lit de l’oued Méliane dans les villes de Rades, Mornag, Fouchana et Zaghouan. A cela s’ajoute, dans la station d’épuration de Radès, une unité de traitement des effluents industriels détériorée par les eaux usées venant des industriels n'assurant pas le prétraitement, et cela malgré la législation en vigueur1Décret nº 2005-1991 relatif à l' étude d'impact sur l'environnement et fixant des catégories d'unités soumises à l'étude d'impact sur l'environnement et des catégories d'unités soumises aux cahiers de charges . .

En effet, bien que les inspecteurs de l’Agence de Protection et d’Aménagement du Littoral (APAL) et de l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement (ANPE) ont le pouvoir de mettre fin aux dépassements des usines polluantes, les amendes fixées restent dérisoires par rapport au coût économique et social de la dégradation du milieu. Certaines mesures radicales d’arrêt d’activité à l’encontre des industriels qui ne respectent pas l'obligation d'avoir une station de prétraitement, ne sont pas appliquées face à l’argument de l’emploi : l’interruption de l’activité industrielle pouvant engendrer le chômage de centaines de travailleurs.

Quant aux dépassements de l’ONAS, les trois organismes étant sous la tutelle du même ministère, cela représente une contradiction dans la législation qui place le ministère de l’environnement comme juge et partie. D’une part l’ONAS pollue, d’autre part les agences assurent la protection de l’environnement.

Pour avoir un aperçu de l’état actuel de la côte du golfe de Tunis, une carte a été réalisée en se basant sur ce qui est observable sur l’image satellitaire, les visites sur terrain, une revue de littérature recoupée aux témoignages des habitants. Elle met en avant les points de rejet des oueds dans la mer avec les principaux pôles industriels, les stations d’épuration et la zone de sédimentation.

Sources de pollutions recensées sur le littoral du golfe de Tunis

Prémisse de dialogue pluri-acteurs

Pour pallier au manque de données publiques, les habitants ont réalisé eux-mêmes des analyses auprès de l’institut Pasteur démontrant la contamination de l’eau au-delà du rayon défini par le ministère de la santé. Les analyses montrent que la principale source de pollution sont les eaux usées déversées par l’ONAS, et ce, malgré la cinquantaine d’usines qui bordent le lit de l’oued Meliane depuis Bir Lmchergua. De fait, jusqu’en 2014, la pollution était attribuée au port, à la centrale thermique de Radès et à l'activité industrielle environnante.

De 2013 à 2014, les habitants et associations de Hammam Lif, Rades et Ezzahra ont initié une série d’actions. D’abord une pétition a été présentée aux autorités locales, régionales et à la commission de l’industrie, de l’énergie, des ressources naturelles, de l’infrastructure et de l'environnement de l’Assemblée des Représentants du Peuple.

En réponse, le ministère de l’Environnement a signé une charte de réhabilitation de la station d’épuration de l’oued Meliane en 2016 où seules deux associations et municipalités ont été conviées : celle de Zaghouan et de Ben Arous, deux villes loin de la côte. En riposte, une réunion a été organisée au gouvernorat de Ben Arous avec les associations et municipalités de Rades et Ezzahra.

En janvier 2017, une commission a été créée avec des représentants du ministère de l’environnement, l’ONAS, le ministère de la santé et de l’agriculture et des associations d’Ezzahra et Hammam Lif. Le diagnostic a alors permis d'identifier une troisième source de pollution urbaine : les quartiers non raccordés à la station d’épuration déversant les eaux usées directement dans l’oued Meliane.

Le mouvement citoyen contre la pollution

Le tissu associatif existant a facilité l’organisation de l’initiative du 12 septembre ayant pour slogan “Tous unis pour sauver notre mer et nos plages de la banlieue sud”. L’événement a été initié sur les réseaux sociaux à travers un groupe Facebook de la campagne #سكر_الاوناس_على_بحر_الضاحية_الجنوبية , #fermez l’ONAS sur la mer de la banlieue sud. C’est dans ce groupe de 14000 adhérents qu’une discussion sur le besoin de se mobiliser sur place a eu lieu entre des membres du groupe dont Jade (biologiste et membre du club des randonneurs) qui a proposé de s’inspirer de l’idée de chaîne humaine comme manière de manifester. “En l’espace de deux semaines, nous avons pu rassembler plus de 3000 personnes, imaginez ce qu’on est capable de faire pour la banlieue sud” déclare Hajer, militante chargée de la coordination de l’initiative. Pour ces militants, la mobilisation dans la banlieue sud de Tunis rejoint les mouvements similaires, portés par des associations à Sfax et à Nabeul pour sauver le littoral tunisien de la pollution marine. L’enjeu à présent réside dans la manière de s’organiser et de s’allier pour former un front de lutte commun. Une chose revient souvent lors des rencontres : le mouvement ne sera pas chapeauté par une association, surtout nouvelle.

Une mobilisation qui paye

Fortement médiatisée, cette mobilisation a suscité l’attention de l’ONAS qui a initié dans les mois qui ont suivi une consultation citoyenne sur son projet de réduction de la pollution. Des réunions de concertation ont été organisées lors de la deuxième semaine de novembre dans les locaux des quatre municipalités de Hammam Chatt, Hammam Lif, Rades et Ezzahra, clôturées par une réunion à l’hôtel Africa à Tunis. Une étude d’impact environnemental et social du projet d’un émissaire en mer a été réalisée par le bureau d’étude Gerep pour le compte de l’ONAS. L’étude a révélé que la meilleure stratégie pour protéger l’oued et réduire la pollution en banlieue sud est de faire le traitement tertiaire des eaux usées en assurant un canal à 7km de la côte pour les évacuer en mer.

Un projet similaire réalisé à Raoued en 2018 est présenté par l’ONAS comme une réussite étant donné l’amélioration de la qualité de l’eau de baignade, principal indicateur environnemental mis en avant. Le projet a coûté 80 Millions de dinars et a été réalisé par des entreprises tunisiennes et portugaises. Le pôle d’assainissement à sud Meliane et l’émissaire en mer coûteront approximativement 250 Millions de dinars. Cette transition vers le traitement tertiaire s’inscrit dans la stratégie nationale d’assainissement qui a été abordée par le gouvernement de Habib Essid puis celui de Youssef Chahed entre 2014 et 2019.

Travaux de réhabilitation et d’aménagement du système d’assainissement

Dans un premier temps, les municipalités de Bir Mcherga, Khelidia et Jbal Ouest qui déversent leurs eaux usées directement dans l’oued vont être raccordées à l’ONAS, avec la création d’une nouvelle station d’épuration à Khelidia. Ce premier volet du projet coûtera 50 millions de dinars, les études ont été réalisées et en 2022 les appels d'offres seront publiés.

La deuxième étape du projet concerne la rénovation de la station de pompage sud Meliane (inaugurée en 1979) qui accueillera 90000m3 par jour. Ce projet coûtera 135 millions de dinars.   Pour Sihem Sajni, ingénieure principale à l’ONAS, “le vieillissement de l’installation contribue au fait que les effluents ne soient pas dans les normes”.

Une troisième étape prévue pour 2023 et financée par la banque allemande KFW concerne le traitement des effluents industriels de la station grappée de Radès.

Enfin, l’ONAS compte élaborer un projet d’émissaire en mer à 7km de la côte, 12 m de profondeur avec une partie terrestre partant de la station de Radès.  Les interventions prévues de l’ONAS dans le gouvernorat de Ben Arous sont représentées sur cette carte réalisée suite à la réunion du 9 Novembre à Ezzahra.

Projet d’émissaire en Mer Sud Meliane

Le traitement tertiaire favorise la réutilisation des eaux usées : l’objectif de l’ONAS serait de réutiliser la plus grande partie des eaux usées traitées en ne gardant qu’une petite partie (soit 15%) à l’évacuation en mer. Les exemples de réutilisation des eaux usées sur lesquels s’est basé le directeur régional de l’ONAS lors de la réunion sont ceux qui ont suivi la réalisation de l’émissaire de la banlieue Nord de Tunis. Par exemple, en banlieue nord, un promoteur a prévu de dépenser 4 millions de dinars pour pomper de l’eau de la station de Chotrana pour l’arrosage d’un terrain de golf au sein d’un projet immobilier à Raoued.

Le projet a été présenté comme la meilleure solution parmi les scénarios possibles. Or, lors de la discussion dans la salle, les participants ont présenté d’autres issues comme la réutilisation des eaux usées traitées pour recharger la nappe phréatique et dans son usage dans l’agriculture. Ils se sont questionnés sur l’intérêt de dépenser autant pour évacuer aussi loin une eau conforme et non polluée.

La dépollution du milieu contaminé se fera à deux vitesses :  d’abord de manière progressive, l’arrêt des flux de pollution quotidiens permet aux courants marins et à la flore d’assurer un rôle régénérateur. Des projets de dépollution doivent être considérés pour espérer imaginer la banlieue sud de demain, qui ressemblerait à celle précédant les dommages causés par l’ONAS. La dépollution du milieu et la restauration de la biodiversité incombe à tous les acteurs concernés : les usines ayant contribué à la détérioration de l’environnement et des équipements, les ministères et les agences publiques de sauvegarde.

Recommandations des habitants pour le littoral sud :

Tant que les rejets sont quotidiens, qu’il n’existe encore pas de dépollution de la mer, la baignade dans les eaux de la banlieue sud présente un risque pour la santé et devrait être interdite. Des panneaux signalétiques sont nécessaires.

Le ministère de l’environnement a pour vocation de protéger l’environnement, l’ONAS apportant la plus grande quantité d’eau polluée à l’échelle du pays, son rattachement au ministère de l’environnement est paradoxal. Placer l’ONAS sous la tutelle d’un autre ministère permettrait de mieux faire le suivi de ses activités.

Tant que les industriels n’effectuent pas le prétraitement qui figure pourtant dans leur cahier des charges et que les décisions des agents de l’ANPE et de l’APAL ne sont pas exécutées, nous continuerons à avoir une contamination chimique irréversible et dangereuse de la mer. Qu’il y ait plus de rigueur à appliquer les réglementations contribuerait à l’atténuation de ce problème.

D’autres infrastructures sur la côte présentent une nuisance et devraient être éliminées comme pour les digues qui favorisent la prolifération d’algues (soula) produisant des odeurs nauséabondes.

Le contrôle du port de Radès est aussi nécessaire, l’interdiction des vidanges et des dégazages des bateaux entrants contribuera à l’atténuation de la pollution existante.

 

Endnotes

Endnotes
1 Décret nº 2005-1991 relatif à l' étude d'impact sur l'environnement et fixant des catégories d'unités soumises à l'étude d'impact sur l'environnement et des catégories d'unités soumises aux cahiers de charges .

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.