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Les panneaux solaires ont fait leur apparition brutale et intensive sur les toits des immeubles libanais depuis quelques années, notamment depuis la crise qui a débuté en 2019, autant à Beyrouth et dans les grandes villes que dans les villages les plus reculés.
Il n’est un secret pour personne que le développement soudain de cette énergie alternative et propre n’est pas dû à un brusque sursaut de conscience chez les Libanais – que les écologistes souhaitaient depuis longtemps – mais à la crise économique et financière. Celle-ci s’est muée en crise énergétique en 2021-2022, et a réduit l’accès à l’électricité à sa plus simple expression.
Certes, l’expansion de l’énergie solaire s’est faite dans le chaos et le désordre, sans planification ni garde-fous. L’Etat étant aux abonnés absents et sa légitimité à intervenir dans la réglementation de ce secteur étant largement écornée par son propre échec, cette expansion a eu lieu au détriment de l’équité sociale : de plus en plus, l’accès à l’énergie est l’apanage des privilégiés qui peuvent se la payer, alors qu’il devrait être un droit sacré.
Même la qualité des équipements installés n’était pas toujours au rendez-vous. La prospérité soudaine de ce secteur a attiré toutes sortes de non-spécialistes, et les consommateurs se sont retrouvés sans recours lorsqu’un problème technique ou financier liés à la qualité des produits se posait. En d’autres termes, ce boom, plutôt que d’être la bonne nouvelle escomptée, a fini par devenir un symptôme de plus du mal qui ronge le secteur de l’énergie au Liban.
Toutes ces questions, et notamment celle de l’équité sociale, ont été largement abordées lors de deux débats ouverts, organisés en juin dernier par le think tank Arab Reform Initiative. Au cours de ces deux événements – j’ai eu le plaisir d’en animer un –, des experts ont décortiqué l’absence de gouvernance qui a toujours marqué la gestion du secteur de l’énergie au Liban, et qui s’est aussi manifestée lors du boom désordonné de l’énergie solaire dans le pays.
Qu’on l’appelle manque de gouvernance, incompétence ou corruption – il s’agit probablement d’un mélange toxique des trois –, cette conjoncture a mené au désastre que nous constatons aujourd’hui, près de 35 ans après la fin de la guerre de 1975-1990, et alors que des efforts colossaux de reconstruction avaient été menés depuis les années 90.
Pourquoi le gouffre financier résultant de la mauvaise gestion de l’électricité au Liban - la dette liée à ce secteur représente plus de 40 % de la dette nationale – n’a jamais trouvé sa voie vers une solution ?
Un schéma qui se répète
En tant que journaliste qui exerce au Liban depuis plus de 20 ans, il me semble que répondre à cette question est aussi ardu que de comprendre pourquoi le dossier des déchets ménagers reste si problématique alors qu’il existe une multitude de solutions à la disposition des officiels ; pourquoi la pollution du Litani est aussi catastrophique alors même que ses sources sont si bien connues ; ou encore pourquoi un secteur comme les carrières de sable et de pierre (dont l’écrasante majorité fonctionne sans permis) n’est toujours pas réglementé, provoquant des catastrophes écologiques sur tout le territoire…
Si l’incompréhension l’emporte face à cette procrastination criminelle qui garde les services de base en si piètre état, on assimile bien mieux ses causes quand on constate combien le schéma se répète de l’un à l’autre de ces secteurs, dont celui de l’électricité, bien sûr.
Partout, on constate cette même opacité qui entoure les données, cette même propension aux solutions de rabibochage qui interviennent en dernière minute, alors que le problème s’est déjà envenimé, et cette même impunité face aux échecs. Sans compter la communication des officiels constamment sur la défensive, plus prompts à défendre l’indéfendable et à se dédouaner en accusant d’autres des erreurs commises par leur propre administration, plutôt que de répondre clairement aux questions des Libanais.
Tant et si bien qu’au Liban, comme on le dit bien souvent, il y a beaucoup de corruption et pas de corrompus, beaucoup d’incompétence mais pas d’incompétents… Et cinq ans après le soulèvement populaire avorté de 2019, non seulement aucune des réformes souhaitées n’a été engagée, mais le système tout entier se trouve dans un état de dégradation avancée.
Ce système bien huilé sert la classe politique depuis des décennies et vise à brouiller constamment les pistes pour garantir son impunité. Il vise aussi à éloigner les acteurs qui peuvent agir de manière plus rationnelle, sinon en proposant et en appliquant des solutions efficaces, du moins en mettant le doigt sur la plaie.
Parmi ces acteurs, le secteur privé, les activistes de la société civile, les journalistes et, bien sûr, l’opinion publique.
Une réalité difficile à décrypter
Les journalistes que nous sommes ont tout le mal du monde à décrypter, à l’intention du grand public, cet imbroglio qui vide les poches des citoyens sans leur assurer un minimum de services. Le secteur de l’énergie, dont le principal prestataire reste Electricité du Liban (EDL), est le plus grand gouffre financier d’un pays qui en compte plusieurs. Un ratage monumental qui s’explique par un système hyper centralisé, fonctionnant suivant les intérêts des uns, au détriment du plus grand nombre.
Pour ne citer qu’un exemple, l’échec d’EDL à approvisionner correctement les Libanais en courant électrique, n’a-t-il pas favorisé l’émergence et la résilience de la mafia des générateurs privés, souvent connectée à des personnages influents ? Une mafia qui, à son tour, verrait d’un très mauvais œil toute solution, la rendant caduque ?
On peut se demander si les médias jouent toujours leur rôle pour clarifier et mettre en lumière les réalités de ce secteur controversé. Sans vouloir occulter les affiliations politiques d’un certain nombre de médias qui limitent souvent les libertés de parole et la justesse de l’analyse selon que les ministres concernés sont de tel ou tel bord, il n’en demeure pas moins que le grand public est largement informé désormais du dysfonctionnement de ce secteur et du coût réel de l’énergie, qui grève le budget du pays tout comme celui des foyers.
Les activistes, eux, dans tous les domaines relevant de l’environnement, n’ont pas toujours été à la hauteur des espoirs qui étaient placés en eux, en raison des profondes divisions au sein du mouvement écologiste en raison des egos des uns et des autres et de l’implication de certains de ces écologistes dans le système politique corrompu, lui servant même de façade, ce qui l’a empêché de devenir ce contrepoids qu’il était appelé à être. Même le récent boom de l’énergie solaire n’a rien à voir avec leur militantisme en faveur d’une énergie plus propre, et leur impact sur le grand public demeure limité. Ils avaient tout autant échoué durant trente ans après la guerre à imposer des solutions dans des sujets comme le traitement des déchets et la lutte contre la pollution par exemple, parce qu’ils avancent en rangs dispersés. Ils sont par-conséquent affaiblis face à un establishment bien rodé qui joue sur leurs différends.
Le secteur privé – si on excepte les compagnies proches de l’establishment politique, et donc complices de cet état des faits puisque profitant des contrats avec l’Etat – est généralement mis à l’écart d’une réelle participation à la prestation de services, par les lois et les systèmes qui accordent le monopole à telle ou telle institution, à l’instar du monopole accordé aux propriétaires de carrières dans le domaine de l’extraction de sable et de rochers, accompagné de l’interdiction d’importer des matières premières, ou encore le monopole accordé aux grandes entreprises ayant un contrat avec l’Etat pour le traitement et l’enfouissement des déchets. On peut, dans ce cadre, s’étonner du boom récent du solaire, qui a permis à des milliers d’individus et d’institutions de s’affranchir de la tutelle de l’Etat dans l’accès à l’énergie, donc de briser en partie, même minime, ce monopole. Il ne faut pas oublier cependant qu’il a eu lieu à un moment de grand affaiblissement de l’Etat, et est demeuré inachevé du fait qu’il n’a bénéficié d’aucun cadre fondé sur une vision claire.
Une affaire de vie ou de mort
Se basant sur tout ce qui précède, il devient évident que les causes du grand ratage dans le domaine de l’énergie comme dans d’autres domaines liés à l’environnement, sont structurelles et dues à un notoire manque de volonté politique, une résistance à toute sorte de changement qui puisse bouleverser un système faisant l’affaire d’une minorité de profiteurs. Rien d’autre ne peut expliquer qu’aucune réforme en profondeur n’ait été initiée en vue de redresser le secteur de l’électricité, entre autres.
Même les rares lois votées par le Parlement n’ont jamais été appliquées, servant plutôt à satisfaire les exigences des donateurs internationaux exaspérés par l’inaction officielle libanaise, comme cela a été bien mis en évidence durant les débats de juin : l’exemple le plus frappant en la matière est celui de la loi 462 de 2002, conçue pour régir le secteur, et qui avait cherché à limiter les interférences politiques dans le secteur de l’énergie, par la création d’une Autorité de régulation de l’électricité (ARE) indépendante. Or celle-ci n’a toujours pas vu le jour, probablement en raison des tiraillements politiques et d’une volonté de garder une mainmise sur le secteur en y maintenant le chaos ambiant.
Dans le cadre d’un tel système de clientélisme et de corruption, quelles solutions faudrait-il revendiquer ou même espérer ? Et comment les médias peuvent-ils y contribuer ?
Il faut reconnaître tout d’abord l’inutilité de promouvoir des solutions simplement techniques dans des secteurs qui le sont, certes, mais où les freins sont d’ordre politique. Seules des réformes en profondeur peuvent donner des résultats effectifs, et il est bon que les journalistes en soient conscients. A un moment où aucun responsable du ratage actuel n’a été pénalisé, que beaucoup sont encore en poste, il ne servira pas à grand-chose de proposer des solutions qui seraient implantées par ceux-là. Des réformes apparemment éloignées du secteur en question sont essentielles en vue d’ouvrir la voie vers le règlement de problèmes récurrents comme l’électricité : on peut citer la nécessaire réforme judiciaire pour une justice indépendante, ou encore le renforcement des organismes de contrôle, ce qui permettra enfin de demander des comptes en cas de détournements de fonds ou de mauvaise gestion, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pour les journalistes, l’activation de la loi sur l’accès à l’information est cruciale car elle obligerait les institutions à montrer plus de transparence dans la publication de données qui doivent être à la portée du grand public.
En fin de compte, le vrai apport des médias, notamment les plus indépendants et sérieux, sera de continuer à éveiller les consciences du public en dévoilant ce que les officiels veulent garder caché, et en mettant en lumière les sujets qui affectent vraiment la vie des gens, comme le lien qui existe entre la multiplication des générateurs et la pollution de l’air, par exemple. Le public, lui, est malmené par cette crise de l’énergie qui affecte ses finances puisqu’elle l’oblige à payer deux factures – celle, de plus en plus salée, d’EDL, et celle, exorbitante, du propriétaire du générateur de quartier. Ou alors de s’endetter pour installer des panneaux solaires, sans possibilité de reverser le surplus d’électricité dans le réseau et d’en profiter (la loi a été votée mais n’est pas appliquée).
Et là n’est pas le pire : les émanations générées par le secteur de l’énergie, avec ses centrales vétustes et ses générateurs dispersés sur tout le territoire, est l’une des causes principales de la pollution de l’air. Récemment, une étude de l’AUB, menée par l’équipe de la députée Najat Aoun Saliba, a montré que la pollution générée spécifiquement par les générateurs a doublé depuis 2017. Sans compter que les effets du changement climatique sont de plus en plus dévastateurs, et que la réduction des émissions est une des exigences de toute société moderne.
La réforme de l’énergie n’est donc plus seulement une affaire de gros sous ou de lutte contre le clientélisme, mais bien une affaire de vie ou de mort.
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.