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La communauté marocaine établie à l’étranger se compte aujourd’hui aux alentours de 4,2 millions individus, soit 10% de la population marocaine. Dénommée « Marocains du Monde » (MDM), cette population a connu une évolution dans son statut. Aujourd’hui, elle se caractérise par la diversité de ses régions d’établissement et sa féminisation, grâce aux stratégies individuelles des femmes avec des niveaux de compétence et d’instruction élevés. Les MDM sont démographiquement jeunes, sont dotés des compétences hautement qualifiées dans différents domaines, et leur contribution financière à l’économie nationale est considérable : elle représente une moyenne annuelle de 10% du PIB, soit la première recette, bien devant l’aide publique au développement et les investissements directs étrangers.
Ces caractéristiques ont suscité depuis des décennies l’intérêt des autorités politiques, qui ont mis en place diverses stratégies et cadres institutionnels visant à mobiliser les ressources et les compétences des MDM, surtout financières et technologiques. Il s’agit de promouvoir et valoriser la participation des migrants dans leur pays d’origine par « la mobilisation, » ici signifiant l’acte volontariste de l’Etat envers sa diaspora. En effet, le Maroc a utilisé différentes modalités pour impliquer sa diaspora dans le développement du pays. Toutefois, alors que des pratiques de mise à contribution, malgré leur efficacité relative, dans les sphères économiques, sociales, culturelles, et sportives paraissent se démarquer, sous des impulsions de l’ici et de l’ailleurs, la participation politique demeure gelée et sujet à controverse depuis l’expérience des années 1990. En effet, le nouveau modèle de développement continue à minimiser la pleine participation des MDM sur le plan des politiques publiques. Dans l’absence d’un cadre institutionnel clair qui permet une représentation légitime et un champ d’intervention délimité, la question de la participation de la diaspora marocaine dans les politiques publiques restera suspendue.
La canalisation de la diaspora marocaine pour des buts de développement
La participation des MDM au développement du Maroc se distingue par trois grandes phases qui reflètent les différentes approches et les degrés de canalisation proposés par les autorités publiques. Jusqu’à la fin des années 1980, les MDM étaient institutionnellement considérés comme un segment de la politique de l’emploi. Ils étaient qualifiés de travailleurs marocains à l’étranger, et les structures qui avaient la charge d’intermédiation entre les migrants et leur pays d’origine étaient des structures associatives sous la supervision des autorités marocaines de part et d’autre. L’intérêt accordé aux MDM en tant que pourvoyeurs de fonds financiers était et demeure manifeste. Ce système s’est très tôt occupé de mettre à leur disposition un réseau d’agences hébergées dans les consulats et les ambassades marocains des pays à forte présence migratoire d’origine marocaine.
Vers la fin des années 1980 et surtout le début des années 1990, le paysage institutionnel en charge de la migration connaitra la naissance du premier département ministériel des Marocains résidant à l’étranger et de la Fondation Hassan II pour les MRE (Marocains résidents à l’étranger). En plus de sa focalisation sur les dimensions sociales et culturelles pour renforcer les liens des MDM avec leur pays d’origine, la Fondation Hassan II a apporté une contribution à la connaissance du migrant marocain en tant qu’acteur économique et a mis en place des programmes destinés spécifiquement à leur accompagnement. La question de la mobilisation des MDM par l’Etat allait ainsi connaitre un intérêt croissant auprès des différents acteurs concernés. Elle a fait l’objet de programmes et d’initiatives à partir des pays d’accueil et du Maroc, déployé pour inverser le phénomène du « Brain Drain » (la fuite des cerveaux).
Du milieu des années 2000 à nos jours, on assiste à une accélération du processus de mobilisation dans la forme et dans le fond. Il s’agissait là d’un nouveau contexte politique caractérisé par deux événements majeurs : d’abord l’arrivée, pour la première fois depuis l’indépendance du Maroc, de l’opposition politique au gouvernement (1997- 2002) ; ensuite, deux ans plus tard (1999), l’accession au trône du jeune monarque Mohammed VI. Plusieurs chantiers allaient être ouverts, y compris en direction des opposants résidant à l’étranger et des exilés politiques. Cette phase serait marquée au niveau international par l’émergence de l’approche Brain-Gain et Brain-change, c’est-à-dire, une approche positive de l’acte migratoire pour le transformer en support de développement sur les deux territoires d’accueil et de résidence.
Institutionnellement, on assiste au retour du portefeuille ministériel des Marocains de l’étranger (à partir de 2002), l’instauration de la Journée Nationale du Migrant, la création du Conseil de la Communauté Marocaine à l’Etranger (2006), et le lancement du programme FINCOME (Forum International des Compétences Marocaines à l’Etranger)(2003-2009). Dans la même lignée, en décembre 2007, le Maroc a organisé une conférence qui donnerait naissance au Réseau marocain de l’investissement (Moroccan Invest Network) et l’adoption d’une nouvelle stratégie avec trois centres d’intérêt (les transferts financiers, la mobilisation des compétences, et le co-développement y compris la contribution des organisations de la société civile) et la mise en place d’un programme d’appel aux compétences marocaines.
Dans ce bouillonnement institutionnel, le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger, le CCM, a vu le jour. De par sa mission consultative sur les politiques publiques en relation avec les MDM, il a couvert les questions axiales permettant d’apporter un éclairage et une meilleure compréhension de la question migratoire.
On peut parler à priori de la première forme de participation élargie, sous la supervision et l’animation d’une institution nationale, reflétée par sa structuration en six groupes de travail sur les compétences scientifiques, techniques, économiques et de développement solidaire, la citoyenneté et la participation politique, l’administration, les droits des usagers et les politiques publiques, les cultes et l’éducation religieuse, et l’approche genre et les nouvelles générations. La mobilisation des MDM a également intéressé la coopération internationale. Un accent important a été mis sur la connaissance et la promotion du rôle économique et entrepreneurial des MDM et de leurs pratiques en tant qu’acteur de développement local. Ce modèle sera élargi, cependant, à partir de 2011 et malgré les réformes constitutionnelles en faveur de la participation politique des MDM, leur mise en œuvre reste toujours suspendue.
Le nouveau modèle de développement : une autre invitation à la participation des MDM ?
Avec la dernière réforme de la constitution de 2011, la participation des Marocains au développement de leur pays d’origine est consacrée comme droit constitutionnel. En effet, la commission en charge de ce processus de réforme constitutionnel comptait déjà parmi ses membres le Président du CCME. De surcroît, le Conseil a organisé une consultation qui a regroupé des Marocains du monde pour formuler les dispositions à intégrer dans la nouvelle constitution. Cette participation a donné lieu à la constitutionnalisation du CCME d’un côté et l’inscription de mentions claires sur les droits et les rôles des MDM.
Ainsi peut-on lire dans l’article 16 de la Constitution l’engagement du Maroc à protéger les droits et les intérêts des MDM en réaffirmant la volonté du pays de maintenir et de développer leurs liens humains avec le royaume, ainsi qu’à renforcer leur contribution au développement du Maroc. La Constitution reconnait également les droits de citoyenneté des MDM, y compris le droit d'être électeurs et éligibles (article 17), et affirme l’engagement des pouvoirs publics à assurer une participation aussi étendue que possible des MDM aux institutions consultatives et de bonne gouvernance du pays (article 18). Finalement, l’article 163 reconnait le rôle fondamental du Conseil de la communauté marocaine à l'étranger afin d'émettre des avis sur les orientations des politiques publiques liées aux MDM.
Cette reconnaissance constitutionnelle a entraîné une dynamique gouvernementale en matière de mise en place de programmes et d’actions en faveur des MDM et a élargi le champ potentiel de la participation. Toutefois, elle a mis en avant et à ce jour le paradoxe entre la reconnaissance de la participation politique d’une part et la non-concrétisation de ce principe d’autre part.
Dans ce contexte spécifique à la question migratoire, associé à celui de la remise en question des résultats des politiques de développement sur deux décennies, un débat national sur le nouveau modèle de développement pour le Maroc a été lancé sur instructions royales. Une commission de 35 membres, personnes ressources dans leur domaine de compétence, a été désignée pour superviser et animer ce débat et d’en rendre compte au Roi. Parmi les membres la composant, sept sont des MDM.
La commission en charge du nouveau modèle de développement a remis le 25 mai 2021 son rapport avec comme sous-titre : « Libérer les énergies et restaurer la confiance pour accélérer la marche vers le progrès et la prospérité pour tous. » Il comporte cinq axes leviers constitutifs du modèle de développement à savoir : la diversification économique, le renforcement du capital humain, la gouvernance et l’inclusion, la territorialisation, et la contribution des Marocains du monde. Néanmoins, cette nouvelle formule pour la participation de la diaspora marocaine dans le développement du pays d’origine ne résout pas le sujet controversé de la participation politique de MDM.
Quid de la participation politique : un sujet à controverse
Après une courte expérience de représentation des MDM au sein du parlement, la question n’a été réitérée qu’à partir de 2005, lorsque le Roi Mohammed VI a, dans son discours, annoncé le contour d’une stratégie migratoire basée d’abord sur la définition du profil des MDM en les considérant comme « un atout majeur pour le Maroc nouveau. » Quatre champs de cette stratégie ont été annoncé, donnant aux MDM la possibilité de se faire représenter à la Chambre des Représentants, de créer des circonscriptions législatives électorales à l’étranger, d’accorder le droit de voter et de se porter candidat, et de créer un Conseil Supérieur de la Communauté marocaine à l’étranger.
Malgré ce discours, à l’approche de chaque élection législative, le même débat refait surface. Entre 2005 et septembre 2021 (date des dernières élections), la question de la participation est restée en suspens et aucune des décisions dédiées n’a été mise en œuvre. Le seul vote accordé durant cette période a concerné la réforme constitutionnelle de 2011. Le contenu de l’article 17 de la constitution n’a pas vu le jour et les recommandations du rapport sur le nouveau modèle de développement n’ont pas impacté le cours des choses. Par exemple, en 2007, le verdict du Ministère de l’intérieur était clair : « les (MDM) ne devraient pas compter aller aux urnes, en 2007, pour élire leurs représentants au Parlement, à l’issue du scrutin de 2007. » Rejetant cette position, qui selon lui allait à l’encontre des hautes directives royales, le CNMF a critiqué les deux départements concernés, le Ministère des Affaires Etrangères et celui de l’Intérieur qui « n’ont pris véritablement d’initiatives concrètes permettant réellement la participation des MRE aux prochaines élections de 2007. » Même sonne de cloche a été entendue dans les rangs du Parti Justice et Démocratie qui y voyait une obstruction à la volonté des MDM, de peur d’une vague électorale en faveur des islamistes. Puis en 2011, lors des élections anticipées, la proposition faite aux MDM a été de voter par procuration, c’est-à-dire un Marocain résidant au Maroc pourrait voter au non d’un seul MDM. Cette formule a été critiquée par le secrétaire général du PJD, encore dans l’opposition, la considérant comme « insulte. »
Comment comprendre cette incapacité – ou manque de volonté – de mettre en place un système de participation politique de la diaspora marocaine ? Selon la mission qui lui a été accordée lors de son premier mandat, le CCME a édité son rapport sur la question de la participation politique et citoyenne en 2013. Bien qu’il n’ait pas pris la forme explicitement d’un avis « rendu publiquement, » le rapport présente tous les éléments relativisant l’importance de cette participation et qui, sous certains arguments, apparait quasi impossible. D’abord, la légitimité de la représentation des MDM pour légiférer sur des politiques publiques concernant le Maroc et ses résidents est remise en question. La stratégie migratoire est d’abord individuelle, c’est-à-dire une quête de changement suite à une décision non négociée avec le pays d’origine, mais une volonté délibérée pour évoluer ailleurs. Il ne s’agit pas d’une dette envers le pays d’origine. Ensuite, la double allégeance à deux territoires est citée. Selon le rapport, cette double allégeance crée le flou dans la nature des stratégies et des politiques à défendre et qui sont parfois contradictoires et pouvant conduire à une confrontation d’intérêts. Enfin, l’absence d’automatisme entre l’existence d’une communauté à l’étranger et l’obligation de la représentation dans son pays d’origine est soulevée.
En fin de compte, dans le rapport du nouveau modèle de développement, il n’y a pas de nouveauté sous la question des différentes formes de participation, si ce n’est la synthèse de toutes les décisions, les recommandations, et les orientations énumérées dans les rapports stratégiques, les discours royaux ou encore les dispositions constitutionnelles. Bien qu’il soit évident qu’il existe un intérêt croissant à la mobilisation par l’Etat de la diaspora marocaine, et que cette inclusion s’est améliorée dans le temps et dans l’espace, des questions fondamentales de représentation et sa manifestation institutionnelle restent suspendues.
La légitimité de la représentation : une question sans réponse
Parmi les problèmes dans les dispositifs d’inclusion de la diaspora marocaine dans le développement du pays est l’instabilité institutionnelle et un déficit de gouvernance de la politique migratoire. Le département ministériel en charge de la migration est volatile, et a changé de configuration depuis que cette question ne figure plus dans le portefeuille du Ministère du travail. Il était rattaché aux affaires étrangères, pour se retrouver sous la tutelle de la primature avant de regagner les affaires étrangères suite au dernier remaniement gouvernemental. De même le CCME n’a pas renouvelé ses membres depuis leur première désignation en 2006, et qui sont par la force de la loi en cessation de leurs fonctions puisqu’ils sont mandatés pour une durée de quatre ans. La Fondation, de son côté, s’est centrée sur la dimension culturelle et sociale sous forme d’assistance ou d’animation artistique et littéraire. Son directoire, quant à lui, ne s’est pas réuni depuis 2000 et ses structures n’ont pas été renouvelées.
La participation demeure en fin de compte saisonnière, visible à des moments de débat stratégique sans influence remarquable dans la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques au niveau national ou les concernant dans leur pays d’accueil. Enfin la question qui demeure le parent pauvre de la mobilisation est celle de la participation politique. Celle-ci a connu des bonds et des rebonds et n’a jamais été tranchée. Ces évolutions fort intéressantes sur la voie d’une participation effective restent insuffisantes et nécessitent une réelle volonté de mise en œuvre, non encore visible y compris dans les programmes des partis politiques. Ces derniers ne sont pas unanimes par rapport à l’architecture institutionnelle, où la multiplicité des intervenants ne donne pas de visibilité sur les responsabilités respectives, ni par rapport à la traduction du principe de la participation. Dans leurs derniers programmes électoraux de 2021, ils se cachent tous derrière le principe constitutionnel sans avancer de réelles propositions de concrétisation.
Aussi, l’évaluation de la participation des MDM en termes de processus, de résultats et d’impact reste un exercice à relativiser en fonction de la perspective de l’analyse effectuée. Par conséquent, la divergence d’opinions et de positions est systématique entre les acteurs associés aux mécanismes en vigueur de la participation et les acteurs qui ne le sont pas.
Au centre de cette divergence se pose d’abord la question de la légitimité de la représentation, qui se fait souvent par désignation ou par invitation via des intermédiaires administratifs ou d’autres acteurs qui sont à leur tour désignés. En d’autres termes il n’y a pas de formule démocratique pour le choix des membres dans les institutions ni des participants aux évènements de consultation. Le recours à des structures associatives ou à des réseaux pour identifier des participants MDM ne se fait pas selon une modalité claire et transparente, même si elle peut exister parfois.
A ces deux limites s’ajoute la perception des MDM eux même par rapport à leur vécu et au sens qu’ils accordent à la gestion des problématiques auxquelles ils font face entre le pays de résidence et celui d’accueil. Ce regard pose de facto la question d’identifier les politiques publiques à influencer et leurs délimitations géographiques. Cette question s’amplifie au regard du statut de la double citoyenneté conférée aux MDM qui suppose une double allégeance, non toujours confortable ni conciliable pour la validation des droits.
Si les attentes des MDM sont multiples et si le principe de leur participation n’est pas en lui-même un sujet de divergence, il n’en demeure pas moins que la forme de la participation ne requiert pas l’unanimité. Ainsi, tout en considérant la mobilisation des MDM comme levier transformateur, la commission sur le nouveau modèle de développement « réitère … l’importance de la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles, pour une meilleure représentation de notre diaspora, plus particulièrement à travers le renforcement du CCME. »
Cette recommandation nous parait judicieuse à condition de trancher une fois pour toute sur le modèle de représentation au sein du CCME. Dans son premier mandat, il devait donner un avis sur cette question. Or le meilleur arbitrage qui puisse être effectuée entre une représentation politique directe au parlement ou dans d’autres structures électives et la désignation au sein du CCME, c’est d’utiliser ce dernier comme le parlement des MDM dont les membres sont élus. Cette proposition existe déjà sur la table, mais il est temps de la concrétiser. Ceci contribuerait au renforcement de l’approche démocratique et de la transparence et à la délimitation du champ de l’intervention des représentants des MDM en s’attaquant aux politiques publiques les concernant directement, notamment à travers les politiques extérieures et de de la coopération. Enfin, une telle démarche contribuerait à l’amélioration de la gouvernance de la question migratoire en rendant redevables les départements qui en ont la charge envers les représentants des MDM.
Voir : http://www.courdescomptes.ma/upload/_ftp/documents/28.%20Offre%20culturelle.pdf
Voir : http://journals.openedition.org/remmm/11829
Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.