Au-delà du boom agricole Marocain : l’invisibilité et la précarité d’une main d’œuvre agricole féminine

Les ouvrières jouent un role clé au sein du secteur agricole au Maroc. Si leurs conditions de travail s’avèrent très dures, la crise de la pandemie COVID-19 n’a fait qu’accentuer leurs précarités économiques et sociales. Cet article discute du traitement exploitatif des mains d’oeuvre agricoles féminines et des soutiens étatiques et sociaux qui leur sont fournis et qui demeurent néanmoins insuffisants, tout en mettant en avance des suggestions pour améliorer leurs vies.

Photos 2 : Trois ouvrières dans un moquef dans la région du Saiss. © Lisa Bossenbroek

« Je n’ai pas travaillé pendant le confinement, [...] je ne sortais plus de chez moi. Je mange ce que j’ai (nakol li keteb allah), je regarde la télé et je dors. Je n’ai pas reçu d’aide [...] cela m’a beaucoup travaillé (tghaddad’t) car des gens aisés ont reçu de l’aide, mes frères aussi ont reçu l’aide et moi qui suis dans le besoin je n’ai rien reçu. J'ai senti de l'injustice, j’ai fermé ma porte et je ne sortais plus. » (Entretien avec Aziza 13 octobre 2020)1Tous les noms propres utilisés dans cet article ont été changés pour garder l’anonymat des personnes interviewées.

Au Maroc, la crise liée à la pandémie a accentué les difficultés quotidiennes et injustices sociales et matérielles auxquelles de nombreuses ouvrières agricoles font déjà face. Beaucoup travaillent sans contrat, sans sécurité sociale, et font quotidiennement face à différentes formes de stigmatisation sociale. Toutefois, les ouvrières sont indispensables pour le développement agricole du pays. Elles effectuent différentes tâches, souvent peu valorisées, sur l’exploitation : le repiquage de l’oignon, l’éclaircissage des fruits, le désherbage, la récolte… des tâches auxquelles le corps et le caractère féminin selon certains agriculteurs et responsables d’exploitation pourraient soi-disant mieux répondre. A travers leur endurance et les différentes tâches agricoles qu’elles réalisent, les ouvrières sont un maillon indispensable dans la production agricole et dans le boom agricole que le pays a connu durant les dernières décennies. Ce boom est notamment lié à l’orientation du pays qui a fait de l’agriculture le moteur de l’économie nationale en impulsant différentes stratégies agricoles comme le Plan Maroc Vert (PMV) qui a structuré le développement agricole et rural entre 2008 et 2020. C’est ainsi que par exemple, dans la région du Loukkos-Gharb, la surface cultivée en fraises est passée progressivement de 100 hectares au début des années 90 à 3 600 ha en 2016-2017 (Harbouze et al., 2019).

Dans cet article nous utilisons la pandémie comme point d’entrée pour illustrer 1) la précarité socio-économique dans laquelle une grande partie des ouvrières agricoles vivent et 2) comment la pandémie a accentué cette précarité. Pour ce faire, nous nous appuyons sur notre engagement de près d’une décennie auprès des ouvrières agricoles, et sur des entretiens téléphoniques réalisés depuis mars 2020 avec des ouvrières et des agriculteurs de la plaine agricole du Saiss au nord-ouest du pays et de la zone côtière du Gharb et du Loukkos, au nord-est du pays. Nous commençons par retracer l’émergence de la main d’œuvre féminine salariée agricole au Maroc et par dresser les différents portraits des ouvrières agricoles afin de comprendre qui sont ces femmes et les raisons qui les poussent à accepter de travailler dans des conditions précaires. Nous procédons par la suite à la description des conditions de travail et des difficultés auxquelles ces femmes font face en général, et plus spécifiquement depuis le début de la pandémie. L’invisibilité des ouvrières agricoles dans les politiques et le débat publics nous incite à conclure l’article avec certaines recommandations telles qu’elles étaient exprimées par les ouvrières lors de nos entretiens.

Photo 1 : Des ouvrières agricoles en train de faire le désherbage de l’oignon dans la plaine du Saiss (credit : Lisa Bossenbroek)

L’émergence d’une main d’œuvre féminine salariée

Au Maroc, la femme rurale a toujours travaillé. En plus de ses tâches ménagères (cuisine, ménage, l’entretien du linge, l’éducation des enfants) elle travaille dans l’exploitation familiale en se chargeant de certaines tâches bien spécifiques comme la plantation, la récolte, le désherbage, et le travail à l’étable. Toutefois, le travail agricole féminin rémunéré n’a vu le jour qu’à partir des années 1980 - 1990. Avant, comme on peut le lire dans le travail de Paul Pascon et Mohammed Ennaji (1985), elle était peu présente et du coup « dans certaines régions, comme le Haouz, on fait appel même à la main d’œuvre féminine urbaine, étant donné qu’à la campagne elle n’est pas encore présente en abondance sur le marché du travail du fait des tabous existants » (p.  58). Aujourd’hui, ce constat n’est plus valable et la participation des femmes rurales dans le travail agricole rémunéré est devenue une réalité de tous les jours. Toutefois, les tabous et la stigmatisation du travail agricole féminin restent, encore aujourd'hui, des traits dominants de la société rurale.

Seule une minorité des ouvrières travaille avec des contrats de travail et bénéficie d’une sécurité sociale. En effet, la grande majorité travaille sans contrat, sans sécurité sociale et avec peu d'opportunités d'ascension professionnelle, contrairement aux hommes (Bossenbroek, et al. 2013). En effet, les ouvriers qui accumulent des expériences agricoles arrivent à se hisser professionnellement et peuvent devenir plus facilement « cabran » (de « caporal », soit, responsable de la gestion et mobilisation des ouvriers), gardien, responsable de la conduite des machines, intermédiaires, etc. Les femmes n’ont que rarement l’opportunité de devenir « cabran » et ont encore moins de chances d’acquérir un autre statut professionnel agricole spécialisé. Elles continuent de travailler dans les différentes exploitations, soit en travaillant directement chez l’agriculteur ou en passant à travers le moquef, lieu souvent situé à l’extrémité des petits centres ruraux, où, à l’aube, les ouvrières et les ouvriers se rassemblent pour trouver un emploi pour la journée (voir photo 2). Pour arriver sur leur lieu de travail, les ouvrières et ouvriers sont souvent entassés en grand nombre dans des camionnettes ou pick-ups non bâchés et transportés vers les exploitations. Les frais de transport sont assurés soit par l’agriculteur, soit par le caporal qui soustrait une partie du salaire des ouvrières en contrepartie. Du fait de l’irrespect de la sécurité des passagers et du code de la route, les accidents de route sont assez fréquents.;

Photos 2 : Trois ouvrières dans un moquef dans la région du Saiss. (credit : Lisa Bossenbroek) © Lisa Bossenbroek

En général, quand les femmes travaillent directement chez l'agriculteur, elles gagnent entre 60 et 70 DH (5,7 – 6,6 Euros) par jour. Si elles trouvent un travail à travers le moquef et que la demande en main d'œuvre est importante (cela dépend de la saison agricole) les salaires peuvent être plus élevés et atteindre par exemple 150 à 180 DH (14,2 – 17 Euros), voire plus. Toutefois, le travail à travers le moquef est accompagné de beaucoup d’insécurité : les femmes n’y trouvent pas toujours un travail, particulièrement les femmes âgées. A ce propos, Aziza âgée d’environ 60 ans explique : « Je viens ici [au moquef] tous les jours. Je viens vers 4 heures du matin et j’attends jusqu'à 10h ou 11h. Cette semaine, je suis venue chaque jour mais je n’ai travaillé que 2 jours sur 7 ».  

Qui sont ces femmes « ninjas »?

La tenue vestimentaire des ouvrières leur a valu le surnom de « ninjas » : leur visage est enroulé dans un épais foulard, laissant à peine apparaître leurs yeux. Elles expliquent que leur tenue vestimentaire est destinée à se protéger du soleil, de la poussière et des pesticides. Cependant, outre ces considérations pratiques, beaucoup ont également admis que leurs écharpes servent à cacher leur visage, ce qui leur permet de rester invisibles et « anonymes ».

A travers nos entretiens, nous avons pu dresser les multiples profils de ces ouvrières « anonymes ». Elles sont souvent issues de contextes économiques très modestes ou pauvres, et nombreuses d’entre elles n’ont pas accès à la terre. Ceci est principalement lié aux inégalités d’accès à la propriété foncière pour les femmes dues à certaines règles coutumières et aux pratiques d’héritage où la femme reçoit une partie inferieure à ses frères, voire, en est parfois exclue. Leur statut matrimonial, quant à lui, est assez divers. On retrouve des femmes divorcées, veuves, célibataires ou encore des femmes mariées. Malgré cette diversité, elles ont en commun le fait d’être pour la plupart les principales pourvoyeuses de leur famille, ou de partager cette responsabilité avec d'autres membres de la famille. Dans les deux cas, le salaire des ouvrières est essentiel : il sert à fournir de la nourriture, des médicaments, et à payer les factures et l'éducation des enfants.

Une main d’œuvre invisible et stigmatisée

Même si le revenu des ouvrières est indispensable pour la survie de leur famille, leur travail est socialement peu reconnu et apprécié. L’image traditionnelle que l’homme serait le principal pourvoyeur de sa famille et que le rôle de la femme serait plutôt de s’occuper du bon fonctionnement de son foyer et de l’éducation de ses enfants continue à régner dans le monde rural. Cette image est renforcée par la majorité des employeurs, qui engagent les ouvrières le plus souvent sans contrats de travail. Le fait de ne pas reconnaître les femmes comme de principaux pourvoyeurs de revenus permet également aux employeurs de payer les ouvrières avec de faibles salaires. Leur rémunération est souvent inférieure de 20 à 40 % de celle de leurs homologues masculins. Cette situation est aussi justifiée par les activités particulières qu'elles exercent, pour lesquelles il faut soi-disant "moins de force".  Le salaire des ouvrières permanentes ne diffère pas beaucoup de celui des ouvrières journalières. Toutefois, les ouvrières permanentes bénéficient d’autres avantages comme la sécurité d’avoir un emploi et une sécurité sociale.

L’image traditionnelle qui prime en milieu rural par rapport aux responsabilités de l’homme et de la femme est renforcée et (re)produite par les rumeurs et les préjugés qui circulent sur les femmes qui travaillent contre rémunération dans le secteur agricole. Les agriculteurs ou les gérants d’exploitations font parfois référence aux ouvrières agricoles comme des jeunes femmes célibataires au comportement illicite. Un gérant explique : « Lorsqu'une fille est enceinte, elle se rend au moquef pour trouver un emploi afin de subvenir aux besoins de son enfant, car elle ne peut pas retourner dans la maison parentale. Certaines filles peuvent devenir dépendantes du travail dans le moquef, elles se marient six mois et divorcent ensuite mais restent vivre dans les centres ruraux. Elles travaillent dans le secteur agricole ou commencent à se prostituer - tatltajaâ l-chari3 [littéralement - elle se tourne vers la rue] ». En d'autres occasions, les ouvrières salariées ont été qualifiées de « femmes qui ont fait perdre la tête aux agriculteurs », ou encore de femmes « libres ». Par ailleurs, des femmes rurales, issues de familles plus aisées, ne se privent pas de faire des remarques négatives sur les ouvrières agricoles : « Ici, c’est mal vu « ayb » que la femme travaille. Avant les femmes travaillaient et nous nous moquons d’elles car elles travaillent avec les hommes. Si tu travailles avec un homme, on va dire que t’es sa copine » (Naima, 50 ans).

Dans ce contexte, il est donc difficile pour les femmes rurales qui exercent un travail salarié de combiner leurs activités rémunératrices avec l'identité de femme vertueuse. Toutefois, elles sont conscientes de cette situation et négocient habillement leurs comportements et les frontières public-privé de l’espace, afin de gagner un revenu sans perdre leur intégrité en tant que femmes (Bossenbroek, 2018). Elles choisissent par exemple de travailler et de se déplacer avec des voisines ou des voisins de manière à rester dans la sphère des proches et d’étendre le contrôle social. D’autres optent pour le travail sur des exploitations appartenant à des membres de la famille ou de la communauté avec comme objectif de maintenir le contrôle social sans se priver de travail. Ajoutant à cela la manière de porter le voile qui leur permet de circuler dans l’espace public sans être reconnue.

Une situation précaire accentuée par la pandémie et le confinement

La précarité des ouvrières se traduit par des salaires structurellement bas, une absence de contrat et de sécurité sociale pour la majorité d’entre elles, et aucune garantie à l'emploi. Tout cela a été accentué par la pandémie et le confinement instauré au Maroc en mars 2020 (Bossenbroek et Ftouhi, 2021).  Lors d’entretiens téléphoniques menés pendant le confinement, les femmes ont expliqué que les opportunités de travail s’étaient réduites : « Avant le Corona, nous avions l'habitude de travailler tous les jours. Maintenant, nous ne travaillons que trois jours par semaine, et parfois seulement un jour par semaine. À cause de Corona, il n'y a plus de travail ». Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cette situation. En effet, à cause des restrictions de mobilité, les ouvrières ont eu des difficultés à atteindre les exploitations agricoles et les entreprises agroalimentaires où le travail est disponible. En effet, alors qu’en temps normal, les ouvrières sont transportées dans des camionnettes et des pick-ups vers les exploitations agricoles, depuis l’instauration du confinement, les autorités ont exigé que le nombre de passagers par véhicule soit réduit à 3 jusqu’à 5 personnes (selon la taille du véhicule) et de disposer d’une autorisation de déplacement, délivrée par les autorités locales, pour pouvoir passer les nombreux points de contrôle policier situés sur les différentes routes. Cependant, comme la plupart des ouvrières que nous avons interrogées n'ont pas de contrat, il leur est difficile d'obtenir une telle autorisation. Cela compromet leurs chances de trouver du travail, notamment dans des exploitations situées dans des communes éloignées de leur domicile. De plus, en raison de l'interdiction des rassemblements, les moquefs étaient interdits d’accès. Les ouvrières qui ont tenté de se rassembler dans les moquefs ont expliqué qu'elles en étaient chassées par les autorités locales, ou qu'elles étaient amenées au commissariat de police comme l'explique Hasna : « Ils nous ont emmenées plusieurs fois au commissariat, ils nous ont dit : « Les rassemblements sont interdits, ne montez pas dans les véhicules bondés, vous devez avoir une autorisation de déplacement, et le port du masque est obligatoire... ».

Cette situation a provoqué des problèmes de différentes natures chez les ouvrières agricoles. D’une part, des problèmes financiers liés notamment à leur incapacité à payer les factures et les médicaments, à assurer les frais de scolarité à distance de leurs enfants et à fournir des repas corrects à leurs familles, comme en témoigne Fdila : « Je n’ai pas pu assurer à mon enfant les moyens pour suivre les cours en ligne… Je n’ai pas un smartphone… Il n’a pas non plus pu suivre les cours diffusés à la télévision car la nôtre est endommagée et je n’ai pas l’argent pour acheter une nouvelle ».

D’autre part, elles ont fait face à des problèmes psychologiques en lien avec leur incapacité à subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, sans compter la peur d’être contaminées sur leur lieu de travail et de contaminer en conséquence leurs familles comme l’explique Hakima : « Nous vivions dans la peur… Nous disions qu’aujourd’hui les autres sont contaminés, demain ce sera nous. Il y avait des cas dans notre village, nous avons eu peur après avoir eu cette nouvelle... Nous étions terrifiés, je me réveillais la nuit et j’avais peur ».

Un soutien étatique et sociétal faible

Après l’instauration du confinement, bien qu’aucun soutien financier étatique n’ait été particulièrement destiné aux ouvrières agricoles, certaines ouvrières ont pu bénéficier de l’opération Tadamon lancée par l’Etat pour venir en aide aux populations vulnérables qui ont été affectées par les mesures restrictives instaurées. Il s’agit d’aides financières dispensées au profit des chefs de ménages opérant dans le secteur informel et des familles vulnérables. Cette opération est financée directement par le « Fonds spécial pour la gestion de la pandémie du coronavirus Covid-19 » lancé par le roi Mohamed VI le 15 mars 2020. Cependant, certaines ouvrières, notamment analphabètes, n’ont pas pu bénéficier de cette aide car elles n’ont pas pu réaliser la procédure de demande en ligne. Dans d’autres cas, même quand la femme est le principal pourvoyeur de la famille, le mari ou le beau-père est considéré comme le chef de famille ce qui de facto empêche les femmes de demander directement de l'aide.

D’un autre côté, plusieurs femmes, ou l'un des membres de leur famille, ont bénéficié de paniers de denrées alimentaires de base distribués par les communes ou par la société civile aux familles vulnérables lorsque des villages entiers ont été fermés suite à la contamination de certains de leurs habitants

Le sort des ouvrières une année après la pandémie

Malgré le déconfinement et l’allègement des mesures restrictives, la situation des ouvrières agricoles ne s’est pas améliorée pour autant. En effet, même si les moquefs sont à nouveau ouverts et les points de contrôle policier n’empêchent plus les véhicules de ramener les ouvrières vers les exploitations agricoles, ces dernières continuent à souffrir des séquelles du confinement comme l’explique Khadija : « …La crise est toujours là. Les agriculteurs n’ont plus les moyens pour ramener les ouvriers du moquef et de les payer par la suite. L’activité agricole est presque arrêtée ». En effet, méfiants, certains agriculteurs ont réduit les superficies cultivées et ne proposent que des salaires bas, même en période de pointe de l’activité agricole, de peur de ne pas pouvoir vendre leur production à la fin de la campagne agricole et de subir des pertes financières. Une ouvrière de la plaine de Saiss explique : « Normalement, c’est la période de l’année où on peut négocier des salaires de 130, 150, 200 DH/jour. Actuellement, on ne trouve même pas un agriculteur qui accepte de nous payer 50 Dh/jour. Quand on revendique un salaire plus important, ils nous répondent si on donne plus c’est comme si on partage nos bénéfices avec vous, parce que les agriculteurs, eux-mêmes, n’ont plus les moyens de financer les activités agricoles”.

Les séquelles dont parlent les ouvrières se traduisent par des crédits qui se sont accumulés et qu’elles sont aujourd’hui incapables de rembourser dans leur totalité. En outre, les factures d’eau et d’électricité qu’elles voulaient régler après le confinement ne le sont toujours pas.

Un silence politique autour du quotidien des ouvrières et un débat public réservé

En termes de politiques publiques, la problématique des ouvrières et ouvriers agricoles n’a jamais été abordée exclusivement. Elle fait partie du code du travail marocain ou des stratégies agricoles dans leur ensemble (encouragement à la production, à la commercialisation, aux filières, aux organisations et coopératives, etc.). Pour le travailleur agricole, un SMAG (le salaire minimum légal pour le secteur de l’agriculture) de l’ordre de 76,70 DH/J est fixé par la loi et le travail devrait être formalisé en contrat de travail et donc assorti d’une couverture sociale et d’une retraite. Toutefois, si on considère que 90% de l’emploi dans le secteur agricole et rural est informel, il devient évident que le travailleur agricole est invisible et ne bénéficie par des droits que lui procure la loi.

Le débat public portant sur la problématique des ouvriers et ouvrières agricoles n’est presque jamais abordé en exclusivité dans les sphères de décisions non plus (parlement, partis politiques, gouvernement, etc.). Il fait partie du respect du code du travail pour tous les secteurs et interpelle aussi bien le Ministère du Travail que de l’Agriculture. Il faut dire aussi que le fait que 70 % des exploitations agricoles exploitent moins de 5 hectares et sont de caractère familial rend l’informalité du travail agricole comme une « évidence ». En effet, en dehors des grands domaines agricoles, peu d’exploitations agricoles tiennent une comptabilité rendant complexe le rapport à l’emploi notamment d’une main d’œuvre saisonnière d’appoint. Par ailleurs, seuls quelques grands domaines agricoles et opérateurs de l’industrie agroalimentaire réalisent des contrats avec leurs employés.

Cela expliquerait aussi que très peu de « porte de voix » de la situation des travailleurs agricoles existent et font du plaidoyer auprès des autorités compétentes. Incontestablement, les rares mises en débats publics sur la situation des femmes ouvrières en particulier, ont lieu suite à des incidents malheureux d’accident mortels sur les routes en raison des conditions déplorables de transport et du non-respect du code de la route. C’était aussi le cas en période de pandémie Covid 19 quand certaines stations de conditionnement sont devenues des foyers épidémiques.

Cette mise sur agenda public prend la forme de forte médiatisation, de questions au parlement ou de plaidoyer des syndicats. Par exemple, suite à un drame sur la route, le groupe parlementaire de la Confédération Démocratique du Travail (CDT) a adressé une question écrite sur le sujet au ministre du Travail et de l’Insertion professionnelle. Du côté du Syndicat national marocain des ouvriers agricoles (SNOA), un long plaidoyer a été publié le 20 février 2021 décrivant l’enfer que vivent des millions d’ouvriers dans les champs, les domaines agricoles et les stations d’emballage sur tout le territoire marocain. En mai 2021, le ministre des affaires générales avait déclaré au parlement qu’« une réunion a été tenue avec les ministères de l’Agriculture et du Travail pour l’élaboration d’un nouveau cahier des charges pour le transport des ouvriers agricoles ».

La société civile joue aussi un rôle considérable dans la mise sur agenda public de la déstresse des ouvrières agricoles. Plusieurs campagnes de sensibilisation ont été menée. Par exemple la campagne de sensibilisation digitale  « Youda » lancée par le  Groupe des Jeunes Femmes pour la Démocratie (GJFD) dans la plaine du Sous pour sensibiliser contre les violences domestiques auxquelles les ouvrières étaient confrontées pendant le confinement ou l’initiative lancée par OXFAM en 2008 pour lutter pour les droits des ouvrières agricoles qui travaillent dans le secteur des fruits rouges (Théroux-Séguin 2016). Bien que des actions et des initiatives ponctuelles soient entreprises par quelques associations et Organisations Non Gouvernementales (ONG), ces dernières restent locales et à portée limitée.

Conclusion

Les données présentées dans cet article mettent l’accent sur la précarité de la situation socio-économique des ouvrières agricoles au Maroc avec un focus particulier sur le cas des ouvrières dans deux des principales zones agricoles du pays : le Saiss et la zone côtière du Gharb et du Loukkos. Une précarité que la pandémie et les mesures restrictives qui l’ont accompagnée ont exacerbé. Cette précarité est peu visible et pas prise en compte dans les politiques publiques agricoles.

Toutefois, il y’aurait aujourd’hui une lueur d'espoir afin d’adresser la précarité des ouvrières. Le Maroc a connu des élections et un changement de gouvernement en septembre 2021 et tout laisse à espérer que la nouvelle stratégie agricole Génération Green (2021-2030) pourrait aborder de front la situation des travailleuses agricoles. De plus, le pays a lancé, suite à la crise pandémique, la couverture sociale généralisée avec comme public cible prioritaire les agriculteurs. Ce qui devrait contribuer, si cela arrive au bout, d’atténuer les conditions de vie des ouvriers.

De ce contexte de possibles changements nous aimerions transmettre certaines doléances telles qu’elles étaient exprimées par les ouvrières avec lesquelles nous nous entretenons depuis presque une décennie et qu’elles souhaitent que les responsables politiques exaucent :

  • Disposer de salaires décents, qui compensent les corvées qu’elles endurent, en revalorisant notamment le SMAG ;
  • Avoir des emplois stables et permanents où elles n’auront pas à se soucier au quotidien de trouver ou non un travail pour la journée ;
  • Pouvoir travailler dans de meilleures conditions avec le respect des lois de travail et la garantie d’une couverture sociale et d’une retraite ;
  • Orienter les aides étatiques au secteur agricole en favorisant les employeurs respectueux des conditions de travail ;
  • Mettre en place des bonus, comme c’est le cas des grands taxis de transport, pour permettre aux transporteurs de renouveler leurs véhicules anciens ;
  • Favoriser des startups et des innovations pour la mise en réseau du travail agricole ;
  • Bénéficier de projets collectifs, dans le cadre d’associations ou de coopératives, où elles peuvent travailler ensemble et mettre en pratique leurs savoir-faire comme un projet de tissage de tapis par exemple.

En outre, il est important d’aller au-delà des tabous qui entourent le travail rémunéré agricole féminin et de véhiculer d'autres discours et images des ouvrières agricoles. Une image qui reposerait sur la reconnaissance de leur rôle incontournable pour assurer la sécurité alimentaire du pays et pour faire aboutir la politique agricole nationale.

References

Bossenbroek, L., and Ftouhi, H. (2021). The plight of female agricultural wageworkers in Morocco during the COVID-19 pandemic. Cahiers Agric.

Bossenbroek, L. (2019). Les Ouvrières Agricoles Dans le Saïss au Maroc, Actrices de Changements Sociaux ? Alternatives Rurales 7. http://alternatives-rurales.org/les-ouvrieres-agricoles-dans-le-saiss-au-maroc-actrices-de-changements-sociaux/

Bossenbroek, L., M. Errahj et N. El Alime (2015) ‘Les nouvelles modalités du travail agricole dans le Saïss au Maroc. L'émergence des inégalités identitaires entre l'ouvrier et l'ouvrière?’, In: B. Dupret, Z. Rhani, A. Boutaleb, J-N. Ferrié (Eds.) Le Maroc au Présent. D’une époque à l’autre, une société en mutation, Rabat: Edition Centre Jacques-Berque & Fondation du Roi Abdul-Aziz: 365-374.

Pascon, P. et M. Ennaji (1985) ‘Les paysans sans terre au Maroc’, In: Etudes et recherches interdisciplinaires pour le développement rural. Rabat, Maroc : Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, Direction du développement : 155–141.

Théroux-Séguin J, 2016. From Empowerment to Transformative Leadership: Intersectional Analysis of Women Workers in the Strawberry Sector of Morocco., In Fletcher AJ, Kubik W (Eds.) Women in Agriculture Worldwide Key issues and practical approaches, p 209 – 225. Routledge: Oxon, New York.

Endnotes

Endnotes
1 Tous les noms propres utilisés dans cet article ont été changés pour garder l’anonymat des personnes interviewées.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.