Les scénarios du 25 juillet 2022 en Tunisie : L’incertitude au-delà du référendum

Le référendum du 25 juillet 2022 marquera une nouvelle date importante de l’histoire de la Tunisie. Cet article explore les différents scénarios possibles, en analyse les conséquences, en étudie les acteurs impliqués et en détermine le degré de probabilité.

Les partisans du Parti constitutionnel libre se rassemblent pour organiser une manifestation contre le référendum constitutionnel, qui se tiendra le 25 juillet - Tunis, Tunisie, le 19 juin 2022. © AA/Yassine Gaidi

Le 25 juillet 2022 marquera une nouvelle date importante de l’histoire de la Tunisie. Annoncé depuis plusieurs mois par le président Kais Saied, ce jour-là se tiendra le référendum autour d’un nouveau texte de Constitution qui n’a été partagé publiquement que le 30 juin 2022, moins d’un mois avant la date du référendum. Ce changement radical de cap plonge le pays tout entier dans l’incertitude et divise profondément la société entre partisans du président qui y voient l’avènement d’une nouvelle ère, ses détracteurs qui annoncent la fin de la transition démocratique amorcée en 2011 et le reste de la population lassé par les tensions politiques et subissant de plein fouet une crise économique majeure.

Ce flottement dans la vie politique tunisienne ouvre la voie à une multitude de scénarios dont les conséquences sont malheureusement toutes néfastes pour le pays et augurent dans tous les cas de divisions futures et de crises plus profondes encore. Cet article explore ces différents scénarios , en analyse les conséquences, en étudie les acteurs impliqués et en détermine le degré de probabilité.

Vous pouvez trouver le résumé de cet article en forme de graphique ici: Référendum en Tunisie

Symbolique du 25 juillet et éléments de contexte

La date de ce référendum semble se réinscrire encore et encore dans l’histoire tunisienne récente. D’abord établie en mémoire de la fête de la république, proclamée le 25 juillet 1957 à la suite de la déposition du Bey de Tunis, la date revient en 2019 pour marquer le décès du président Beji Caid Essebsi. Ce dernier, tout premier président de la République élu démocratiquement, décède dans l’exercice de ses fonction quelques mois avant la fin de son mandat. Son décès engagera l’organisation d’élections présidentielles prématurées. Kais Saied remportera la présidentielle et se sera investi le 23 octobre 2019.

C’est ce même président Saïed qui profitera de nouveau de la date du 25 juillet 2021 pour démettre le gouvernement qu’il avait lui-même nommé plus d’un an auparavant, dissoudre l’assemblée des représentants du peuple et présider le parquet. En réaction à une situation politique, économique et sanitaire critique, ces décisions ont mis un coup d’arrêt aux dynamiques politiques et civiles en place depuis 2011 et ont neutralisé la quasi-totalité des acteurs politiques et civils. La date du 25 juillet 2021 marque le déclenchement d’une série de décisions et de mesures visant à l’accaparement des pouvoirs, le musellement de toute voix dissidente et la stabilisation des institutions au lendemain du coup d’Etat.

Le président annoncera en décembre 2021 la tenue d’un référendum pour une nouvelle Constitution le 25 juillet 2022 à l’occasion du premier anniversaire du coup d’Etat et de nouvelles élections législatives en décembre 2022. Dans le même temps, il annonce l’organisation d’une consultation nationale en ligne sur les priorités et perceptions des Tunisiens. Cette dernière est présentée par le camp présidentiel en mars 2022 comme un succès d’inclusivité alors mêmes que seul.e.s 520.000 citoyens et citoyennes y ont pris part, un chiffre inférieur même au nombre d’électeurs ayant voté pour Kais Saied au premier tour des élections présidentielles en 2019 (environ 620.000 électeurs.ices), formant moins de 10% de la masse électorale du pays.

Depuis le début de l’année 2022, le président multiplie les attaques contre toute institution pouvant constituer un contre-pouvoir : le haut conseil de la magistrature est dissout en février ; un projet de texte liberticide modifiant la législation sur la liberté d’association est présenté ; les anciens députés de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) sont poursuivis ; assignés à résidence ou empêchés de quitter le territoire ; la pression policière sur les activistes et les mouvements sociaux se fait la plus intense en onze année de transition démocratique et plus d’une cinquantaine de magistrats, pour la plupart récalcitrants aux demandes de l’exécutif, sont limogés.

Le 30 juin 2022 un projet de Constitution est publié par la présidence et soulève des critiques importantes : établissement de l’islam comme religion d’Etat, limites irrationnelles et disproportionnées aux droits et libertés fondamentales, déséquilibres flagrants dans les pouvoirs avec un président impossible à tenir responsable devant le parlement, un parlement transformé en chambre d’enregistrement, un judiciaire dévalorisé de pouvoir au rang de simple « fonction », l’effacement de la décentralisation et de la justice transitionnelle, deux piliers fondamentaux de la transition, etc.  Le président Saied poursuit à travers ce texte la détransition démocratique qu’il compte acter le 25 juillet 2022 par un vote populaire. Une seconde version du texte est publiée le 8 juillet avec de nombreuses modifications justifiées par le président par des "d'erreurs d’orthographe et de numérotation”, un “genre d’erreurs” qualifiées par lui-même de “tout à fait ordinaire et courant dans la publication de tous les textes juridiques, et dans les arrêts et décisions judiciaires". Cependant l’essentiel des dangers est maintenu, alors même que la campagne pour le référendum avait déjà débuté.

Le président Saïed a ainsi fait le choix pour ce projet de nouvelle Constitution de s'opposer non seulement au contenu mais également au processus engagé par l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) en 2011 : à cette ANC élue, ouverte à la société civile et aux citoyen.ne.s, aux débats et aux votes retransmis à la télévision nationale, aux séminaires, conférences, consultations, auditions et visites de terrain, le président a opposé un nouveau texte adopté par une commission d’experts qu’il a lui-même désignés et qui aura fini par le désavouer.

Qu’il s’agisse ainsi de la substance ou de la manière de faire, Kais Saied aura construit sur des mois, consciemment et involontairement, l’idée que ce référendum serait bien plus un plébiscite autour de sa personne et de son mandat qu’une réelle question d’approbation ou de rejet d’une nouvelle Constitution.

Dernier élément de contexte, le président a nommé le 9 mai 2022 une nouvelle composition du conseil de l’Instance Nationale Indépendante pour les Elections (ISIE). Cette dernière, en charge de l’organisation du référendum, est directement responsable devant le président. L’instance a procédé en juin à l’enregistrement automatique de plus de deux millions de nouveaux d’électeurs qui ne s’étaient pas inscrits précédemment, puis a invité les acteurs politiques et civils souhaitant faire campagne à s’enregistrer et a publié une liste des personnes physiques et morales habilitées à faire campagne avec une très forte dominance de ceux qui sont en faveur de la nouvelle constitution.

Les scénarios possibles du 25 juillet

Le flou politique à venir dans lequel est plongé le pays depuis des mois rend difficile toute prédiction, que ce soit pour les résultats ou pour les conséquences du référendum. Dans cette perspective, les scénarios suivants sont imaginés comme des issues possibles mais ne disposent pas de la même probabilité.

Il y a d’abord les deux grandes variables à considérer : la participation et le résultat du vote. Avec un corps électoral désormais établi à plus de neuf millions d’électeurs, le référendum aura une tout autre symbolique selon qu’une minorité ou qu’une majorité d’électeurs se seront déplacés. La participation viendra confirmer ou infirmer la rhétorique présidentielle engagée depuis des mois sur le “soutien populaire” au président et la “volonté du peuple” à laquelle Kais Saied fait référence dans chacun de ses discours. Au regard des rues désertées par les manifestants des deux camps partout dans le pays et la faible participation à la consultation nationale en ligne, ce référendum constitue un test majeur pour le président.

De même, que le « oui » ou le « non » l’emporte, la valeur de cette réponse marquera une différence importante aux yeux de la société et des observateurs nationaux et internationaux. Il y a une différence majeure entre, par exemple, un « oui » acté à 51% des votants, un « oui » acté autour de 75% et un « oui » acté à 99%. Il s’agira enfin de réfléchir aux possibilités, encore existantes, que le référendum soit reporté ou tout bonnement annulé.

Les scénarios du « oui » : la forte probabilité d’engager la Tunisie dans la « détransition démocratique »

Au regard de la communication du président sur les réseaux sociaux et dans les médias entre mai et juillet, il semble que très peu de doutes persistent dans le camp Saied quant à la victoire du « oui ». Le président maintien la rhétorique populiste de l’importance du changement de constitution alors même que les sondages (Sigma mars 2022, Elka avril 2022) donnent ces sujets tout en bas de la liste des priorités et des préoccupations des Tunisiens, loin derrière les questions d’économie, de pouvoir d’achat, de dette publique et d’inflation.

Toute victoire du « oui », peu importe ses conditions, engagerait de facto le pays dans une troisième république, après celles de 1959 (post indépendance) et 2011 (post révolution). La Constitution nouvellement promulguée abolirait la précédente adoptée en 2014 par une assemblée constituante démocratiquement élue onze années auparavant par plus de quatre millions d’électeurs.ices.

La nouvelle Constitution engagerait la refonte des institutions exécutives, législative et judiciaire, tout en créant un nouveau (dés)équilibre entre elles. De fait comme de droit, le référendum ouvrirait la voie pour le président de mettre en œuvre la suite de sa feuille de route essentiellement composée de la refonte du code électoral (probablement autour de la rentrée en septembre) et l’organisation de nouvelles élections législatives en fin d’année.

Forte participation / Fort « Oui » : Le scénario idéal pour le président

Ce premier scénario se base sur une forte participation et une victoire écrasante du « oui » à la nouvelle constitution lors d’un scrutin qui verrait une partie conséquente de la population se déplacer pour voter le 25 juillet. Cet évènement renforcerait considérablement la crédibilité du président en apportant la preuve concrète de ce qu’il prétend sans le démontrer depuis (au moins) le 25 juillet 2021 : le peuple serait indéniablement avec lui. Il serait possible ici d’imaginer que le “Oui” réunirait au moins les deux tiers des électeurs.ices et pourrait aller jusqu’à des chiffres symboles des scrutins organisés en Tunisie sous Ben Ali1En 2004, le président Ben Ali avait été élu au premier tour des élections présidentielles avec officiellement 94,49% des voix et un taux de participation établi, encore officiellement, à 91,52% du corps électoral. .

D’une part, une telle possibilité sonnerait le glas du système établi en 2011 et marquerait un rejet certainement irrécupérable des dynamiques politiques et institutionnelles en vigueur depuis qu’Ennahdha s’est retrouvée sur le devant de la scène publique en Tunisie. D’autre part, le président accompagnerait son action future d’une double symbolique de légalité (qui ferait taire ces détracteurs dénonçant l’illégalité de ses décisions depuis l’été 2021) et de légitimité (forte d’un soutien populaire dès lors explicite).

Les partenaires internationaux de la Tunisie se retrouveraient éventuellement avec un seul vis-à-vis représentant le pays, sans réels contre-pouvoirs, sans société civile audible, sans opposition politique crédible et sans acteurs sociaux suffisamment engagés.

Ce scénario semble peu probable, non pas que la teneur du « oui » puisse être remise en question, mais plus parce qu’une très forte participation semble être une hypothèse faible. Les derniers scrutins en Tunisie ont vu moins de 50% des électeurs se déplacer (à l’exception du second tour des présidentielles qui a vu Kais Saied élu président) et la consultation nationale elle-même symbole de l’adhésion et de l’intérêt de la population aux décisions de président n’a réussi à réunir que 520.000 citoyens. Ce chiffre n’est même pas reliable au corps électoral car la consultation était aussi ouverte aux jeunes de 16 à 18 ans, pas encore en âge de voter, selon la loi électorale tunisienne2L’âge légal pour voter en Tunisie est établi à 18 ans. .

Tableau 1: Taux de participation par scrutin organisé en Tunisie depuis 2011

Scrutins Assemblée Constituante 2011 Assemblée des représentants du peuple 2014 Président de la République 2014 Municipalités 2018 Assemblée des représentants du peuple 2019 Président de la République 2019
Taux de participation 51,97 % 68,36 % 62,91 % (Premier tour) 35,65 % 41,70 % 48,98 % (Premier tour)
60,09 % (Deuxième tour) 56,80 %

(Deuxième tour)

Imaginer une forte participation reviendrait à faire fi du désintérêt considérable des Tunisiens et tunisiennes de la vie politique, même lorsque les scrutins sont présentés comme décisifs pour le pays. De même, il est nécessaire de rappeler que le référendum est organisé en juillet, en pleine période estivale et de grandes vacances qui voient les électeurs et électrices souvent se déplacer à l’intérieur du pays et vers l’étranger et s’éloigner de fait des bureaux de vote dans lesquels ils et elles sont inscrit∙es. Malgré une campagne de réinscription et de modification des bureaux de vote, il est peu probable que l’ISIE enregistre un décollage de la participation. Cette dernière sera également impactée par la recrudescence de la COVID-19 dans le pays, qui poussera certainement les plus âgé.e.s à rester chez eux/elles.

Il semble que le camp du président ait bien compris cet enjeu : qu’il s’agisse d’utiliser les médias nationaux audiovisuels, les agents des services de sécurité ou les maisons de jeunes et maisons de la culture ; tous les moyens sont bons pour pousser les électeurs à voter. L’ISIE a ainsi repoussé l’horaire d’ouverture des bureaux de vote de dix-huit heures à vingt-deux heures. Reste à savoir si ce forcing entrainera des fraudes électorales suffisantes pour influencer les résultats de manière conséquente.

Fort « Oui » / Faible participation : Une issue très probable mais en demi-teinte

Ce scénario semble de loin le plus probable. Il verrait une victoire du « oui » avec les mêmes conséquences sur l’avenir institutionnel du pays (3e république, abrogation de la constitution de 2014, élection législative en décembre, etc.) mais marquerait paradoxalement une perte de légitimité certaine pour le président Saied. En effet, la rhétorique populiste perdrait tout crédit car « le peuple » dont le président parle sera au mieux pour lui, resté silencieux, au pire, aura ignoré son appel et aura peut-être même entendu les appels des opposants au président.

Même si légalement le référendum ouvrirait la voie aux réformes, il sera compliqué pour le président d’appliquer une Constitution approuvée par cinq, dix, vingt ou même trente pour cent de la population. Le parlement qui sera nouvellement élu proviendra d’un pouvoir constituant (le président) dont la légitimité affaiblie entraînera certainement des conséquences sur l’appréciation générale du travail législatif. Les réformes judiciaires, y compris l’établissement d’une cour constitutionnelle, ainsi que les instances indépendantes auront du mal à exister et à s’imposer sur la base d’un référendum boudé par les tunisien∙nes et dans le contexte d’une fronde du judiciaire, en grève générale depuis début juin 2022.

Si le président garantit ainsi l’application de la suite de sa feuille de route, la stabilité politique et institutionnelle ne sera pas garantie. Particulièrement ici, l’opposition, qu’elle ait fait campagne pour le « non » ou qu’elle ait tout bonnement boycotté le référendum se retrouverait renforcée. Puisqu’il s’agit plus « d’oppositions » que d’un seul front, il faudrait afficher une unité et une coordination solides pour engager une lutte légale et de légitimité, à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

Ici aussi, il faudra prêter une oreille attentive à la rhétorique déjà en place du président qui maintient à coup d’idées conspirationnistes, de formules autour de traitres à la patrie et de menaces à peine voilées, que des agents invisibles tentent de semer le trouble dans l’électorat tunisien. Ce trouble pourra expliquer la faible participation.

Faible « Oui » / Forte participation : un scénario peu probable mais possible

Une troisième déclinaison de la victoire du « oui » verrait ce dernier gagner à une faible majorité des électeur∙trices (faiblement au-dessus du 50%) dans un scrutin pour lequel ces dernier∙ères se seraient déplacé∙es en masse. Si ce scénario demeure peu probable pour les mêmes raisons de participation expliquées précédemment, il n’en demeure pas moins possible.

En effet, l’électorat tunisien n’a jamais manqué de créer une, voire plusieurs, surprises électorales. Kais Saied en est le dernier exemple : candidat non-affilié à un mouvement ou parti politique, sans expérience de mandature, ayant fait campagne sans couverture médiatique nationale. Toutefois, Kais Saied n’est pas le seul exemple. En 2011 déjà, l’assemblée constituante avait vu la « Pétition Populaire » de Hechmi Hamdi se hisser au rang de troisième bloc parlementaire avec 26 sièges à l’ANC et plus de 273,000 votes, avec un leader vivant à Londres et proférant toutes sortes d’idées farfelues. En 2014, l’élection de la toute première ARP avait surpris avec un taux de participation proche des 70% et un « vainqueur », Nidaa Tounes, créé quelques mois auparavant par Béji Caied Essebsi, supplantant au passage Ennahdha et évinçant de la scène ses deux alliés : le Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol.

C’est dire si ce scénario ne devrait pas être écarté trop rapidement. Il symboliserait certes une victoire en demi-teinte du président mais une victoire plus facile à défendre pour lui, car malgré tout, le peuple se serait déplacé et exprimé majoritairement en faveur du « oui ». Sa légitimité serait renforcée et le nouveau régime pourrait se mettre en place. De l’autre côté, l’opposition désunie se verrait encore plus divisée, car ceux et celles qui ont appelé au boycott seraient complètement décrédibilisé∙es par le résultat, alors que ceux qui auront fait campagne pour le « non » auront simplement perdu une bataille, décisive certes, mais pas ultime.

Faible « Oui » / Faible participation : une issue très probable aux conséquences graves pour le pays

Ce scénario est souvent présenté par les proches observateurs de la scène politique tunisienne comme l’issue la plus probable du référendum. Le « oui » l’emporterait à une courte majorité (légèrement supérieur à 50%) et ne verrait qu’une minorité de tunisien∙nes se déplacer le 25 juillet.

Cette situation pourrait sembler intenable pour le président car ici encore, la rhétorique populiste perdrait son sens en l’absence d’un mouvement massif de l’électorat, mais en plus parmi le peu d’électeurs et électrices qui se seront déplacé∙es le président aura à peine réussi à convaincre.

S’il y a effectivement passage à une troisième république, ses institutions en seraient grandement affaiblies, et les réformes économiques (probablement douloureuses pour la population) auront tout le mal à passer et à être justifiées comme légitimes. Parmi tous les scénarios de victoire du « oui », celui-ci constituera en fait une victoire du boycott et de toutes les parties opposées au référendum. Il serait possible de leur côté de remettre en question toute la légitimité, non pas seulement du président, mais de tout le processus. Les conséquences sur le pays pourraient s’avérer graves dans ce cas et il n’est pas inopportun de se questionner sur la tenue d’une élection législative en fin d’année.

Les scénarios du « Non » : l’improbable rejet du référendum et de Kais Saied

Les scénarios de victoire du « Non » sont aussi nombreux que ceux de la victoire du « Oui ». Ils dépendent des mêmes paramètres que sont la valeur du « Non » face au « Oui » et le taux de participation.

Il serait pertinent d’ores et déjà d’écarter les scénarios d’une forte victoire du « Non ». En effet, l’opposition politique est divisée entre appel au vote « Non » et boycott du référendum. Cette désunion se fonde d’une part sur la perception d’un processus légitime mais d’un projet de Constitution à rejeter (appel au vote « Non ») et d’autre part sur un rejet pur et simple de l’opération et de tout le cheminement politique proposé (imposé) par Kais Saied (appel au boycott).

Le principal acteur du boycott est le « Front du Salut », alliance de circonstance regroupant le mouvement Ennahdha (affaibli depuis une année par une vague de démissions de haut-représentants du parti), et d’autres partis conservateurs, anciennement alliés à Ennahdha tels que les partis « Amal », « Al Irada », « Al Karama », « Qalb Tounès » ainsi que des mouvements d’activistes créés pour l’occasion tels que « Citoyens contre le coup d’État » et des personnalités publiques telles que Ahmed Nejib Chebbi et Slaheddine Jourchi.

De l’autre côté, la campagne pour le “Non” n’a quasiment jamais décollé. Parmi les quelques partis (cinq au total) s’étant inscrit et ayant décidé de faire campagne pour le “Non”, seul le parti “Afek Tounes” a été représenté à l’ARP et au gouvernement précédemment. Quelques associations, réseaux d’associations et individus se sont également enregistrés mais demeurent inaudibles sur la scène publique et dans les médias. Il est toutefois à noter que les représentants d’Afek Tounes ont dénoncé le fait qu’ils aient été empêchés d’organiser un meeting pour le “Non” à Sidi Bouzid le 3 juillet dernier. Il semblerait que des protestataires, pro-Kais Saied, les aient violemment chassés des lieux du meeting et aient empêché sympathisants et curieux de se réunir.

Il est très difficile à ce stade de déterminer le pouvoir d’influence détenu par le camp du boycott et tous les acteurs retiennent leur souffle en attente des résultats du 25 juillet. Une victoire du « Non » pourrait redonner vie à une opposition décimée depuis l’été 2021 et ouvrir la voie à un dialogue national, avec ou sans Kais Saied. Il faudrait également garder un œil du côté de l’UGTT, dont le silence persistant ces dernières semaines, pourrait être brisé dans ce cas pour voir la centrale syndicale reprendre un rôle plus central dans la confrontation avec le président.

S’il fallait ne retenir qu’un seul de ces scénarios de victoire du « Non » comme possible, il s’agirait de garder le scénario d’un faible « Non » (légèrement au-dessus de 50%) avec une très forte participation, car seule cette dernière pourrait expliquer le rejet du texte par la population. Ce scénario comporterait de nombreuses inconnues car les partis et mouvements appelant au boycott seraient eux aussi désavoués par l’électorat.

Il serait possible d’imaginer dans les cas de victoire du « Non » que le Président se résigne à rester dans le cadre de la Constitution de 2014 et d’opérer toutefois les réformes qu’il espère entreprendre, tout comme il pourrait également revenir à la charge avec un nouveau référendum, autour d’un texte révisé pour l’occasion.

Dans tous les cas, Kais Saied se retrouverait dans une situation intenable : ayant perdu toute légitimité, handicapé de sa rhétorique populiste et empêché d’aller de l’avant dans sa destruction des acquis de 2011 et de 2014, il serait politiquement une force usée. Il pourrait rester au pouvoir jusqu’à la fin de son terme, en 2024, ou choisir de présenter sa démission, considérant que sa feuille de route aurait déraillé. Cependant dans ce cas deux questions seraient posées : à qui la présenterait-il considérant qu’il a dissout tous les autres pouvoirs et qu’adviendrait-il des institutions du pays dans les mois suivants ? Ici, bien sûr, il s’agirait de réfléchir en faisant abstraction de l’approche souvent inattendue, voire irrationnelle du président.

Ce scénario, enfin, pourrait entrainer des troubles sociaux importants à travers le pays et verrait très certainement le président et le gouvernement perdre le soutien de la totalité des partenaires internationaux.

« Oui » ou « Non » : qu’en sera-t-il de la fraude et des dépassements ?

Un autre scénario parait possible dans le contexte tunisien : il s’agit de fraudes électorales massives et de dépassements qui rendraient inopérants le résultat du référendum. Les scénarios décrits précédemment présupposent que le référendum ait lieu dans une atmosphère électorale honnête et intègre.

La Tunisie a connu depuis 2011 des élections jugées globalement intègres, démocratiques et honnêtes, aussi bien par les observateurs nationaux qu’internationaux. Malgré quelques exemples de fraudes en 2011, 2014 et 2019 telles que le bourrage d’urnes, l’annulation de bulletins valides ou l’empêchement de certains électeur∙trices de voter, les dépassements n’ont pas été commis à un degré tel qu’ils pourraient entraîner des conséquences directes sur le résultat du vote.

Les fraudes au référendum ne concernent pas seulement le jour du vote mais peuvent également s’étaler sur la période de campagne. Certaines rumeurs rapportent déjà par exemple que des agents de police auraient distribué des tracts en faveur du « oui » dans les villes de Sousse et de Monastir. D’autres observations rapportent l’affichage de posters en dehors des cadres prévus à cet effet par l’ISIE. Il s’agira d’une part de garder un œil vigilant sur ces dépassements et leur ampleur et d’autre part de veiller à ce que l’ISIE adopte les mesures et sanctions nécessaires et adéquates dans les temps.

Il est à noter également que les dépassements peuvent également concerne les médias : le président dispose d’un accès direct à la télévision et à la radio nationales et sous couvert de couverture médiatique des institutions publiques, ces médias contribuent à façonner l’issue du référendum. Enfin, les réseaux sociaux constituent également un important vivier de dépassements, entre messages de haine, discours violents et campagne non-contrôlée.

Ces scénarios de fraudes et de dépassements ne sont certainement pas souhaités par Kais Saied mais la longue pratique des services de police et de certains agents de l’administration pourraient faire ressurgir des pratiques datant de l’ère Ben Ali. L’état de quasi-démantèlement dans lequel se trouve le pouvoir judiciaire (en particulier le tribunal administratif et la cour des comptes, chargés tous deux de trancher les litiges relatifs aux dépassements et fraudes éventuels) ne rassure pas les observateurs et l’appropriation de l’ISIE par le président sont autant d’éléments qui poussent à l’inquiétude.

Ce scénario pousserait également la communauté internationale à soustraire toute aide politique et économique à la Tunisie et peut être même soumettre le pays à des sanctions sans précédent. Ici, les valeurs du « Oui », du « Non » et de la participation n’auraient plus de sens ; les dés étant pipés.

De même, la crédibilité de l’ISIE en tant qu’arbitre électoral est aujourd’hui remise en question par tous les acteurs. L’instance est perçue par les opposants comme étant sous la coupe du président et son jugement de fraudes éventuelles seraient déjà compromis. Elle est aussi perçue par le camp du président, lui-même, comme incapable de faire face aux tentatives de sabotage du processus auxquelles se livrent les opposants au président.

Et si le référendum n’avait tout simplement pas lieu ?

Un dernier groupe de scénarios se rapporte à l’hypothèse non farfelue que le référendum pourrait ne pas avoir lieu, soit parce qu’il aura été reporté à une date ultérieure, soit parce qu’il aura été tout simplement annulé.

Une cause principale serait que le camp présidentiel pourrait jusqu’à la dernière minute décider de reporter ou d’annuler si l’issue du scrutin devenait trop incertaine. Si une dynamique de l’opposition réussissait à créer une brèche dans les certitudes du président et de son camp. Les premiers jours de juillet, quelques heures seulement après la publication du premier draft de constitution, la campagne médiatique de Sadok Belaïd et d’Amine Mahfoudh, tous deux membres de la commission nationale chargée par le président de préparer le texte de constitution, a porté un premier coup. Les deux hommes, pourtant réputés proches du président, ont rejeté en bloc le draft publié le 30 juin le jugeant beaucoup trop différent du travail qu’ils ont livré et comportant des faiblesses majeures. Le choc de ces révélations sur l’électorat tunisien est impossible à mesurer, mais il n’en demeure pas certain.

Si le référendum en venait à être reporté, plusieurs prétextes pourraient être présentés, tels que la résurgence de la crise COVID-19 (plusieurs milliers de contaminations et des dizaines de mort à la mi-juillet seulement), des risques sécuritaires (mentionnés régulièrement par le président et le ministre de l’Intérieur dans leurs allocutions publiques) ou des troubles sociaux.

Là où le report voudrait dire fixer une date ultérieure (potentiellement en septembre 2022), l’annulation voudrait dire l’abandon de l’idée d’organiser un référendum et potentiellement, le maintien de l’ordre constitutionnel de 2014. Dans les deux cas, le président se retrouverait acculé à une situation d’illégalité et à une légitimité en chute libre. Les partenaires internationaux se verraient opposer une fin de non-recevoir à Kais Saied alors même que des échéances financières importantes se profilent pour la Tunisie, dont le paiement de sa dette auprès du FMI en 2022.

Les acteurs nationaux politiques et civils pourraient également saisir cette opportunité pour resserrer leurs rangs et unifier leur front contre les velléités dictatoriales du président hissées au nom d’un peuple jusque-là bien silencieux.

Tensions, attente et enjeux douloureux

Tous ces scénarios comme expliqués précédemment n’ont pas tous la même probabilité de se matérialiser : il s’agit raisonnablement de mettre en avant la victoire forte du « Oui » avec une faible participation et la victoire faible du « Oui » avec une faible participation. De l’autre côté, les scénarios de victoire du « Non » sont tous peu probables, tandis que ceux prédisant l’usage de la fraude ou un report du référendum sont à garder en ligne de mire.

Les diverses issues possibles ne changeront finalement pas grand-chose à l’état de division de la société tunisienne et au délitement continu des institutions. Avec tous les contre-pouvoirs démantelés par lui-même, Kais Saied laisse une scène tunisienne désolante avec peu d’espace démocratique (avec des partis politiques affaiblis, des institutions issues de la transition démantelées, des médias muselés, etc.). Il aura en quelques mois déconstruit les acquis de la révolution et fait dérailler la transition démocratique du seul pays arabe qui était encore sur cette voie-là.

Le président si proche du « peuple » pendant sa campagne et se voulant à l’écoute des tunisiens et tunisiennes a réussi en peu de temps à se couper de tous les canaux de communication, qu’ils aient pu lui faire entendre la voix des associations nationales, des chercheurs, des journalistes, des juristes, des acteurs locaux, des partenaires internationaux ou même encore de son propre cercle de fidèles. Il n’aura maintenu autour de lui que les canaux sécuritaires dont l’empreinte sur les discours présidentiels, faite de paranoïa et de décisions irréfléchies est remarquable.

Alors même que le pays est au bord du précipice économique avec une dette extérieure à son plus haut niveau (100% du produit intérieur brut en 2021) depuis 2011 (40% du PIB), une inflation galopante (supérieure à 9% en 2022), une détérioration flagrante du pouvoir d’achat, une crise sanitaire toujours bien présente et une incapacité de l’Etat à faire face à tous les défis qui se posent (souveraineté alimentaire en temps de guerre en Ukraine, problèmes sociaux partout dans le pays, crises environnementales, etc.), l’avenir de la Tunisie semble plus que jamais difficile. En face, Kais Saied poursuit l’installation d’un appareil dictatorial populiste qui paradoxalement sera aussi bien ancré qu’il ne sera facile à balayer du revers d’une autre main, peut être armée.

Endnotes

Endnotes
1 En 2004, le président Ben Ali avait été élu au premier tour des élections présidentielles avec officiellement 94,49% des voix et un taux de participation établi, encore officiellement, à 91,52% du corps électoral.
2 L’âge légal pour voter en Tunisie est établi à 18 ans.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.