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Quelques mois avant le début du Hirak en février 2019, la psychanalyste algérienne Karima Lazali a publié Le Trauma Colonial : Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie. L’ouvrage livre une lecture psychanalytique de l’histoire algérienne contemporaine ; histoire, qui, selon Lazali, se fonde sur la lutte fratricide et les « blancs » de mémoire. Malek Lakhal, chercheuse associée à l’Arab Reform Initiative, s’entretient avec la psychanalyste sur le rapport du Hirak à la mémoire et à l’histoire, aussi bien celles de la guerre d’indépendance que celles de la guerre civile qui a frappé l’Algérie durant la décennie 1990.
Le hashtag « #Mansinach » (nous n’avons pas oublié) est venu animer la journée du 22 mars 2021, décrétée « journée nationale contre l’oubli des victimes du terrorisme » par l’association « Ajouad Algérie Mémoires ». Des centaines de messages ont ramené à la surface les souvenirs de la « Décennie Noire ». Une telle libération de la parole aurait-elle était possible sans l’empreinte du Hirak ?
Le Hirak fabrique une libération de la parole mais il est probable aussi que le Hirak soit né de la nécessité de libérer la parole. Ça marche dans les deux sens. La mémoire collective, tout comme la mémoire individuelle, ne peuvent se fabriquer sur un temps court. Quand il y a des catastrophes et des drames, il faut un certain temps pour faire de l’évènement, un avènement, pour transformer l’évènement et l’inscrire dans un travail de mémoire. Jusqu’à maintenant, il y avait plusieurs choses qui faisaient qu’il ne pouvait pas y avoir d’élaboration mémorielle de ce que j’appelle « la guerre intérieure », la guerre civile en Algérie. La première chose, c’est qu’il faut un certain temps pour que les catastrophes puissent être élaborées et rentrées dans un travail mémoriel, dans de la souvenance. La deuxième chose, c’est qu’il faut des conditions politiques pour que cela arrive ; c’est-à-dire, on ne décide pas comme ça, tout seul, d’élaborer une catastrophe collective, même si, individuellement, les gens en ressentaient le besoin. Le Hirak est né d’un moment où les individus ressentaient très fortement ce besoin dans un contexte politique de grave dégradation. Le Hirak a ouvert la parole, c’est ce que qu’on voit à travers tous ces messages politiques, ces magnifiques pancartes, écrites dans plusieurs langues. Le Hirak est là parce que le temps de la parole était venu. Et ainsi, morts et disparus des deux guerres, la guerre intérieure et la guerre d’indépendance, accompagnent la marche des vivants dans la prise en main de leur destin collectif et politique. Le Hirak rend présents les disparus et tous ces « mal morts » de l’Histoire.
Qui porte cette libération de la parole ?
Il y a un travail générationnel. Chaque génération est prise dans un traitement de l’histoire passée. Les enfants prennent la parole au nom des parents car ceux qui sont pris dans la guerre n’ont pas le même rapport à la parole. Ils ont un rapport au silence. On se rend bien compte qu’il y a eu l’indépendance en 1962, et qu’une génération plus tard, dans les années 90, s’est déclarée une guerre intérieure qui est probablement extrêmement intriquée à ce qu’a été la guerre de libération et surtout à ce qu’a été la colonisation. Puis une génération plus tard, environ, le Hirak. Il y a bien une question générationnelle. De 1962 à 1992, une génération a vécu la naissance de la nation algérienne dans l’espoir mais aussi dans la crainte de ses dirigeants. De 1992 à 2012, une guerre intérieure renforce la confusion du politique et du religieux, ouvrant la voie à l’exercice d’une terreur d’État. Et voilà qu’une troisième génération réclame son dû de vie et d’avenir, s’arroge sans autorisation sa participation à la construction de la société civile, se montrant capable de faire des malheurs d’hier une source d’invention pour le présent et pour l’avenir.
Qui empêche cette parole et cherche à maintenir le silence ?
L’histoire du silence en Algérie est une histoire très longue (rires). Il y a un rapport à la parole tue en Algérie qui appartient à des registres très différents. Il y a la question du registre politico-religieux. La liberté de parole marche avec la liberté de l’individu. Il n’y a pas de liberté de parole dans une société où l’individu ne dispose pas de lui-même. Donc au-delà de l’Algérie, dans les pays arabo-musulmans, la question de la liberté individuelle est une question en souffrance, voire en détresse. Là-dedans, il y a plusieurs paramètres, il y a la question religieuse, qui est politiquement utilisée pour faire taire, pour écraser. Il y a la question familiale, ce sont des sociétés où la question de la famille est aussi utilisée comme empêchement à l’éclosion des libertés individuelles. Et concernant plus particulièrement l’Algérie, il y a une longue histoire de silence liée à ce pays, à son histoire. Il a fallu beaucoup, beaucoup, de temps pour construire une mémoire de l’histoire coloniale qui ne soit pas une mémoire dirigée politiquement. Je crois que c’est ça qui est remarquable dans le Hirak. Il permet d’inventer un autre rapport à l’histoire qui ne soit pas un rapport à l’histoire officielle de la colonisation. Ça ouvre la voie à des écritures plurielles de cette histoire-là sans qu’elles soient dirigées politiquement.
Quel rapport le Hirak entretient-il avec l’histoire ?
La place donnée à l’histoire bascule. Tant que le pouvoir politique reposait sur la légende d’une victoire héroïque, le projet à venir, promesse de vie, n’avait pas lieu d’être. L’histoire coloniale, avec sa succession de crimes, et l’indépendance chèrement acquise, suffisaient à légitimer les prises de pouvoir par la force et la série de coups d’État. Au nom de l’histoire se produisait donc une gouvernance sans avenir. Or, le Hirak interpelle tout autrement l’histoire de l’Algérie, en renouant avec la lutte pour la libération mais, cette fois, dans la perspective d’un projet politique citoyen. Tel serait le véritable sens de l’indépendance. Elle n’est pas la fin en elle-même, mais un moyen d’ouvrir le champ du politique. C’est pour cette raison que le Hirak mobilise tous les symboles de la guerre de libération (drapeau, chants patriotiques, noms des combattants, lieux de mémoire : place du 1er-Novembre, place Audin…) pour affirmer la légitimité non pas du pouvoir politique, mais de la société civile. On en appelle à de grandes figures historiques comme Larbi Ben M’hidi (membre fondateur du Front de Libération Nationale (FLN) assassiné par des parachutistes français en 1957), Abane Ramdane (militant de l’aile politique du FLN assassiné par l’aile militaire du FLN en 1957). Le Hirak en appelle à des figures qui ont combattu pour une Algérie libre et démocratique, c’est-à-dire que le Hirak va renouer avec le projet révolutionnaire, ce projet révolutionnaire qui a mené à l’indépendance et qui a été complètement étouffé pour donner une tyrannie, pour donner un système totalitaire. On retrouve cette volonté de renouer avec le projet révolutionnaire dans le moindre slogan du Hirak, et c’est là la force du Hirak. Le Hirak est une déclaration libre et citoyenne d’existence. Ce qui est extraordinaire, c’est que ce n’est pas porté par un mouvement ; ce sont des slogans, les slogans de tout le monde, et de chacun à la fois. Il y a une cohérence dans ce projet politique, c’est ça qui est fabuleux. Le Hirak est aussi un projet politique qui se veut être dans la continuation du projet politique de l’indépendance. On est en pleine histoire.
On est certes en pleine histoire, mais moins pour les féministes. On observe que Les revendications féministes rencontrent une opposition assez farouche dans certains pans du Hirak, au nom du besoin de maintenir l’unité du mouvement, pourquoi cela ?
On est dans des sociétés où on a vraiment besoin de revendications féministes. C’est-à-dire que contrairement à ce qui se passe en Occident, où le féminisme a du mal à se renouveler, je pense que nos sociétés ont besoin du féminisme, et d’y travailler. Ce qui est intéressant, c’est que le Hirak est hanté par la division. Comme il y a une longue histoire de division en Algérie et de mise en conflit absolument fratricide comme je l’explique dans mon travail, dans le Hirak, on a l’impression que les individus savent que tout sera prétexte pour aller vers des luttes fratricides qu’on a toujours connues et du coup, spontanément, les gens disent : aucune division, l’union, l’union, l’union à tout prix, tant qu’on ne rentre pas dans des divisions berbérisme, féminisme, islamisme. C’est la question de l’unité. Pour l’instant c’est le moment de l’unité plus que partir dans une communautarisation de ce soulèvement. Mais nous ne sommes pas devant un clash, il n’y a pas l’un qui écrase l’autre ou prend le pas sur lui. Ils vont ensemble.
Quand votre livre est publié en 2018, le Hirak n’avait pas encore vu le jour. Vous décriviez une paralysie collective et personnelle, une incapacité à effectuer certains dépassements. En quoi le Hirak est venu ébrouer cet enkystement et quelles en sont les limites ?
La conclusion de mon livre était un appel au soulèvement créatif. La seule chose qui nous restait c’était d’aller vers de l’invention, vers de la créativité et vers une espèce de soulèvement collectif dans lequel les libertés collectives et libertés individuelles travaillent ensemble. Et le Hirak c’est bien ça, une espèce d’alliance entre libertés individuelles et libertés collectives, le Hirak est le lieu d’une libération subjective mais aussi le lieu de la libération du collectif. C’est ça qui est fabuleux, on est à l’inverse de la paralysie. On est passés de la paralysie et de l’immobilité à un soulèvement absolument gigantesque, c’est quand même quasiment 20 millions d’individus dans les rues qui sont sortis pendant tout ce temps-là.
La loi de concorde civile est-elle remise en question aujourd’hui ? Peut-on espérer une véritable justice transitionnelle en Algérie ?
Le Hirak appelle à ça. Des mères d’enfants disparus ont manifesté. Le Hirak essaye de se tenir à l’opposé de toute forme d’amnésie et de toute forme d’omerta. C’est-à-dire que le Hirak nous enseigne à quel point la libération de la parole individuelle et collective permet la construction de la mémoire, et plus la mémoire se construit dans sa diversité, plus elle rend possible une libération individuelle et collective, ça va ensemble. Le Hirak appelle aussi à ce que le politique arrête de capturer l’histoire et de l’instrumentaliser à ses fins. L’histoire appartient à tout le monde. On n’est pas sur une histoire nationale, contrairement à ce qui était le cas jusqu’à maintenant. Là se situe la possibilité de construire une véritable société civile, permettant co-existence, co-habitation des opinions et des histoires individuelles, hors de la main-mise de l’Histoire nationale. A travers le Hirak s’opère un immense changement de paradigme, et ce probablement de manière irréversible.
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.