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Le 25 juillet 2022 dernier, le président Kais Saied organisait en Tunisie un référendum autour de l’adoption d’un nouveau texte de Constitution, visiblement rédigé par ses soins. A la fois référendum constitutionnel et plébiscite de sa personne, ce scrutin est l’une des étapes du processus que Saied a décrit comme « correction de la Révolution » qu’il a entamé en 2021 en menant un coup d’Etat contre son propre gouvernement et le parlement élu.
Les résultats préliminaires du référendum donnent une très large victoire du oui (94%), conjuguée à une participation faible (30%). Une première lecture de la situation permet d’apporter plus de clarté à un contexte tunisien jusque-là très instable.
Une participation très faible : Seul un quart du corps électoral mobilisé
D’après les résultats préliminaires publiés par l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE), seul∙es 30% des électeur∙trices se sont déplacé∙es le 25 juillet dernier. Le « Oui » l’emporte à 94%, le « Non » suit avec 5% et le reste réunit votes blancs et bulletins annulés. L’ISIE a bien anticipé la participation faible puisqu’elle a annoncé à la veille du scrutin qu’il n’y aura pas de seuil de participation à atteindre pour valider les résultats.
Si le taux de participation n’est pas tout à fait négligeable, il est largement en deçà de ceux atteints lors des élections précédentes en Tunisie (de 50% à 70% entre 2011 et 2019), y compris l’élection municipale de 2018 (35%) dont les enjeux étaient bien moins importants. A l’échelle internationale, à l’exception du référendum constitutionnel algérien en 2020 (où l’opposition avait boycotté le processus), aucun référendum constitutionnel n’est passé avec un taux de participation aussi faible, que ce soit dans la région et dans le monde.
Les lectures de l’abstention abondent. Les leaders de l’opposition y voient un désaveu net pour Saied et une victoire de leur appel au boycott , tandis que d’autres analystes y voient une continuation d'un désintérêt pour la politique qui irait croissant depuis 2011. Si la tentative de l’opposition de transformer l’abstention en soutien actif à sa cause ne convainc pas tout à fait, ce que peu notent, c’est que la thèse que le faible taux de participation n’est simplement que le résultat du désintérêt croissant est aussi faible. L’élection de Saied lui-même en 2019, dernier scrutin en date avant le référendum, en est la preuve. Le deuxième tour de la présidentielle de 2019 avait vu un sursaut significatif de la participation par rapport au premier tour (de 49% à 57%). Une véritable mobilisation a eu lieu pour le faire élire face à Nabil Karoui. Boycott ou pas, Saied n’a pas su créer de mouvement de mobilisation de masse envers son projet et ce, malgré le ton résolument messianique de sa campagne : « Dites oui afin d’éviter la désintégration de l’Etat et de réaliser les objectifs de la Révolution. Il n'y aura point de misère, de terrorisme, de famine, d'injustice et de douleur».
Quelle légitimité populaire dès lors pour une nouvelle constitution avec un taux si faible ? Ce faible taux est difficile à défendre pour le président : près de trois Tunisien∙nes sur quatre n’ont pas répondu à son appel, alors même que les services publics ont été - illégalement – mobilisés pour faire campagne pour le oui (auprès des maisons des jeunes, médias publics, voitures administratives etc.). Toutefois, selon SIGMA, principal institut de sondage ayant effectué un sondage combinant appels téléphoniques et questions à la sortie des urnes, seul 21% du corps électoral a boycotté de manière active, c’est à dire en ayant fait le choix de ne pas se rendre dans un centre de vote, contre 54% qui se sont abstenus. Le sondage explique également que la raison principale du boycott apparait comme étant le rejet de principe du processus électoral et du référendum.
La faiblesse de la participation confirme ce qui se dessinait dès les premiers mois du coup d’Etat : derrière le discours populiste de Saied qui se présente comme incarnant la volonté du peuple, ce dernier ne se mobilise pas et ne s’engouffre pas massivement dans la brèche ouverte dans les institutions. Tout au plus, le président peut clamer qu’à peu près un quart des Tunisiens soutiennent son projet de refonte constitutionnelle. Cela reste une base limitée.
A l’échelle internationale, la faible participation a été remarquée par la diplomatie américaine et l’Union Européenne. La déclaration américaine au sujet du référendum, a été l’occasion pour les soutiens du président Saied de jouer la carte de l’ingérence, convoquant la chargée d’affaire de l’ambassade américaine. Outre les réactions américaines et européennes, très peu de réactions internationales sont à dénombrer, notamment du côté des pays arabes. De fait, la Tunisie semble de plus en plus diplomatiquement isolée ou peut être ignorée.
Le « Oui » l’emporte à plus de 94% : le référendum comme plébiscite
Cependant, au-delà de la question de la constitution, Saied est loin d’être perdant. Avec 2,6 millions de oui, c’est un plébiscite renouvelé pour le président en premier lieu et un « oui » retentissant pour le désir de « changement ». Ce chiffre est d’autant plus important qu’il est très proche du résultat de Saied lors du second tour des élections présidentielles de 2019. Même si tous ceux qui ont voté oui ne se considèrent pas des soutiens de Saied, nombre d’analystes ont interprété ce chiffre comme un indice que l’électorat du président se maintient et qu’il reste la principale force politique d’une Tunisie très fragmentée et ce, malgré l’absence d’un parti régulièrement établi.
La décomposition du vote entreprise par SIGMA offre une lecture intéressante des raisons du « oui ». Seul∙es 13% des électeur∙trices du « oui » sont convaincu∙es par la constitution, cette réponse n’arrivant qu’à la 4ème position des réponses les plus citées. De fait, la constitution a joué un rôle marginal dans les débats de « campagne ». Bien plus que la constitution, c’est le procès de la transition démocratique qui s’est joué dans les médias, avec comme solution à la crise politique et économique, le retour de l’homme fort. Cela concorde avec les résultats du sondage, puisqu’en première position, on retrouve « réformer le pays et améliorer la situation » à 24% suivi de près par « En soutien à Kais Saied/à son projet », à 23%. Cela montre que le gros de l’électorat de Saied compte sur un homme fort pour redresser la barre, notamment économique. Ces derniers ont très bien compris que derrière le caractère participatif du « bine’ al qa’idi » (construction par la base), le projet politique de Kais Saied est celui d’un hyper-présidentialisme où un homme providentiel monopolise la prise de décision nationale.
Il est toutefois remarquable que dans ces circonstances, aucun débat n’a fait le bilan politique ou économique d’un an d’hyper-présidentialisme. Aucun débat n’a non plus eu lieu sur les échéances essentielles – notamment sur les négociations épineuses avec le Fonds Monétaire International. Il faut croire donc que la rhétorique de Saied, qui passe la majorité de son temps de parole à dénoncer complots et ennemis, remplie bien son objectif : Faire croire à l’omniprésence d’ennemis pour justifier un bilan des plus maigres, et arguer, dans un même mouvement, de la nécessité de solutions autoritaires pour améliorer ce même bilan.
Un processus électoral régulier ?
Au lendemain du référendum, quelques voix ont contesté les résultats du scrutin. La campagne a été minée par de nombreux dépassements, essentiellement commis par le camp du « Oui ». Le Président lui-même a violé le silence électoral lundi matin en faisant une déclaration publique, retransmise sur la télévision nationale, à la sortie du centre de vote dans lequel il a exprimé sa voix, et a encouragé les électeur∙trices à voter « Oui ».
Cet appel conclut une campagne étrange durant laquelle le texte proposé au référendum n’a fait l’objet d’aucune campagne ni d’aucun débat. Les membres de la commission qui a assuré la rédaction du texte se sont distanciés du document rendu public le 30 juin dernier, le jugeant beaucoup trop différent de celui qu’ils ont élaboré et comportant des dangers sérieux pour la démocratie. Le président procèdera d’ailleurs à la modification du texte pour officiellement « corriger des erreurs », alors mêmes que la campagne avait déjà commencer.
Plusieurs analystes et observateurs ont reporté des irrégularités dans le recensement des votes par l’ISIE. Après avoir publié la décision des résultats, le 26 juillet au soir sur son site et ses réseaux sociaux, l’instance a retiré le document pourtant signé par son président, le 27 juillet au matin pour vérifications. Des incompatibilités statistiques ont été relevées, donnant des chiffres de participation très élevés dans certaines circonscriptions, parfois plus élevés que le nombre d’adultes qui y sont recensés selon l’Institut National des Statistiques (INS). L’ISIE procèdera dans la soirée du 26 juillet au retrait des documents d’annonce des résultats et à leur republication le lendemain matin rectifiés suite à des “erreurs n’influençant pas le résultat final”, selon le président de l’instance. Des fonctionnaires de l’instance ont été démis de leurs fonctions le 28 juillet suite à ces erreurs. Essentiellement, les missions d’observations ont conclu à la régularité du scrutin malgré certains dépassements, toutefois non de nature à influencer le résultat final du référendum.
Une nouvelle Constitution qui ouvre la voie à un nouveau système politique
Sans attendre l’annonce des résultats finaux, Kais Saied a fait publier la constitution au Journal Officiel de la République Tunisienne, faisant entrer le pays dans une troisième république. Celle-ci se caractérise par un ultra-présidentialisme permettant au chef de l’Etat de ne plus partager le pouvoir exécutif avec un chef du gouvernement, de ne plus être responsable devant le parlement, de nommer les magistrats dans les plus hautes fonctions et par extension de sélectionner les membres de la future Cour Constitutionnelle. Par un tour de passe-passe assez peu remarqué, Saied, élu grâce à la constitution de 2014 qu’il a abolie, en garde le mandat ce qui lui permet théoriquement de pouvoir se présenter pour deux mandats comme l’énonce sa constitution, soit, théoriquement, jusqu’à 2034.
Le nouveau texte ouvre la voie au président Saied pour mettre en œuvre son idée de « construction par la base » (Bina’a Ka’idi) qui impose l’amendement de la loi électorale, la modification du mode de scrutin en faveur d’un mode uninominal à deux tours à l’échelle administrative la plus basse et l’organisation d’une élection législative en décembre 2022. Ce nouveau mode de scrutin devrait avoir comme conséquences directes d’écarter les partis politiques en place en faveur d’individus et porte dans ses plis l’ambition de briser l’influence centralisée des partis politiques en place durant la dernière décennie en faveur de leaders locaux. De plus, éclatant la légitimité à l’échelle locale (un système de tirage au sort doit désigner les députés régionaux et nationaux), la légitimité nationale sera monopolisée par un Président élu au suffrage universel.
Par ailleurs la nouvelle Constitution apporte des variations importantes au système de 2014, en établissant un système présidentialiste fondé sur une absence de redevabilité du Président de la République devant les autres organes de l’Etat (le président ne peut être démis de ses fonctions par le Parlement et le gouvernement perd son Chef en faveur d’un premier ministre désigné par le Président de la République), l’abaissement du judiciaire de pouvoir à simple fonction, l’effacement du “pouvoir local”, pourtant clé de voûte de la Constitution de 2014. Par ailleurs, le nouveau texte reprend l’essentiel des droits et libertés fondamentales mais resserre la vis autour des limitations possibles par la loi et introduit un article 5 polémique autour de l’Islam comme religion d’Etat.
D’autres décisions importantes, incluront la réforme du système judiciaire, l’établissement d’une cour constitutionnelle et très probablement la modification du Code des Collectivités Locales en vue des élections municipales de 2023. Toutefois, les questions constitutionnelles ne seront pas les seules à se poser : le président devra par ailleurs poursuivre et parachever les négociations avec le Fonds Monétaire International (FMI) et engager les réformes structurelles nécessaires dont le coût sera très probablement lourd pour le pays et en particulier pour l’administration.
Quelle place pour l’opposition et les « forces vives du pays » ?
Le référendum du 25 juillet aura mis en lumière l’incapacité de l’opposition à s’organiser activement et à s’unir. Au-delà des désintéressé∙es de la politique, les anti-référendum se sont retrouvés divisés entre boycott et vote non, avec la différence de jugement sur le processus entièrement anti-démocratique (qui justifierait le boycott) et démocratique mais offrant une constitution qui doit être rejetée (qui justifierait le vote “Non”). Les projections de SIGMA attribuent au boycott actif 21% du total des électeur∙trices.
Au lendemain des résultats, très peu de voix se font entendre quant au rôle que joueront les acteurs politiques non affiliés à Kais Saied. Ennahdha s’est exprimé au travers d’un communiqué publié le 28 juillet dans lequel le mouvement dénigre l’organisation du scrutin, annonce la victoire du boycott et entend considérer l’échec du référendum et le maintien de la Constitution de 2014. Cette position implique des questions par ailleurs concernant le sort du « Front du Salut », dont l’existence demeure incertaine. Cette alliance de circonstance regroupe le mouvement Ennahdha (affaibli depuis une année par une vague de démissions de haut-représentants du parti), et d’autres partis conservateurs, anciennement alliés à Ennahdha tels que les partis « Amal », « Al Irada », « Al Karama », « Qalb Tounès » ainsi que des mouvements d’activistes créés pour l’occasion tels que « Citoyens contre le coup d’État » et des personnalités publiques telles que Ahmed Nejib Chebbi et Slaheddine Jourchi. Il n’est pas clair encore dans quelle mesure ce front pourra continuer à exister et s’il sera capable d’adopter des actions communes et des programmes politiques conjoints.
D’un autre côté, les partenaires sociaux, essentiellement l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Agriculture (UTICA) et l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), largement absents de la scène politique des derniers mois, tiendront un rôle central dans le programme de réforme que devra engager le président.
Qu’il s’agisse des acteurs politiques ou des acteurs sociaux, le défi principal reposera sur la capacité à mobiliser la moitié indécise et désintéressée du corps électoral.
Au-delà de la Constitution: divisions et défis décisifs pour les prochains mois
Le referendum donne ainsi l’impression d’un pays toujours aussi divisé, où les horizons aussi bien politiques qu’économiques sont plutôt sombres. Politiquement, l’incapacité de Kais Saied à créer un engouement autour de son projet et l’incapacité de l’opposition à fédérer, crée deux blocs de poids qui semblent égaux (environ le quart du corps électoral pour chaque camp), avec une large majorité qui n’est intéressée ni par les discours de l’un ni par ceux des autres. Cette « majorité silencieuse » semble avoir pour priorité la situation économique du pays, de plus en plus critique du fait de l’inflation et de l’abandon progressif des subventions (électricité, eau et essence). Et c’est bien sur les questions économiques que le bât blesse. Saied semble répéter l’exacte même erreur que la transition démocratique: prioriser les changements institutionnels en n’offrant aucun programme économique.
Alors que les échéances d’anciens prêts, et notamment, ceux contractés auprès du FMI se multiplient, la croissance reste faible et l’investissement est en baisse continue depuis la crise du COVID. Et c’est sans compter l’impact de la crise alimentaire sur la balance commerciale du pays. Alors que la plupart des indicateurs sont au rouge, la Tunisie négocie un nouveau prêt auprès du FMI, qui, compte bien voir les conditionnalités qu’il impose à ses débiteurs, appliquées. Seulement si la Tunisie de 2011 pouvait compter sur une relative bienveillance des bailleurs pour éviter les réformes économiques douloureuses (et électoralement impopulaire), la Tunisie de 2022 est au pied du mur et Saied pourra difficilement procrastiner comme l’auront fait ses prédécesseurs. Dans le même temps, la relative indifférence de la communauté internationale au processus politique en cours en Tunisie, laisse augurer que le pays rencontrera la même indifférence lorsqu’il se retrouvera au pied du mur économique.
Le cadre institutionnel autoritaire adopté par Saied se prête particulièrement bien à l’adoption de réformes impopulaires puisque le pouvoir exécutif est concentré entre les mains d’un seul face à une « fonction » législative éclatée en petites légitimités locales. Toutefois, ces réformes, qui seront particulièrement douloureuses pour les classes populaires et moyennes du pays, risquent de faire perdre au « Président du peuple » sa popularité. De cela, Saied est bien conscient : s’il se retrouve obligé de faire passer les réformes, il les mettra sur le dos du gouvernement, comme il l’a déjà fait avec la loi de finances 2022 qu’il a signé en signalant publiquement son opposition à certaines de ses mesures.
Le résultat des courses est que Kais Saied concentre plus de pouvoirs que jamais tout en ayant une légitimité chancelante, et a comme seul programme économique l’adoption des conditionnalités imposées par le FMI. L’adoption de ces réformes peut entrainer des protestations auxquelles il sera difficile de répondre par autre chose que de la force, dans une situation où Saied a été principalement plébiscité pour redresser la barre économique.
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.