Après le 25 juillet : la société civile tunisienne entre silence et attentisme

Le 25 juillet 2021, le président Kais Saied annonçait la mise en place d’un état d’exception, accompagné de décisions drastiques contre ce qu’il a considéré comme un délitement de l’Etat. A travers une analyse approfondie de la situation actuelle, ce papier évoque une société civile jusque là silencieuse et explore les dynamiques politiques et sociales qui finiraient par créer un gouffre entre ces acteurs-ci et la scène publique qu’ils sont attendus de mobiliser.

Le Président Tunisien Kais Saied préside la réunion hebdomadaire du cabinet ministériel au palais de Carthage à Tunis, Tunisie, 02 décembre 2021. © Présidence tunisienne / communiqué / AA

Le 25 juillet 2021, le président Kais Saied annonçait la mise en place d’un état d’exception, accompagné de décisions drastiques contre ce qu’il a considéré comme un délitement de l’Etat. Ces mesures exceptionnelles ont d’abord visé l’Assemblée des représentants du peuple, dont les travaux ont été gelés, et dont les membres élus se sont vus privés d’immunités parlementaire. Les mesures d’exception ont également concentré le pouvoir législatif et une partie du pouvoir judiciaire entre les mains du président, qui peut désormais légiférer par décrets-lois et préside le parquet. Enfin, le gouvernement de Hichem Mechichi, soutenu au parlement par Ennahdha, Qalb Tounes et Karama, a été dissout sans préavis.

Les mesures annoncées ont eu l’effet d’une bombe sur la scène politique tunisienne. Les principaux partis au pouvoir, élus démocratiquement en 2019, se sont retrouvés sur le banc et le président, pourtant sans parti, a pris les rênes du pays, sans consultations officielles et en communiquant de manière sporadique.

Au regard de ces dix années de transition démocratique par lesquelles la Tunisie est passée, ce 25 juillet restera très probablement comme une des dates les plus marquantes par l’ampleur du changement qu’elle a provoqué et par le degré d’incertitude dans lequel tout le pays a été plongé - et notamment par rapport au futur des institutions démocratiques construites durant la dernière décennie. Paradoxalement, et alors même que le président expliquait ces mesures par le danger imminent pesant sur l’Etat, la présidence a mené une communication discontinue et floue, tout en rallongeant sans visibilité les délais de nomination d’un gouvernement. Ceci a eu pour effet de faire peser un risque certain sur l’ensemble du pays.

Le 29 septembre 2021, le président Saied a finalement chargé Najla Bouden de former un gouvernement. Chose faite le 11 octobre dernier, la nouvelle cheffe du gouvernement tunisien, pourtant grande inconnue de la scène politique donne un nouveau cap à la stratégie présidentielle.

Dans cet instant critique pour la démocratie tunisienne, et durant un contexte politiquement tendu, entre débat persistant sur les qualifications de coup d’Etat ou de rectification de la transition, entre partisans et détracteurs du président et des partis politiques, les débats ont animé la Tunisie comme jamais depuis 2011. Toutefois, plusieurs acteurs habitués de ces débats ont été aux abonnés absents. La société civile tunisienne, jusque-là cœur vibrant de la révolution mais aussi les syndicats, au-devant desquels l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens et l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Agriculture, se sont murés dans un silence surprenant, ponctué au mieux de quelques communiqués de presse de rappel des principes de la démocratie ou de statuts sur les réseaux sociaux exprimant des craintes. Cet attentisme a été interprété par certains comme une approbation implicite des mesures exceptionnelles et par extension comme un rejet de la situation prévalant jusqu’au 25 juillet, alors que d’autres y ont vu une incapacité à réagir à un risque majeur de plonger le pays dans une nouvelle dictature, dix ans après le départ de Ben Ali.

Tous les acteurs de la société civile évoqués dans ce papier, des associations aux syndicats en passant par les journalistes et les activistes et membres de mouvements sociaux auront sans nul doute à prendre position dans les prochains mois et années quant à la trajectoire que le pays prendra en matière de transition démocratique, de stabilité des institutions, de garantie des droits et libertés et de création d’un nouveau modèle économique. Le silence persistant et les quelques voix timides exprimées depuis juillet risquent de créer un gouffre entre ces acteurs et la scène publique qu’ils sont attendus de mobiliser. Ce gouffre affectera non seulement leur capacité à sensibiliser et à agir mais également leur crédibilité en tant que contre-pouvoir à même de garantir que les fondements établis en 2011 ne soient pas jetés aux oubliettes.

Si Kais Saied poursuit le chemin engagé en juillet, le gel des activités de l’assemblée des représentants du peuple devrait le plus logiquement conduire à la convocation de nouvelles élections législatives. Dans ce scénario, ces élections seraient conduites en 2022 et de manière très probable, selon des règles différentes dont un changement dans le mode de scrutin. Kais Saied en a fait état à plusieurs reprises durant ses discours, le scrutin uninominal devrait remplacer le scrutin par liste. La société civile se positionnera-t-elle pour peser dans le choix du scrutin et pour s’assurer des élections transparentes et participatives ? Au-delà des élections, le président a également annoncé un processus de refonte plus profond car le système politique dans son ensemble ne correspond pas à sa vision populaire des pouvoirs de l’Etat. Un système tel qu’il le conçoit et en a donné les premiers signes durant un discours donné à Sidi Bouzid (Centre du pays) le 20 septembre dernier serait un système qui remplacerait la démocratie représentative par un système direct à échelle locale dont découlerait une cascade de délégations jusqu’à l’échelle nationale. Encore floue et peu discutée, cette hypothèse semble toutefois de plus en plus probable au regard de la cote de confiance dont dispose Kais Saied aujourd’hui.

Dans tous les scénarii, les manœuvres présidentielles devraient conduire à l’amendement de la Constitution, du moins dans les chapitres organisant les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) et peut être également le chapitre relatif au pouvoir local. Si le projet d’amendement devient réalité, le président devra soumettre ces modifications à référendum et en amont devra convoquer un comité d’experts, dont la transparence et l’inclusivité devront être discutées. La société civile devra à ce moment, et idéalement en amont de ces évènements, jouer pleinement son rôle de garde-fou et contrer toute tentation de dérive et de concentration des pouvoirs. Les engagements et standards internationaux devront être rappelés et le président devra apporter les garanties nécessaires à la poursuite de la transition démocratique et à sa consolidation.

Les syndicats tunisiens, observateurs distants des soubresauts politiques

Quiconque a côtoyé de près la scène publique, politique ou syndicale tunisienne sait que les syndicats jouent un rôle central dans le pays. Forts de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers d’adhérents, l’UGTT et l’UTICA représentent les travailleurs et les patrons et constituent les premiers interlocuteurs du gouvernement, sans qui aucune réforme, aucune loi importante, ni aucune politique publique ne sont imaginables.

En 2013, les deux grands syndicats ont constitué, avec l’ordre national des avocats tunisiens et la ligue tunisienne des droits de l’Homme, le quartette ayant conduit le dialogue national tunisien qui a permis de sortir le pays d’une profonde crise politique qui avait vu l’opposition quitté l’assemblée constituante à l’époque et interrompre le processus constitutionnel. Ce rôle de pilier des discussions politiques leur avait même valu d’obtenir le prix Nobel de la Paix en 2015.

Le lendemain même de l’annonce des mesures exceptionnelles par Kais Saied en juillet 2021, l’UGTT exprimait son soutien inconditionnel au président en rappelant l’attachement de l’organisation à la Constitution. Pourtant interlocuteur régulier et parfois allié des précédents gouvernements et des différentes majorités parlementaires, l’UGTT a surpris par la rapidité avec laquelle a été approuvé ce volte-face politique.

Malgré l’appel par l’UGTT dès le 26 juillet à l’adoption d’une feuille de route en conformité avec la constitution et à l’annonce de réformes profondes dans tous les secteurs, l’UGTT a fait peu de bruits quant au maintien prolongé de ces mesures et à l’absence de réformes. L’union s’est murée dans un silence assourdissant que seul un communiqué en deux mois a interrompu après que le Président de la République s'est octroyé le 22 septembre 2021 par décret présidentiel (n°2021-17) un champ d’action quasiment illimité pour promulguer des décrets-lois et le placeant, seul, au sommet de la hiérarchie de l’exécutif et suspendant une large partie de la constitution sans aucune consultation. A ce décret-loi, l’UGTT s’est contentée par l’entremise de son secrétaire général adjoint, Anouar Ben Gadour, d’exprimer sa « déception » et a exprimé son refus de toute atteinte des acquis de la révolution en matière de droits et libertés fondamentales. Pourtant habituée des coups de force, la centrale syndicale reste remarquablement passive face au déroulement des mesures par la présidence de la république. Sa capacité à mobiliser dans la rue et à forcer les différents gouvernements à lui obéir semble remise en question, souvent par ses propres membres qui approuvent les mesures prises. Les porte-paroles de l’UGTT aiment à identifier la centrale comme « un rempart infranchissable contre les manœuvres visant à détourner des valeurs de l'État tunisien démocratique et civil », mais au vu de l’évolution de la situation il convient de se demander si le syndicat peut encore jouer ce rôle et faire valoir son discours auprès de la présidence. Loin d’indiquer un affaiblissement du principal syndicat de travailleurs, ces attitude passive traduit un repositionnement des intérêts de l’UGTT dont les leaders ont été exaspérés par les différentes décisions du gouvernement Mechichi, et plus généralement celles des gouvernements soutenus par Ennahdha. Il s’agit ici aussi sans doute d’une adaptation éclair à des changements qui dépassent la centrale syndicale, comme nous l’avons déjà observé en 2011 par exemple.

L’UTICA de son côté a reproduit cet attentisme après le 25 juillet. Le monde des affaires tunisien a été mis à l’index par Kais Saied pour son degré de corruption, le clientélisme nourri auprès des politiques et l’appétit économique et financier aux dépens de la population. Le 4 septembre 2021, le président recevait pour la deuxième fois1Une première entrevue a été organisée le 28 juillet entre le président de la république et le président de l’UTICA. L’entrevue entièrement filmée a été retransmise sur la page de la présidence et est consultable au lien suivant. une délégation de l’UTICA conduite par son président, Samir Majoul à qui le président a formulé toutes ses réserves concernant le patronat, tout en félicitant les « hommes d’affaire intègres ».

Au-delà des déclarations de principe sur l’importance du respect de la Constitution et la nécessité de préserver une paix sociale, les deux plus grandes centrales syndicales sont incontestablement restées en queue de peloton, observant et subissant les mesures annoncées comme tout un chacun dans le pays. Malgré leurs protestations, le président a attribué une place secondaire aux acteurs sociaux dans le règlement de la crise politique et dans la résolution du risque imminent, pesant selon lui sur le pays.

Un défaut de capacité à consulter régulièrement et rapidement leurs bases, lié à une incapacité structurelle d’agir de manière proactive, rappelle la faiblesse des syndicats tunisiens oscillant dans l’imaginaire collectif entre garants des droits des plus faibles pour leurs partisans à ennemis de la démocratie pour leurs détracteurs. Ces dernières semaines ont constitué un défi majeur au rôle qu’ils prétendent jouer.

Il est à noter qu’en suivant l’évolution de la situation générale du pays et à l’aune de mouvements sociaux de plus en plus nombreux dans le pays, l’UGTT a fini par publier un communiqué daté du 4 décembre 2021 dans lequel la centrale prend ses distances avec le président Saied et appelle à l’organisation d’un dialogue national regroupant tous les acteurs politiques et sociaux du pays. L’UGTT a précisé que bien que la présidence n’en soit pas exclue, elle n’est pas particulièrement invitée à jouer un rôle central dans ce dialogue, rôle que la centrale compte occuper. Les représentants de l’UGTT ont ainsi parcouru les médias tunisiens (audio-visuels, radios et presse) pour déclarer le rejet de la monopolisation du pouvoir par le président et l’exigence de protection des libertés individuelles et collectives.

Un dernier exemple à considérer est celui de l’Ordre National des Avocats Tunisiens. L’ONAT a publié dès le 27 juillet un communiqué de presse de soutien aux mesures en appelant le président à rouvrir les dossiers de corruption, à amender la loi électorale et à poursuivre les dépassements électoraux observés depuis 2011. Une position tenue jusqu’aujourd’hui malgré des réserves émises en septembre contre les atteintes aux droits et libertés observées.

Le monde associatif pris de cours et dépassé par les évènements

Dans ce même entrain d’attentisme que celui des syndicats, les organisations de la société civile tunisienne se sont distinguées par leur silence, abasourdis pour la plupart par la fulgurance et l’ampleur des mesures annoncées. Pris de cours, les grandes organisations nationales n’ont pu faire entendre leurs voix que lorsque le président les a conviées à le faire. Le 28 juillet la ligue tunisienne des droits de l’Homme, autre membre du quartet nobélisé en 2015, le syndicat national des journalistes tunisiens et l’association tunisienne des femmes démocrates, ont été invitée par la présidence à écouter le président et à exprimer leurs vues. Celles-ci se sont concentrées sur la nécessité de préserver les droits et libertés fondamentales et à respecter le cadre constitutionnel existant. Ces associations ont convenu durant la réunion de la situation chaotique du pays jusqu’au 25 juillet et de l’opportunité des mesures prises par le président tout en rappelant la nécessité de garder le caractère temporaire de ces mesures (ne devant pas excéder 30 jours) et leur caractère civil (non implication de l’armée, mise en place de feuille de route, engagement de préservation des droits, etc.).

Depuis l’été toutefois, de nombreux dérapages sécuritaires ont eu lieu. Au lendemain même de l’annonce des mesures, le 26 juillet la police organisait un raid impressionnant dans les locaux d’Al Jazeera, chaîne réputée alliée des islamistes. Les journalistes et les cadres ont été expulsés des locaux qui demeurent fermés depuis. Plusieurs journalistes ont subi des agressions physiques ou verbales, majoritairement par les forces de sécurité, mais également de la part de soutiens du président. Les manifestations du 25 septembre organisées par un nombre de citoyens réfractaires aux mesures adoptées ont témoigné des tensions extrêmes auxquelles doivent faire face les journalistes. Le Syndicat national des journalistes tunisiens a d’ailleurs publié deux communiqués en moins de 48 heures pour dénoncer les atteintes répétées contre les journalistes dans l’exercice de leurs fonctions et les limitations arbitraires exercées contre la liberté de presse et de média.

Ces dernières ne sont pas les seules libertés rognées : les multiples scandales d’assignation à résidence de leaders politiques, d’interdiction de voyager2Le président de a république finira par réagir à la polémique relative aux interdictions arbitraires de voyage, en précisant que ces mesures ne devaient concerner que les personnes recherchées ou faisant l'objet d'un mandat d'amener ou de dépôt. pour des proches d’hommes et femmes politiques, ou encore l’arrestation de Nabil Karoui, président de Qalb Tounes en Algérie témoignent d’une volonté de la présidence de museler les acteurs pointés du doigt le 25 juillet. Cependant, d’autres acteurs encore ont fait les frais de cette campagne, à l’image du député Yassine Ayari qui a été détenu pendant plusieurs semaines pour atteinte à la dignité de l’armée nationale jusqu’a ce qu’il entame une grève de la faim.  Sans que les poursuites pour atteinte à l’image de l’armée et à la personne du président de la république n’aient été abandonnées, Yassine Ayari a été temporairement libéré le 22 septembre 2021.

Tout en exprimant des craintes timides de retour vers la dictature ou de pérennisation de l’arbitraire de l’état d’exception, les grandes organisations nationales ont toutes botté en touche. Il s’agit indéniablement d’un rejet de la situation pré-25 juillet, durant laquelle une coalition islamiste conservatrice s’est formée avec des courants politiques jugés corrompus (Qalb Tounes) ou extrémistes (Karama). Il faut voir dans le silence de la société civile un soutien à Kais Saied, cette même société civile qui à plusieurs reprises lors des dix dernières années à massivement mobilisé la rue, occupé les médias et les réseaux sociaux et enchainé communiqués et conférences de presse, a de manière probablement non concertée décidé de neutraliser son propre discours et son action.

Il aura fallu le 26 septembre pour assister à la toute première manifestation organisée à l’appel d’organisations de la société civile et de partis d’opposition. Quelques milliers de manifestants ont marché sur l’avenue Habib Bourguiba, hautement symbolique, pour protester contre les atteintes aux droits et libertés.

Les organisations internationales présentes en Tunisie, également promptes jusque-là à dénoncer les égarements des gouvernants tunisiens, ont mis un temps à réagir et ont strictement réagi dans la limite des libertés violées. Les dénonciations quant aux limitations arbitraires à liberté de circulation, à la liberté de réunion et d’association et à la liberté de presse ne se sont pas étendues de manière suffisante à la nécessité de mettre un terme, ou à tout le moins un délai exact, à l’état d’exception, ni à l’adoption d’une feuille de route claire en l’absence de parlement et de gouvernement jusqu’à la mise en place du gouvernement Bouden. Il faudra attendre le 27 septembre, soit encore une fois plus de mois, pour qu’un premier communiqué conjoint soit publié par ces organisations internationales et nationales qui appelle à remettre de l’ordre dans les mesures annoncées.

Ce silence et cet attentisme risquent de créer un précédent dans l’expérience de la société civile tunisienne et internationale en mettant à mal la crédibilité de l’action civile qui choisit ses alliés et ses adversaires sans rappeler les principes et les causes. Beaucoup d’observateurs ont souligné les similitudes entre ce silence en Tunisie et celui observé en Egypte en 2012/2013 à l’arrivée du Général Sisi au pouvoir. Ce dernier a d’ailleurs comme plusieurs dirigeants arabes apporté son soutien inconditionnel à Kais Saied.

Peut-on expliquer l’attentisme des acteurs civils ?

L’attentisme observé chez tous ces acteurs dénote probablement de deux états de fait au moins : le premier est que la situation politique de la Tunisie jusqu’au 25 juillet a effectivement atteint le paroxysme de ce que beaucoup de tunisiens et de tunisiennes rejettent ; le second est que l’architecture institutionnelle, constitutionnelle et légale mise en place durant ces dix années de transition démocratique demeure extrêmement faible.

Le premier point soulevé se rapporte au délitement des institutions politiques du pays, principalement observable au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), paralysée par des luttes intestines. Souvent marquée par des affrontements verbaux et physiques au sein de l’hémicycle, la majorité islamistes alliée à l’opportunisme de Qalb Tounes, s’est souvent retrouvée acculée malgré son nombre de siège à des décisions de gestion courante des affaires publiques.

Le gouvernement de Hichem Mechichi a très rapidement relégué l’ARP au second plan en délocalisant les pourparlers politiques et les discussions autour des questions stratégiques du Bardo (siège de l’ARP) à la Kasbah (siège du gouvernement), avant que Kais Saied ne récupère à Carthage (siège de la présidence de la république) ce pouvoir le 25 juillet. Ennahdha a avalisé cet affaiblissement de l’assemblée, malgré la présidence de Rached Ghannouchi, leader historique du mouvement et président de l’ARP depuis les élections de 2019, et malgré l’attrait des bases du mouvement pour le régime parlementaire.

L’alliance avec Qalb Tounes au lendemain des élections législatives a d’ailleurs été vue d’un très mauvais œil par ces mêmes bases et toutes les concessions faites aux acteurs jugés corrompus, clientélistes ou monopolistiques ont été soldées sur le compte du parti. La centaine de démissions de membres du parti le 25 septembre dernier résulte directement des dissensions apparues durant les deux dernières années et complétées par les divergences de vues quant à la réaction du mouvement aux annonces du 25 juillet.

D’un autre côté, la faiblesse des institutions démocratiques tunisiennes est apparue de manière criante le 25 juillet. Sans Cour Constitutionnelle pour limiter les pouvoirs du président de la République en vertu de l’article 80 de la Constitution, ce dernier a été en mesure de museler à la fois l’organe législatif et le judiciaire, tout en dissolvant l’autre branche de l’exécutif qu’est le gouvernement et ce jusqu’à la nomination de Najla Bouden.

Aucune instance indépendante, ni aucune commission constitutionnelle n’a été en mesure de se prononcer sur la légalité ou la légitimité de ces mesures. Aujourd’hui, les tunisiens et les tunisiennes ne peuvent que choisir de croire à la bonne foi du président ou de présumer de ses bonnes intentions car aucune autre institution ne peut valider ou au contraire lui dénier le droit d’adopter ces mesures.

Le décret présidentiel adopté fin septembre va même jusqu’à suspendre l’application de la Constitution tout en maintenant les chapitres premier et deuxième (dispositions générales et droits et libertés). Plusieurs rumeurs ont circulé ces deux mois, puis ont été confirmées par Kais Saied lors d’un discours véhément donné à Sidi Bouzid le 21 septembre dernier : le président compte amender la loi électorale afin de modifier le mode de scrutin par listes à un scrutin uninominal. Il prévoit également d’amender la Constitution pour réattribuer au président de la république le statut de chef de l’exécutif et subordonner le chef du gouvernement à ses ordres, tel que le système politique tunisien le prévoyait avant 2011.

Face à ces annonces non encore formalisées, et à face à l’expectative d’un ou de plusieurs référendums populaires pour avaliser ces décisions, la société civile peine encore à se mobiliser et aucune coalition de poids n’a encore été formée ou officialisée, laissant un vide béant devant le président pour tricoter son régime politique idéal.

Dans ce contexte d’incertitude et de tensions, les premières victimes sont les libertés individuelles et collectives qui continuent de supporter les assauts de toutes les forces rejetant le jeu démocratique : forces de sécurité et ancien régime sont aujourd’hui rejoints par les partisans de Kais Saied pour qui la démocratie n’a rien apporté de bon à la Tunisie.

L’essentiel rappel des valeurs de la Révolution et de la transition

Aujourd’hui, pour beaucoup d’observateurs et d'activistes locaux, ce silence et l’attentisme qui le suit ne sont pas synonymes de danger car prédomine une croyance que si la répression en venait à augmenter, il y aura éventuellement une réaction plus vive. Les réseaux sociaux tunisiens foisonnent de publications d'activistes et d’analystes louant la force de la rue tunisienne et sa capacité à renverser les pires dirigeants, promouvant les forces vives du pays qui ont accompagné ces dix années de transitions et mettant en avant la capacité d’acteurs sociaux à maintenir le cap démocratique. Cependant la situation est à un tournant critique pour le pays : jamais personne depuis Ben Ali n’a concentré les pouvoirs, personne n’a monopolisé autant d’autorité et personne n’a détenu les clés du pays autant que Kais Saied aujourd’hui.

Accepter un état d’exception sans limites, un pouvoir arbitraire sans garde-fou, une manœuvre sans planification claire risque de plonger le pays dans sur un chemin difficilement réversible. Et si Kais Saied finit par réaliser une avancée démocratique réelle, il aura malgré lui créé un précédent que ses successeurs pourront imiter à volonté.

Aujourd’hui, plus que jamais, les organisations de la société civile, les syndicats, les journalistes et les pans les plus larges de la société doivent se mobiliser dans la rue et les espaces stratégiques pour exiger qu’une feuille de route soit annoncée. Cette feuille de route doit se faire de manière transparente, concertée et inclusive avec tous les acteurs sociaux. La communication de la présidence doit nécessairement changer pour intégrer plus d’assurance des craintes de la population et de l’incertitude de la situation actuelle.

Cette feuille de route doit aussi garantir sans ambiguïté et sans réserve que les droits et libertés demeureront une ligne rouge indiscutable. Les propos tenus par le président sur la liberté d’association par exemple ont raison d’inquiéter la société civile. Le gouvernement de Najla Bouden doit absolument reprendre les travaux engagés par l’administration et entamer de nouvelles réformes économiques et sociales en vue de contrôler l’inflation galopante (plus de 6% sur le premier trimestre 2021), de relancer la croyance et le développement économique et d’appuyer les plus faibles ménages et entreprises impactés par les crises économiques et sanitaires. In fine, le régime importe peu devant l’absence d’institutions en place. Les priorités de ce gouvernement, forcément inféodé à Kais Saied, devront être énumérées clairement, et mieux encore devront être discutées largement et avalisées.

Si le Président souhaite mettre en œuvre son projet politique et institutionnel, il doit le faire en respectant les règles de la Constitution de 2014, même si celle-ci finit par être amendée, au risque de voir ce scénario se reproduire peut-être par ses adversaires. Les institutions clés, pensées en 2014, doivent absolument être mises en place, au-devant desquelles la Cour Constitutionnel, dont le projet adopté en 2015 est resté depuis dans les tiroirs. Les instances indépendantes doivent voir leurs pouvoirs confirmés et leur indépendance gravée dans le marbre. Le pouvoir judiciaire doit récupérer son autonomie tout en se soumettant à des réformes profondes. Les questions économiques, sociales et de développement doivent réapparaître sur le devant de la scène, au titre des priorités absolues du pays.

Sans ces exigences, le chemin d’abord entamé par le populisme de Kais Saied et d’autres candidats, risquerait de plonger le pays dans un gouffre similaire à celui d’autres pays de la région. Ce danger cumulé au silence des acteurs civils pourrait faire avorter une bonne fois pour toute la transition démocratique, que seule la Tunisie a continué de poursuivre dans la région.

Endnotes

Endnotes
1 Une première entrevue a été organisée le 28 juillet entre le président de la république et le président de l’UTICA. L’entrevue entièrement filmée a été retransmise sur la page de la présidence et est consultable au lien suivant.
2 Le président de a république finira par réagir à la polémique relative aux interdictions arbitraires de voyage, en précisant que ces mesures ne devaient concerner que les personnes recherchées ou faisant l'objet d'un mandat d'amener ou de dépôt.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.