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A l’instar d’autres pays du monde, la Tunisie a dû faire face à une épidémie sans précédent menaçant la santé de sa population et sa sécurité. Seul un effort national a pu ralentir la propagation du fléau et le maitriser progressivement. Si la multiplicité des intervenants dans la gestion de la pandémie a renforcé les chances de sortir de la crise, elle a en même temps été à l’origine de conflits de compétences essentiellement entre l’échelon central et celui décentralisé.
Dans ce contexte, les communes tunisiennes dont les conseils sont fraichement élus, ne sont pas préparées à ce type de crises et ne sont pas dotées de moyens aussi bien humains, logistiques que financiers pour gérer la situation.
Aujourd’hui, alors que les chiffres annoncés par le gouvernement tunisien paraissent plutôt rassurants au niveau de la maîtrise de la situation épidémique dans les différentes villes du pays, plusieurs enjeux majeurs se posent au lendemain de la crise. En effet, les effets collatéraux de la pandémie de la Covid-19 dépassent largement le domaine sanitaire. L’économie du pays, déjà en souffrance, s’est trouvée en effet totalement à l’arrêt suite à l’adoption des différentes décisions au plus haut sommet de l’Etat, y compris les décisions décrétant le confinement général puis le déconfinement ciblé.
Le bilan économique, bien sombre déjà, laisse déceler la gravité de la crise sociale vécue pendant la pandémie particulièrement au niveau local par différentes catégories de la population, dont les plus vulnérables ont accusé une plus grave dégradation de leur situation.
Le 13 juillet 2020, alors que le Chef de Gouvernement Elyes Fakhfakh faisait l’objet d’une enquête sur une affaire de conflits d’intérêt, la Ministre chargée des Grands projets a présenté le Plan de relance économique post Covid. Le plan est largement dédié au soutien des entreprises à travers un appui financier mais aussi un accompagnement afin de leur permettre de survivre à la crise. De plus, le gouvernement compte booster l’investissement : pour ce faire, une haute instance sera chargée de suivre la réalisation des projets de l’Etat à l’intérieur du pays. A ce niveau, les communes auront certainement un rôle à jouer même si le plan ne les cite pas en tant qu’acteurs à part entière. Enfin, la relance aura besoin de l’administration publique, y compris locale. A ce titre le gouvernement évoque un autre plan pour encourager plus de mille cadres de l’administration centrale à joindre les administrations locales afin d’y améliorer le taux d’encadrement.
Au milieu des leçons tirées de la gestion de la crise de la Covid-19 et alors que le pays vit une nouvelle crise politique depuis la démission du Chef du Gouvernement le 15 juillet 2020, on se demande quel rôle pourrait jouer le pouvoir local dans ce nouveau plan de relance compte tenu des opportunités qu’offre le Code des Collectivités Locales (CCL) et des contraintes réelles auxquelles sont confrontées ces nouvelles structures décentralisées ?
Les outils de la relance : un puissant levier octroyé aux municipalités par le CCL
Le CCL offre une panoplie de moyens d’intervention pour les communes leur permettant d’intervenir au niveau économique, social, urbanistique, environnemental en étant cogestionnaires de la politique de relance dans une perspective de durabilité.
Les outils permettant d’inclure la relance dans les stratégies et plans communaux
Toute relance nécessite un plan et une vision stratégique. C’est ainsi que la planification de la relance devrait se traduire à deux niveaux : la planification générale du développement local et la planification plus spécifique du territoire communal.
Ainsi apparait l’importance du plan de développement local qui est le cadre de l’activité de la commune dans lequel s’inscrivent ses différents programmes et projets pour la durée de son mandat. Cet outil stratégique, consacré dans le titre relatif au « Développement local », nous intéresse particulièrement.
Ainsi, lors de la préparation de ce plan local, les communes tiennent compte des exigences du développement durable, de l’encouragement des jeunes, de l’appui à l’emploi des projets liés à la lutte contre la pauvreté, etc. L’ensemble de ses composantes sont indispensables à toute stratégie de relance de la commune. Ces plans s’avèrent d’autant plus nécessaires aujourd’hui alors que les communes vivent à l’ère de l’après crise sanitaire et économique et doivent évaluer la résilience de leurs politiques actuelles face à la crise et ses extensions.
Par ailleurs, la planification est un outil primordial pour que le territoire communal devienne le support d’un développement urbain durable. Ainsi, les Plans d’aménagement urbains ont pour objectif l’amélioration des équipements des villes, leur aménagement, leur développement, leur rénovation pour un meilleur bien-être de leurs occupants, y compris sur le plan sanitaire. Ces documents devraient plus que jamais être vecteur d’une meilleure attractivité des villes et mis au service de la territorialisation des « principes du développement durables » et de ses objectifs.
Les outils permettant un investissement durable
Plusieurs politiques liées à la décentralisation appellent les composantes d’une relance post Covid : l’aménagement du territoire, le transport, la politique de l’habitat, les politiques énergétiques, la gestion des déchets, les problèmes de chômage, la culture, les différents services publics locaux, etc., autant d’éléments qui montrent que le territoire local pourrait être le support d’une vraie relance « durable ».
La lecture rapide des compétences propres des communes dénote la présence de certaines missions qui pourront contribuer à ce projet de relance post Covid. Ainsi la commune est chargée de mettre en œuvre le « développement économique, social, culturel, environnemental et urbanistique de la zone » faisant de cette collectivité un moteur de développement local.
En outre, le titre 4 du CCL attire particulièrement l’attention car le choix de son intitulé « Des entreprises, des participations et du développement local » témoigne de la volonté du législateur de doter la commune d’un rôle pivot en matière économique et sociale. Son article 109 consacre la notion d’économie verte doublée d’une référence à l’un de ses corolaires à savoir l’économie sociale et solidaire. Cette mission est en plus encouragée par l’Etat qui s’engage d’après le même article à prévoir des crédits pour appuyer les projets d'économie sociale et solidaire et les projets concourant à l’intégration de la femme rurale et les personnes souffrant de handicap dans la vie économique et sociale ».
L’adoption récente de la loi relative à l’économie sociale et solidaire servira sans doute d’outil à une certaine relance y compris au niveau local à travers l’appui financier et fiscal octroyé aux entreprises et organisations d’économie sociale et solidaire.
S’agissant plus spécifiquement du volet fiscal, le CCL reconnait à la collectivité locale un pouvoir délibératif pour fixer les droits, taxes et redevances en application de l’article 139. Ce pouvoir délibératif est important à plus d’un titre et reconnait à la commune la compétence de fixer « toute autre redevance » qu’elle juge nécessaire, ce qui permet d’user des « dépenses fiscales locales » comme levier de développement d’autant que l’autorité centrale peut transférer une partie de cette redevance à la collectivité locale. Sur cette base le code autorise la commune à fixer certaines redevances, droits et taxes à envergure notamment environnementale.
Enfin, les collectivités locales ont le droit de percevoir des dons de privés en vue de la réalisation de certains projets d’intérêt général en l’occurrence des projets liés au développement économique, social ou encore environnemental.
Même si le pouvoir fiscal des communes n’est pas initial, le CCL leur permet de renflouer leurs ressources financières à travers la coopération intercommunale via la réalisation des projets de développement liés soit à certaines activités d’ordre économique et social soit à des projets relatifs au secteur innovant des «énergies renouvelables ». Une telle coopération est appelée certainement à se développer puisque plusieurs organisations étatiques et non étatiques ont déjà annoncé leur soutien à la Tunisie pour la relance post Covid.
De même, le plan incitera les collectivités locales à repenser leur relation avec le secteur privé et à promouvoir ce partenariat qui constitue désormais un choix stratégique pour la Tunisie. L’une de ses traductions est la contractualisation publique privée.
Les outils permettant de réduire les vulnérabilités
Les vulnérabilités sont nombreuses et peuvent être économiques, sanitaires, sociales, environnementales. A ce titre, le Code encourage les communes à allouer autant que possible des crédits « afin d’aider les personnes ayant des besoins spécifiques, aux personnes sans soutien familial, aux enfants et aux femmes victimes de violence ».
De plus, et au regard du rôle économique que peuvent jouer les femmes au niveau local, il est utile de relever la mention claire faite aux crédits alloués par les collectivités locales selon des programmes et des missions pour réaliser des plans de développement et d’aménagement qui prennent en compte « la nécessité de garantir l’équité sociale et l’équivalence des chances entre les sexes ». Le CCL et le projet de relance se rejoignent pour lier le développement local à la prise en compte des besoins de ces catégories souvent marginalisées et écartées des projets locaux.
Sur un plan économique, l’article 107 permet à la collectivité locale de fournir des aides directes ou indirectes (prêts, dons, voire même mettre à disposition de promoteur de terrains) à des établissements économiques sis dans sa zone territoriale.
Ce système de financement est soutenu par le principe de solidarité qui suppose une certaine redistribution des aides à partir du « fonds de péréquation de solidarité » qui utilise l’outil de la discrimination positive pour favoriser les zones et les catégories nécessiteuses ou exclues du développement économique et social.
Les défis de la relance : de nombreux freins pour les municipalités
L’expérience vécue par les communes pendant la crise a permis de tirer les leçons des insuffisances et questionne les conseils nouvellement élus sur leur capacité à relever les défis de la relance.
Les insuffisances liées à l’encadrement institutionnel
Par encadrement institutionnel, nous nous interrogeons sur le rôle d’accompagnement et d’appui des différents organes délibératifs mais aussi de l’administration locale. Des questions peuvent également être posées s’agissant des rapports entre le conseil municipal et ses commissions permanentes. Au-delà de la diversité et de la pluralité des commissions notamment de celles qui peuvent intervenir à propos des préoccupations socio-économiques, c’est la question de gouvernance qui attire l’attention. D’ailleurs le décret portant règlement intérieur type des conseils municipaux n’exige pas cette pluri-dimensionnalité entre commissions communales permanentes.
Par ailleurs, le rôle de l’administration locale est à restituer dans ce nouveau contexte de relance car les communes souffrent d’un faible taux d’encadrement ce qui a conduit à de nombreuses difficultés de gestion locale. De nombreuses fonctions essentielles au fonctionnement de l’administration communale ou des services publics locaux, telles que celle des secrétaires généraux de municipalité, de directeurs des services de prélèvement des taxes locales ou des architectes et urbanistes servant auprès des services d’octroi des permis de construction ou de démolition, restent vacantes ou occupées par des fonctionnaires insuffisamment qualifiés.
La crise de la Covid-19 a confirmé ce constat et les communes ont dû gérer la situation avec peu de moyens humains et logistiques. L’adoption récente du décret relatif à la mobilité fonctionnelle des agents publics au profit des collectivités locales permettra notamment le redéploiement d’agents publics au profit des communes en fonction de leurs besoins. D’ailleurs, le plan de relance a largement évoqué cet aspect comme élément fondamental de la nouvelle gouvernance post-Covid.
Les contraintes financières et fiscales
La contrainte financière et fiscale n’est pas nouvelle car le principal moyen dont manque les communes est de cet ordre. L’expérience difficile vécue par les communes face à la crise sanitaire a confirmé ce constat et mis l’autorité centrale face à sa responsabilité d’appuyer les communes financièrement et logistiquement. En effet, c’est aux services communaux qu’est revenue la lourde charge du nettoyage, de la stérilisation des rues, et artères principales de la commune mais aussi celle de veiller au respect des règles d’interdiction puis des protocoles sanitaires. L’autorité centrale a débloqué de l’argent au profit de certaines communes au moment où d’autres n’ont pas bénéficié d’une telle aide sous prétexte qu’elles sont dotées d’un budget important alors qu’elles étaient particulièrement touchées par la crise. D’ailleurs, les agents communaux du service d’hygiène, y compris des grandes communes, n’étaient pas outillés face à ce virus particulièrement contagieux. Ce n’est que tardivement que le ministère des Affaires locales en partenariat avec le ministère de l’Environnement ont évoqué un plan de gestion des déchets ménagers provenant des personnes contaminées.
Plus récemment, le ministre des Affaires locales a appelé les communes par application de l’article 177 du CCL à revoir leurs budgets en cours et de reformuler leurs priorités en diminuant leurs dépenses et ce pour éviter un déficit budgétaire qui entraverait la réalisation des projets de développement locaux.
Les difficultés pratiques de la planification locale
C’est particulièrement au niveau de la planification que des difficultés sont à relever et plusieurs questions sont à poser :
D’abord, combien de communes ont préparé leurs plans de développement local avant la crise de la Covid-19 ? Ensuite, de quel accompagnement ont-elles bénéficié de la part du ministère des Affaires locales ?
De plus et suite à une telle crise, les communes devraient revoir leurs plans en cours de réalisation, après avoir testé leur efficacité et ainsi les réorienter vers les problématiques décelées lors de la crise pandémique. Quant aux communes qui sont encore dans la phase de préparation de leurs plans, elles devraient revoir leur contenu et l’adapter aux risques éventuels.
Les mêmes interrogations peuvent être posées s’agissant de la planification territoriale. En effet, bien avant la Covid-19, les différentes communes ont dû, soit revoir leurs anciens plans car leur champ territorial a été étendu, soit préparer un nouveau plan car elles n’en disposent pas. C’est le cas des communes récemment créées. Or, le plan de relance va confronter les communes à plusieurs difficultés :
D’abord, les contradictions qui existent déjà entre le CCL et le Code de l’aménagement du Territoire et de l’Urbanisme (CATU) qui est en décalage par rapport aux nouveaux principes de la décentralisation. Ce déphasage s’accentue encore plus avec les conséquences de la pandémie que la législation de 1994 ne peut absorber, alors que les communes auront à repenser différemment l’aménagement urbain en fonction des nouvelles contraintes sanitaire mais aussi sociales.
A cette première difficulté s’ajoutent les contraintes d’ordre technique, financier, la situation des terres agricoles et les problèmes d’ordre fonciers qui pourraient entraver la relance territoriale post-Covid ! A ce niveau, les communes devraient composer avec l’autorité centrale qui n’est pas totalement absente de la phase de préparation de ces plans et au regard de l’harmonisation exigée par le CCL entre les différents schémas de planification territoriale.
Les liens à revoir avec l’autorité centrale !
A côté des compétences propres, le CCL prévoit des compétences que la commune partage avec l’autorité centrale, et c’est particulièrement à ce niveau que les deux autorités pourraient se partager la compétence des projets relatifs à la relance post-Covid. Ainsi, l’article 243 cite la promotion de l’économie locale, l’appui à l’emploi, l’organisation du transport urbain… Ces compétences s’inscrivent tout à fait parmi les activités citées dans le projet de relance économique du gouvernement.
Pour autant, ces compétences partagées et les moyens de les réaliser doivent faire l’objet d’une loi qui préciserait, dans la répartition de ces compétences, les moyens logistiques et humains mis à disposition. Idem pour les compétences transférées, parmi lesquelles on retrouve celles liées à l’entretien des établissements sanitaires nécessitant, outre les transferts financiers correspondants, les transferts des ressources humaines. Le Code évoque une convention qui serait conclue avec l’autorité centrale pour la réalisation de ces projets.
Or, aucun projet de loi en application de ces dispositions n’est en cours de discussion et le gouvernement de gestion des affaires courantes a engagé une consultation nationale sur la décentralisation prévoyant notamment des modifications du CCL alors que la majorité de ses textes d’application n’a pas encore été adoptée !
Pour la relance post Covid-19, l’intervention du pouvoir central est certes indispensable et même justifiée, mais elle devrait être plus subtile que lors de la gestion de la crise sanitaire. En effet, elle a fait l’objet de plusieurs critiques qui ont concerné aussi bien la forme de l’intervention que son contenu, caractérisés par une absence notoire de coordination.
C’est ainsi que pendant la crise, les circulaires sont devenues l’instrument juridique le plus fréquemment utilisé par différents ministres concernés par la gestion de la crise. L’exemple des nombreuses circulaires adoptées par le ministre des Affaires locales l’attestent. Or, le choix des circulaires pose plus qu’un problème de forme car il y va de la légalité de ces actes qui changent l’état du droit quand bien même la situation serait exceptionnelle. En effet, le respect du droit en temps de crise est un indicateur d'enracinement de la démocratie.
A ce titre, les principes de l’unité de l’Etat, de la libre administration et de subsidiarité, représentent des gardes fous même s’ils n’ont pas empêché les conflits entre l’autorité centrale et locale.
Rappelons dans ce contexte que le maire de l’Ariana a adopté une décision qui tout en rappelant la nécessité de respecter la mesure nationale prévoit des mesures plus limitatives des libertés exigées par la particularité du contexte local. Cet arrêté a en outre rappelé le conflit en matière d’information détenue par l’autorité centrale non communiquée justement à la commune concernée.
La relance après Covid-19 devrait ainsi faire face à ce manque de gouvernance surtout que le plan annoncé par le Gouvernement sortant ne semble pas réserver une place claire au pouvoir local ni asseoir des mécanismes concrets permettant d’harmoniser et de synchroniser les efforts de tous pour une meilleure relance « territoriale » post-crise. Une telle exigence semble s’inscrire dans le contexte plus large de la bonne gouvernance qui implique le renforcement des capacités en matière de développement social économique local inclusif et durable.
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.