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Résumé exécutif :
La transition démocratique en Tunisie a été enterrée avec le coup d'État de Kais Saied, le 25 juillet 2021, suivi par le démantèlement de l'édifice institutionnel mis en place depuis la révolution. Après une décennie vécue sous un régime démocratique et un apprentissage théorique et pratique de la démocratie, comment les jeunes perçoivent-ils/elles l'évolution de leurs institutions et procédures politiques dans un contexte d'autocratisation ?
Pour répondre à cette question, l’Arab Reform Initiative, en collaboration avec ses organisations partenaires Génération Anti-Marginalisation et We Start, a mené en 2023 une série de six focus groups avec des jeunes âgé∙es de 18 à 35 ans. Les focus groups, qui ont rassemblé 41 participant∙es, ont été organisés sur deux sites distincts : Kairouan et Kabaria. Les focus groups ont cherché à obtenir des participant∙es leur perception des changements politiques depuis juillet 2021, leurs principales priorités, et ce qu'ils/elles perçoivent comme la voie la plus à même d’amener une participation inclusive et une plus grande justice sociale.
Les jeunes dans la vie publique aujourd'hui : L'apathie politique demeure. Deux ans après le coup d'État de Saied, l'État peine toujours à atteindre la stabilité économique, la sécurité et la sûreté. Pendant ce temps, Saied persiste à démanteler les acquis de la transition démocratique. La situation actuelle est perçue comme une relative déception pour la jeunesse Tunisienne qui a soutenu Saied depuis 2019, plaçant leur foi dans ses discours anti-establishment et d'autonomisation de la jeunesse. L'absence de changement et le retour à des tendances autoritaires se traduisent par une désillusion croissante des jeunes à l'égard de la vision de Saied et de la sphère politique en général.
Les valeurs et les attentes évoluent de l'intérêt collectif à l'intérêt individuel : Les jeunes considèrent les valeurs telles que la conscience et la responsabilité comme essentielles dans la sphère publique tunisienne. Cependant, ils et elles présentent ces valeurs sous un angle individualiste, plutôt que collectif : le manque de conscience et de responsabilité est le problème, et chaque individu devrait être un∙e citoyen∙ne conscient∙e et responsable, et c'est de l'addition des efforts de chacun∙e que viendra le changement. Cela témoigne du scepticisme croissant des jeunes à l'égard de l'idée même de trouver des alternatives et des solutions collectives à la situation actuelle : la sphère collective est trop instable, trop imprévisible pour être investie de valeurs, de temps et d'efforts, alors que l'individu peut encore être investi, situé, évalué. D'une certaine manière, ce schéma individualiste illustre la fermeture de l'espace politique, qui n'est plus un espace à investir de valeurs. Désormais, c'est l'addition des efforts individuels qui est perçue comme la voie de sortie de la crise multidimensionnelle que traverse la Tunisie.
Perception des événements récents : Dans un premier temps, les jeunes ont perçu la mainmise de Kais Saied sur le pouvoir comme un nouveau départ pour la Tunisie, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Au fil du temps, l'attrait de Saied a diminué parmi eux∙elles, car leurs appels à la « liberté, à la justice et à la dignité » sont restés lettre morte. Ils et elles n'ont pas perçu de changement distinct dans les domaines où ils et elles le considéraient comme capable d'apporter des changements, en particulier dans la politique, l'économie et le système judiciaire. Au contraire, ils et elles ont constaté la persistance des problèmes qu'ils et elles avaient critiqués durant la transition démocratique : l'absence de vision et une nette préférence pour le changement institutionnel plutôt que pour le changement économique. Pourtant, alors que le soutien diminue, l'absence d'alternatives répondant à leurs demandes crée un vide que Saied continue d'occuper en donnant l'espoir que les demandes pour une moralisation de la politique trouvent une réponse dans ses actions autoritaires envers les opposant∙es.
Perception de la décennie passée : Malgré ses abus, un sentiment de nostalgie pour le régime de Ben Ali est en train de se répandre parmi les Millennials et la Génération Z. D'une part, cette nostalgie représente une vision idéalisée du passé, incarnant une aspiration à des valeurs qui semblent absentes de leur réalité actuelle, telles que le prestige international, la stabilité économique et la sécurité. D'autre part, l'image de l'ancien régime dans leur mémoire personnelle et collective reste mitigée et ambiguë, car beaucoup sont conscient∙es de la violence du régime.
Perception du développement et des services publics : Les services publics sont « hors service » tandis que le développement semble bloqué. Dans des secteurs comme la santé, les transports et l'éducation, les jeunes s'accordent à dire que la qualité des services se détériore dans la capitale et, plus gravement encore, dans d'autres régions du pays. Les lacunes des services publics ne sont pas sans conséquences sur le bien-être des jeunes qui ne peuvent pas accomplir les tâches quotidiennes de base en raison de l'état de ces services, ce qui conduit à un état d'impuissance et de désespoir. Comme l'horizon de développement du pays reste au point mort, la migration est l'une des rares options restantes pour les jeunes qui cherchent à améliorer leurs conditions de vie.
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.