Jeunesse tunisienne et vie politique: le réveil après la stagnation?

Des partisans du candidat présidentiel tunisien indépendant Kais Saied assistent à un rassemblement électoral à Tunis, Tunisie, le 11 octobre 2019. © EPA-EFE/AHMED JALIL

Introduction

Les jeunes tunisiens ne diffèrent en rien des autres jeunes du monde par rapport à leur réticence avérée à la vie publique ; leur boycott de la vie politique n'est pas chose nouvelle, il remonte plutôt à une période antérieure à la révolution du 14 janvier 2011. La Consultation nationale sur la jeunesse pour l'année 2008 a prouvé qu'environ 83% des jeunes tunisiens n'étaient pas intéressés par la vie politique et que 64% ne se sentaient pas concernés par les élections et n’étaient pas attirés par la participation dans les organisations nationales.

Malgré cela, cette jeunesse tunisienne a surpris les observateurs lorsqu’elle a joué un rôle clé dans la révolution qui a renversé l'ancien régime. Cependant elle s’est très vite retirée pour revenir à sa phase initiale de désabusement vis-à-vis de la politique. Les déchirements politiques et les troubles qui ont accompagné la phase de transition démocratique ont provoqué une large déception chez les jeunes tunisiens, les poussant à boycotter la vie politique sous toutes ses formes. Les rendez-vous électoraux successifs ont constitué l'exemple le plus marquant de ce retrait politique, traduit par l’abandon des jeunes du chemin des urnes et le renoncement à toute initiative à caractère politique, que ce soit leur candidature à ces rendez-vous électoraux ou bien à la participation aux élections en tant qu’électeurs.

Avec l'émergence de Kaïs Saïed sur la scène politique en tant que candidat aux élections présidentielles, une partie de la jeunesse tunisienne a repris confiance et semblait enthousiaste au sujet de sa candidature, se ralliant à son équipe durant toutes les étapes du processus électoral et menant activement pour son compte une campagne sans précédent avec des moyens plus que modestes. Ils se sont également mobilisés pour contrer efficacement toutes les attaques médiatiques menées contre lui, lui prodiguant un nouvel espace médiatique qui a permis de faire briller son image et mis en exergue le rapprochement entre lui et cette jeunesse. Kaïs Saïed a fait preuve de compréhension quant à leurs revendications économiques et sociales, auxquelles il a accordé la plus haute priorité et a également partagé avec eux leur ressentiment de colère envers le système politique existant. Raisons pour lesquelles ils ont choisi de le soutenir pour contrecarrer la classe politique en place, qu'ils considèrent comme la source de leurs amères déceptions successives.

Les résultats des élections présidentielles, au cours desquelles un candidat unique remporte la majorité des voix des jeunes votants par rapport à ses concurrents, ont suscité un grand nombre de questions sur les raisons derrière le soutien des jeunes à Kaïs Saïed et sur les espoirs qu’ils placent en lui. Que peut-on déduire de cette expérience qui s’est distinguée par la participation de la jeunesse tunisienne en général ? Et comment cette expérience pourrait-elle expliquer les besoins réels des jeunes, les ayant incités à la participation active dans la vie publique ?

Méthodologie de l’étude

Pour répondre à toutes ces questions, cette étude adopte une méthodologie composée de trois étapes : une partie documentaire, une partie d’étude sur le terrain, et un questionnaire publié sur les réseaux sociaux, notamment sur les pages soutenant le candidat Kaïs Saïed.

Partie documentaire

Cette partie consiste à rassembler les informations disponibles sur les réseaux sociaux et à puiser dans un grand nombre de rapports de presse couvrant les élections présidentielles tunisiennes pour relever les différentes impressions et revenir sur le contexte électoral et des événements qui en ont découlé.  Cette partie comprend également l'analyse d'un grand nombre de déclarations du président Kaïs Saïed, partant de la révolution tunisienne jusqu’à nos jours afin de dégager une image claire de ses positions dans divers domaines tels que la société, l’économie et la culture, ainsi que d’avoir une compréhension globale de son projet politique. Cette étape est considérée comme nécessaire en raison de la particularité de la campagne électorale de Kaïs Saïed, qui n'a pas présenté de projet clair mais s’est contentée plutôt de présenter des idées dispersées, que ce soit lors de ses diverses interventions sur les chaînes de radios ou de télévision ou même dans des interviews données à la presse. Tout cela rend leur collecte essentielle pour comprendre les raisons de la forte popularité de son discours politique auprès des jeunes.

Sur le terrain

Cette partie comprend des entretiens avec des personnes qui ont participé dans la gestion de la campagne électorale de Kaïs Saïed lors des précédentes élections présidentielles, et avec certains de ses électeurs lors du premier tour. Ces entretiens ont été suivis d’une série de questions sur les raisons de leur soutien au candidat Kaïs Saïed, sur les idées qu'ils partagent avec lui et sur leur évaluation de la phase de son mandat de président après son élection.

Les entretiens avec les personnes qui ont contribué à la campagne électorale se sont déroulés sous une méthodologie précise basée sur un ensemble de questions directrices visant à examiner l'expérience de certains jeunes dans la gestion de la campagne électorale pour le compte de Kaïs Saïed et à l’écoute des témoignages directs de jeunes militants qui se sont portés volontaires dans cette aventure politique. Ces entretiens ont également œuvré à rechercher les raisons qui ont poussé une catégorie de la jeunesse tunisienne à quitter l'état de renoncement politique, à s'engager dans l’action politique à travers les élections présidentielles et à comprendre les conséquences du rôle des jeunes dans la campagne "surnommée" une campagne de jeunesse par excellence.

Questionnaire

L'équipe de travail a élaboré un questionnaire ciblé, englobant 400 jeunes tunisiens parmi les électeurs et électrices de Kaïs Saïed au premier tour. Bien que le questionnaire en lui-même ne se base pas sur les mêmes règles scientifiques qui régissent les sciences de statistiques et des sondages d’opinions approfondies, il se distingue toutefois par sa nature orientée et tente de cibler un groupe spécifique au sein de la population qui a choisi de voter pour Kaïs Saïed, à savoir les jeunes. Le questionnaire comprend un certain nombre de questions axées principalement sur les thèmes suivants :

  1. Les raisons ayant poussé les jeunes électeurs à voter pour Kaïs Saïed au premier tour de l'élection présidentielle : quels sont les points communs entre eux et ce candidat et dans quelle mesure partagent-ils les mêmes principes auxquels il croit ? De la même manière, la plupart de ces questions ont tenté de sonder les idées présentées par Kaïs Saïed et qui ont trouvé un écho positif auprès des jeunes. Ceci, à son tour, permet de comprendre les besoins de ce pan de la société tunisienne.
  2. La perception de la jeunesse tunisienne qui a voté pour Kaïs Saïed de la réalité tunisienne, non seulement les espoirs et les opportunités qu'il suscite en eux mais aussi les craintes et les défis qu'il soulève, ainsi que la quête du savoir si ces facteurs ont influencé ou non le choix de cette jeunesse pour Kaïs Saïed.
  3. L'évaluation de ces électeurs jeunes de la performance des institutions de l'Etat et l'impact de cette évaluation sur leur choix lors de l'élection présidentielle.
  4. Enregistrer les impressions de ces électeurs jeunes sur la transition démocratique et l'ampleur de l'impact des troubles qui l'ont accompagnée, sur la participation de la jeunesse tunisienne à la vie politique et sur leur élection du président Kaïs Saïed.

Participation politique indécise

Une étude menée par le Réseau Observateurs et One-to-One en coopération avec l'organisation Heinrich Böll Stiftung en 2018 a montré que 47% des jeunes tunisiens étaient totalement désintéressés de la vie politique et aux affaires locales à la suite des élections municipales de mai 2018.1Tunisie, 19 décembre 2018 Heinrich BOLL STIFTUNG, Participation des femmes et des jeunes à la vie publique et aux affaires locales - Réseau observateurs

Ce renoncement à la participation politique est confirmé dans le rapport du Programme des Nations Unies pour le développement pour l'année 2019 intitulé « Les jeunes et la participation électorale en Tunisie : la dualité de l’engagement et de l’abstention dans la participation des jeunes tunisiens aux élections ». Ce même rapport révèle que :

Le débat conduit sur la participation des jeunes aux élections est principalement orienté vers sa réticence à participer, chose que confirment les chiffres présentés par la Commission électorale indépendante après la fin de chaque élection, en ce qui concerne l'inscription aux élections et au scrutin. Les chiffres de la Haute Instance indépendante pour les élections montrent à titre d’exemple qu’entre le 10 avril 2019 et le 22 mai 2019, le nombre de personnes inscrites dans la tranche d'âge 18-35 ans a atteint 631000 personnes, soit 56% de celles inscrites au cours de la même période. Cependant l'inscription aux listes des électeurs ne signifie pas nécessairement se rendre aux urnes. Au deuxième tour des élections présidentielles par exemple, seulement 6,11% de la tranche d’âge 18-25 ans y ont participé et ceci sur un total de 3 820 825 électeurs et électrices, qui composent le corps électoral.

Cette réticence semble justifiée avant la révolution de 2011, en raison de la nature du système politique en place à l'époque qui restreignait les libertés politiques. Cependant, la période post-révolutionnaire n'a rien apporté de nouveau. Le taux de participation des jeunes aux élections de l'Assemblée constituante n'a pas dépassé le seuil de 10%,2«Sur les raisons de la réticence des jeunes à participer à la politique», Al-Assaad Bouazizi, journal de Tounes Anbaa, 29 avril 2019 ce qui constitue un chiffre très faible si on le juge par rapport à l'élan libérateur qu’a insufflé la révolution et stimulé les libertés politiques.

Cet état d’inactivité politique s'est manifesté de manière très claire par des faibles taux de participation au scrutin, que ce soit aux élections présidentielles et législatives de 2014 ou municipales en 2018 ou bien aux élections présidentielles et législatives de 2019. Et même si les récentes élections présidentielles n'ont pas connu une augmentation significative de la participation des jeunes aux élections, ce qui mérite d’être souligné, c’est le succès d’un candidat qui a engrangé  le plus grand nombre de voix parmi les jeunes électeurs participant au premier tour des élections, en comparaison avec le  reste des candidats, dans un précédent politique en Tunisie, une réussite qu’aucun candidat en particulier n’ait pu réaliser jusque-là d’une manière aussi claire dans des élections.

Selon les résultats estimés, annoncés par la Fondation Sigma Conseil (une Institution privée de sondage d’opinion), plus de 37% des jeunes participant aux élections, âgés de 18 à 25 ans, ont voté pour le candidat indépendant Kaïs Saïed, tandis que 11% ont voté pour le candidat indépendant Safi Saeed, 8,7% pour le candidat du parti Kalb Tounes (Au Cœur de la Tunisie), Nabil Karoui et 5,4% du Premier ministre de l'époque Youssef Chahed, candidat du mouvement «Tahya Tounes» (Vive la Tunisie).

Selon les mêmes résultats, plus de 20% des jeunes ayant participé aux élections, âgés de 26 à 45 ans, ont voté en faveur de Saeed, tandis que 13,3% ont voté pour Karoui et 10% pour le candidat «Ennahda», Abdel Fattah Mourou.

Les chiffres précédemment cités reflètent l’accaparement de Kaïs Saïed de la plus grande part des voix des jeunes électeurs mais plus encore sa capacité de mobiliser une base électorale qui n'avait auparavant participé à aucune élection. Selon les statistiques de la même institution, 62% des électeurs en faveur de Kaïs Saïed au premier tour n'avaient jamais participé à une élection de leur vie.

Kaïs Said exploitant la situation de boycott

La révolution tunisienne a soulevé de grands espoirs chez les jeunes qui aspiraient à une relance économique qui leur permettrait de se libérer du joug du chômage et de la vulnérabilité économique et de se mettre à l’abri dans un climat de stabilité sociale. Cependant, cet élan révolutionnaire s'est rapidement heurté à une réalité différente, cette vague d'optimisme s'étant rapidement estompée pour faire place à une atmosphère de tensions politique qui a prévalu dans cette phase de transition, dominée par des troubles politiques, des conflits partisans, la détérioration des indicateurs économiques et l'exacerbation de la vulnérabilité sociale. Les doigts accusateurs se sont tournés vers les acteurs politiques, accusés de servir en priorité leurs intérêts personnels et d'ignorer platement les véritables revendications des jeunes qui aspirent à la liberté et revendiquent le droit au travail, à la dignité et à la justice sociale.

Tous ces facteurs-ci ont contribué à forger une opinion publique hostile à la classe politique, surtout après les échecs successifs, et à l'incapacité des gouvernements successifs d’exaucer une part significative des aspirations de la jeunesse. Il semble que cette déception qui a terrassé les jeunes a précipité leur retour à un état de désistement politique antérieur, abandonnant les bureaux de vote et la sphère politique en général, considérant que toutes les promesses ne sont que des leurres et refusant d'être de simples outils instrumentalisés lors des élections, vite ignorés en fin de période électorale. Aux élections municipales de 2018, les bureaux de vote semblaient presque désertés par les jeunes électeurs, tout comme lors des élections législatives de 2019. La meilleure preuve attestant de l'ampleur du boycott des jeunes et leur renoncement à la vie politique après la révolution, est la réticence de ces jeunes à s'inscrire même sur le registre des électeurs.3Entretiens les 28 et 29 avril 2020.

Cet état de chose nous est confirmé par le sociologue M. Jihad Hajj Salem dans un entretien, où il nous a déclaré: «Déterminer les raisons du vote des jeunes en faveur de Kaïs Saïed est une question très générale. Cependant, il s’en dégage un élément clair, celui du manque de confiance entre les jeunes et la classe politique et précisément à ce stade se révèle sur la scène politique un homme cultivé, utilisant un discours éthique basé sur un rappel constant des principes et qui semble être la bonne personne au bon moment.

Dans le contexte politique tunisien tendu, Kaïs Saïed a progressivement émergé au grand jour, adoptant un discours opposé à toute la classe politique. Il semblait ne croire à aucune organisation politique actuelle et se rebeller contre toutes les structures partisanes traditionnelles. Kaïs Saïed était un personnage inconnu avant 2011 mais il s’est bien distingué depuis l'aube de la révolution, en compagnie de quelques personnalités nationales, parcourant les sit-in de la Kasbah 1 et de la Kasbah 2, en contact direct avec la jeunesse présente dans ces sit-in, ce qui nous a d’ailleurs été confirmé par Tariq al-Rahali, membre de l'équipe de campagne électorale de Kaïs Saïed aux élections présidentielles du gouvernorat de Ben Arous: «Contrairement à la plupart des membres de l'équipe de campagne, je n’ai pas connu Kaïs Saïed dans les amphithéâtres  des facultés de Droit. Je l'ai connu dans la Kasbah où il faisait des tournées parmi les manifestants et s'adressait à eux.  J'écoutais ses discours sans m'adresser à lui, et j’ai été subjugué par ses paroles.4Entretien du 28 avril 2020

Kaïs Saïed a également considéré pendant cette période que le modèle politique adopté dans la phase de transition n'exprimait pas la véritable volonté du peuple, mais la contourne plutôt et a signalé qu’il était nécessaire d'adopter une nouvelle approche qui rompt avec le passé et procède du local au central. Kaïs Saïed a concentré son discours sur les jeunes, les considérant comme « les propriétaires de la révolution ». C’est leur « révolution » avait-il dit, tout en défendant les revendications soulevées par les jeunes, en particulier les revendications économiques et sociales.

Il s’est attaqué à maintes occasions à la classe politique qui avait dominé la scène politique. Il a menacé les « vendeurs de la patrie», les accusant de contourner les acquis du peuple, tout en adoptant une posture de boycott de la classe politique, refusant de voter ou de se présenter en tant que candidat, comme il le mentionnait dans l'une de ses déclarations avant les élections de 2014, «Je n'ai pas voté et je ne serai pas candidat, car il s'agit de construire un nouveau système de gouvernance  qui répond à la volonté des Tunisiens et des Tunisiennes. » Il a également refusé d’occuper les postes de responsabilité dans aucun des gouvernements successifs. On lui a également proposé de prendre le portefeuille de la justice à deux reprises, et il était candidat à la tête du gouvernement technocratique qui a succédé au gouvernement d’Ali Larayedh en 2013, refusant également la participation en tant que membre du Conseil suprême islamique après sa nomination par l’ancien Premier ministre, Ali Larayedh.  Le boycott de Kaïs Saïed de la classe politique dirigeante est un élément de convergence avec la jeune opinion publique qui a été abandonnée par les partis à plusieurs occasions. Par conséquent, on peut considérer le ralliement des jeunes électeurs autour de Kaïs Saïed comme une forme de punition à l’encontre de la classe politique et une reprise de la guerre contre les systèmes traditionnels d'organisation politique.

Figure 1 - Faites-vous confiance aux institutions suivantes ?

À l'approche des élections présidentielles et tout au long de la campagne électorale, le discours de Kaïs Saïed s’est aiguisé contre les partis et candidats concurrents et toutes les composantes de la scène politique existante, les considérant comme responsables du revers cinglant auquel assiste la Tunisie. Cette escalade dans son discours s’est clairement traduite dans un nombre de ses déclarations dans lesquelles il affirmait son indépendance vis-à-vis de tous les partis : « Indépendant je suis né,  indépendant j'ai vécu et indépendant et je mourrai ».

Le candidat Kaïs Saïed a également largement bénéficié de la grande sympathie des jeunes, suite aux nombreuses attaques médiatiques dirigées contre lui, considérant que la "machine" (terme en Tunisie, faisant référence à la machine médiatique) a été instrumentalisée pour pervertir son image.

Pour confirmer ce qui vient d’être énoncé précédemment, ainsi que pour revenir à l'enquête de sondage statistique qui constitue les bases concrètes de ce document en interrogeant plus de 400 jeunes parmi les électeurs de Kaïs Saïed  au premier tour sur leurs relations avec les institutions politiques en Tunisie, il est à remarquer que la Chambre des représentants (Parlement) s'est propulsée en tête de liste en termes d'institutions les moins dignes de confiance : plus de 80% des électeurs de Kaïs Saïed ont exprimé leur manque de confiance dans l'Assemblée des représentants du peuple (Chambre des députés, représentants du Peuple), ce qui indique que les électeurs de Kaïs Saïed – tout comme leur candidat - ne font pas confiance à cette institution qui n'est pas considérée comme un véritable représentant de la classe politique dirigeante en termes de représentation de tous les spectres politiques en Tunisie. Et cela en plus du fait qu'elle soit considérée comme le théâtre de la plupart des tensions politiques et responsable des obstacles qui entravent la voie des réformes en Tunisie.

On déduit de tout cela que Kaïs Saïed a adopté une position aux antipodes du système de gouvernance dans sa globalité et envisage une réforme de l'extérieur même de ce système qui consiste, en un mot, à restructurer le système politique de manière à renverser l'équation des acteurs politiques et donner la parole à la jeunesse considérée comme souveraine. Cette orientation concorde avec l'état de désespoir dans lequel se sont retrouvés les jeunes dans la période postrévolutionnaire où les réformes ont tardé à se manifester, en plus du reniement de la classe politique à l’égard des jeunes et de leurs revendications. Il semble que les discours de Kaïs Saïed, hostiles au système politique en place lui aient fait gagner la sympathie des jeunes qui ont choisi d'élire un candidat extérieur au système, une manière pour eux de sanctionner cette classe politique qui leur a tourné le dos.

Les jeunes mènent la campagne électorale

L’une des manifestations les plus marquantes du rassemblement des jeunes autour de Kaïs Saïed, est illustrée par leur soutien à ses côtés pendant la campagne électorale, et plus encore, leur mobilisation active pour mener sa campagne et superviser toute l’entreprise dans ses moindres détails.

Spécificité de la campagne électorale de Kaïs Saïed

Avant d’aborder les détails de cette campagne, il est nécessaire de souligner la spécificité de la campagne électorale de Kaïs Saïed, qui s’est refusé de l’appeler campagne électorale, lui préférant le qualificatif de « campagne d’explication », comme l'a déclaré l'une des personnes interrogées dans le cadre de cette étude : « Nous n'étions pas dans une campagne électorale, mais nous vivions un phénomène politique étrange, qui ressemblait plus à une mobilisation populaire. Nous étions fonctionnels sans organisation à proprement parler et coordonnions nos actions sans coordinateur désigné à cet effet. Le professeur Kaïs Saïed prenait soin à maintes reprises, de nous mettre en garde, et nous interdire de faire de fausses promesses aux gens, mais plutôt de rappeler nos principes politiques lors de nos contacts avec eux. » Contrairement au reste des candidats, il n'a pas présenté de programme électoral clair et s'est contenté à plusieurs reprises d'affirmer que les programmes devaient découler de la volonté des Tunisiens. Il a fondé sa campagne électorale sur « la nécessité de permettre aux jeunes l’accès aux mécanismes juridiques qui leur permettront d'affirmer leur volonté ». C’est ce sentiment de déception qui accompagnait chaque élection, eu égard à l’ampleur des promesses faites par les candidats vis-à-vis des réalisations dérisoires sur le terrain, chose qu’il considérait comme une forme de mensonge et de calomnie, à l’encontre des électeurs.

L'organisation de l'équipe de campagne de Kaïs Saïed est apparue unique en son genre, la campagne électorale n’avait pas de porte-parole officiel, ni de dirigeants spécifiques. Seule l’image de Kaïs Saïed occupait les devants de la scène sans autre cortège autour de lui. Sirine Bouaziz - une jeune femme, faisant partie de l'équipe de campagne électorale de Kaïs Saïed - a déclaré : « Il n'y a pas d'organisation claire et précise de la campagne électorale, et il n'y avait pas un nombre clairement déterminé, de participants. Chacun a aidé à sa manière. », avant d’ajouter : « L'équipe de travail de la campagne se constituait d’un mélange de jeunes de différentes références idéologiques. Elle comprenait même des pans de la société, connus pour leurs relations d’antagonistes, en dehors du contexte électoral, telles que les syndicats étudiants. »

Campagne de la jeunesse sur les réseaux sociaux

L’enrôlement des jeunes dans la campagne de Kaïs Saïed a commencé très tôt. Depuis sa première apparition sur la chaîne Hannibal (chaîne de télévision privée), dans laquelle il a annoncé sa candidature aux élections, des groupes de jeunes se sont mobilisés pour travailler dans sa campagne électorale via les réseaux sociaux, notamment Facebook. Cette tendance à privilégier les nouvelles plateformes de médias alternatives est considérée comme une rupture avec les médias classiques et une volonté des jeunes à affronter ce qu'ils considéraient comme une attaque des médias traditionnels contre leur candidat, considérant les médias tunisiens comme partie intégrante de l'ancien système politique qui manœuvre pour le compte d’agendas privés, dépourvus de toute intégrité morale.

Cette campagne massive menée par les jeunes sur les réseaux sociaux leur a permis également de se rapprocher du plus grand nombre possible de jeunes, du fait que ces sites constituent l'environnement virtuel idoine dans lequel les jeunes s'emploient activement.

En parcourant le rapport de la Cour des comptes, concernant le contrôle des partis et du financement des campagnes électorales présidentielles anticipées, publié le 8 novembre 2020, et en observant le classement des candidats en termes de couverture médiatique, on note que Kaïs Saïed était classé dernier parmi les candidats ayant bénéficié d'une couverture médiatique sur les chaînes TV et radio et dans la presse écrite.

Presse audio visuelle Presse écrite et électronique
Candidat Couverture globale des chaînes télévisées % par chaîne Couverture globale des stations radio % par station radio % of couverture de la presse écrite et électronique
Carthage La 9 Al Hiwar L’expresse FM Jawhara FM Mosaïque FM Le quotidiin La Presse Al anwar Electronic newspapers
Abdelkarim Zbidi 6 hs 1,2 3,9 13 2hs 30mn 0,13 7,16 5,1 0 11 18 9,48
Youssef chahed 6 hs 1 9 1,5 2 hs 52 mn 3,44 5,05 6,05 13 11 17 13, 43
Slim Riahi 3 hs 4 0,2 11 1 hs 55 mn 4,7 4,81 0,2 6,36 - 9 5,82
Nabil Karoui 3 hs 30 mn 3 0 4,69 2 hs 4,9 0,71 3,21 10,84 - 26 7,53
Mohamed moncef Marzouki 6 hs 9 6,7 1,43 3 hs 21 mn 4,9 1 1,85 4,10 4,13 - 4,8
Abdefatah Mouro 7 hs 9 5 ,3 1,77 1 hs 55 mn 0,5 1 4, 96 5,57 - 15 6,34
Safi Said 7 hs 6 7,4 2,03 2 hs 52 mn 4,46 0,7 4,97 - - - -
Mohamed Abbou 4 hs 5 3,8 1,5 4 hs 5,1 5,32 4,49 - - - -
Mohsin Marzouk 4 hs 1 5,6 8,32 4 hs - 4,16 2,8 - - - -
Hamma Hamami 4 hs 30 mn 1 3,5 7,88 4 hs - 5,88 2,32 - - - -
Mehdi Jomaa 4 hs 48 mn 5 5,7 1,8 4 hs 5,32 5,7 2, 44 - 8,03 - -
Seifeddine Makhlouf 5 hs 4 6,6 1,6 3 hs 4,40 3,98 3,84 - - - -
Hamadi Jebali 4  hs 48 mn 5 1,6 8,65 3 hs 4 5,58 4,66 - - - -
Hatem Boulabiar 6 hs 45 mn 5 3,5 1,5 4 hs 5 5,9 3,86 - 4,22 - -
Kais Saeid 2 hs 30 mn 1 1,02 1,43 1 hs 30 mn 0,10 0,69 0,08 - - - -

Figure 2 : Couverture médiatique des candidats à l'élection présidentielle au premier tour. Source : rapport de la Cour des comptes sur la surveillance des partis et du financement des campagnes pour les élections présidentielles prématurées, publié le 8 novembre5Rapport de la Cour des comptes sur la surveillance des partis et le financement de la campagne pour les élections présidentielles prématurées publié le 8 novembre 2020

D'autre part - et dans ce même rapport - nous constatons que Kaïs Saïed a remporté la première place en tant que candidat ayant bénéficié de la plus grande part de couverture médiatique pendant la campagne électorale via les pages Facebook, avec la participation de 30 pages non officielles, au service de la campagne électorale de Kaïs Saïed avec un total de 3 millions d'abonnés, gérées par 85 administrateurs, résidant en Tunisie et dans plusieurs pays du monde.

Il est à signaler par ailleurs que le rapport de la Cour des comptes ne traitait que des pages Facebook qui ont contribué à la promotion de Kaïs Saïed, sans compter les groupes qui se sont constitués sur les réseaux sociaux tels que le groupe « Le peuple veut » et « Nous sommes la Machine » qui ont réussi à attirer un grand nombre d'électeurs, en particulier parmi les jeunes.

Un point important mérite d’être souligné, en examinant les données contenues dans le rapport de la Cour des comptes, on relève que les pages qui ont fait la promotion de Kaïs Saïed, sont toutes des pages non officielles, car Kaïs Saïed n'en possède aucune, bien que le reste des candidats aient des pages officielles propres à eux, en plus d’un nombre limité de pages non officielles. Cela indique plusieurs possibilités, dont la plus importante est que les pages qui se sont mobilisées pour mener la campagne électorale de Kaïs Saïed, se sont investies dans une campagne de bénévolat, sans être sous le contrôle directe ou dirigées par Kaïs Saïed lui-même ni son équipe. Ce qui confirme cette conclusion, c'est la répartition géographique des administrateurs de ces pages, ventilées sur un certain nombre de pays, d’autre part, le rapport de la Cour des comptes, réfute toute allégations prétendant que Kaïs Saïed ait passé un contrat avec une quelconque société de publicité médiatique, contrairement à certains candidats, ce qui confirme le caractère bénévole de sa campagne, et s'inscrit en droite ligne de sa philosophie de campagne électorale, opposée aux systèmes traditionnels dans l’exercice de l'action politique.

Candidat Nombre de pages Facebook Nombre de participants des administrateurs des pages Web Distribution géographique
Kais Saied 30 3045466  85 en Tunisie

 

1 en Turquie
24 en Belgique
1 en Belgique
1 au Canada
2 aux USA
1 en Chine
3 en Arabie Saoudite
2 en Belgique
Nabil Karoui 3 587613

 

   35 en Tunisie
2 en Roumanie
1 en République Tchèque
Abdefatah Mouro 2 26030 9 en Belgique
4 en Turquie
Abdelkarim Zbidi 1 177 1 en Tunisie
Youssef Chahed 2 227916 2 en Tunisie
1 en Belgique
Ahmed Safi Said 1 133874 13 Tunisie
1 en Belgique
Mehdi Jomaa 1 3228 4 en Belgique
2 En Tunisie
Hama Hamami 2 126628 3 en Tunisie
7 en Belgique
Mohsin Marzouk 1 5240 2 en  Tunisie
Abid Briki 1 17660 3 en Tunisie
1 en Belgique
Slim Riahi 2 1223390 5 en Tunisie
13 en Belgique
1 en Belgique
1 aux USA
Mohamed Hachemi Hamdi 1 810440 1 en Tunisie
1 Royaume Uni

Figure 3 : Nombre d’administrateurs de pages non officielles, et leur répartition géographique.  Source : rapport de la Cour des comptes sur la surveillance des partis et du financement des campagnes pour les élections présidentielles prématurées, publié le 8 novembre 2020.

Candidat Nombre de pages selon l’agence Nombre de pages selon l’instance électorale Nombre de pages selon la société civile
Kais Saied 30 14 22
Nabil Karoui 3 - 22
Abdefatah Mouro 2 - 11
Abdelkarim Zbidi 1 - 38
Youssef Chahed 2 - 42
Ahmed Safi Said 1 - -
Mehdi Jomaa 1 - 36
Hama Hamami 2 - -
Mohsin Marzouk 1 1 -
Abid Briki 1 1 -
Slim Riahi 2 - -
Mohamed Hachemi Hamdi 1 1 -

Figure 4 : Différences en termes de nombre de pages qui ont servi d'outil pour mener à bien la campagne présidentielle pour chaque candidat. Source : rapport de la Cour des comptes sur la surveillance des partis et du financement des campagnes pour les élections présidentielles prématurées, publié le 8 novembre 2020.

 Le rôle des jeunes dans la campagne électorale réduit ses coûts financiers

Parmi les signes qui dénotent de l’esprit de bénévolat dans la campagne électorale et gage du ralliement des jeunes autour de sa candidature, le coût très modeste de cette campagne.

Un grand nombre de jeunes avaient décidé de se porter volontaires, et prêter main forte à la campagne présidentielle de Kaïs Saïed de manière indépendante, parmi eux, certains sont allés jusqu’à prendre l'initiative d’offrir un soutien matériel, selon les moyens limités dont ils disposent. De nombreux jeunes des différents gouvernorats de la république avaient organisé les visites de Kaïs Saïed auprès des autorités locales, et se sont chargés des modalités de réception du candidat, ont prodigué les services nécessaires tout au long de ces visites, comme nous l’a été confirmé par Fawzi al-Daas, l'un des principaux participants dans la campagne électorale de Kaïs Saïed, qui a déclaré : « L’un des caractères saillants de la campagne électorale, est le bénévolat. Il n'y avait pas uniquement une relation verticale, il y avait également une coordination des efforts, et chaque participant qui croyait en cet idéal, se faisait son ambassadeur et porte-parole de la campagne ».6Entretien du 12 mai 2020

Ceci est confirmé encore plus par la relation horizontale entre Kaïs Saïed , ses électeurs et les membres de sa campagne électorale. Il y avait un contact direct entre lui et un grand nombre de jeunes, un fait prouvé d’ailleurs par le questionnaire que nous avons publié, dans lequel 72% de l’ensemble des participants ont confirmé l'avoir rencontré personnellement, que ce soit dans l’enceinte de l’université ou à l’extérieur des amphithéâtres. Cela conforte la dimension personnelle de ces relations qui ont formé le noyau de base, de cette relation étroitement tissée entre Kaïs Saïed et ses électeurs.

Figure 5 – source : questionnaire des auteurs.

Ce riche réservoir de jeunes n'a pas coûté cher à Kaïs Saïed . Selon le rapport de la Cour des comptes évoqué ci-dessus, nous constatons que la campagne électorale de Kaïs Saïed  n'a pas coûté des sommes énormes, contrairement aux campagnes des autres candidats. Il est à noter que Kaïs Saïed avait refusé le financement gouvernemental de sa campagne électorale, considérant cela comme pur gaspillage de l’argent des citoyens, et se contentant d’un auto-financement, il est à souligner par ailleurs que la note de financement totale de sa campagne électorale est la plus basse de la note de tous les candidats. A titre d’exemple, le coût de campagne de Kaïs Saïed représente 0,7% du coût de campagne électorale du candidat Youssef Chahed.

Si l’on compare le total des voix qu'il a obtenu par rapport au coût de sa campagne électorale, il en ressort que le coût d'un vote en faveur de Kaïs Saïed n'a pas dépassé 0,030 dinars, c'est-à-dire, le coût le plus bas parmi les candidats et même bien inférieur au coût moyen pour l'ensemble des candidats, qui se situe autour de 1,980 dinars.

Figure 6 : Comparaison entre les ressources utilisées par les candidats au premier tour de l’élection présidentielle 2019 et le nombre de voix acquis par chacun d’eux

Ce fait susmentionné montre que le coût de la campagne financière de Kaïs Saïed était bien faible, si on prend en considération, la forte participation des jeunes et leur ralliement sans précédent autour du candidat Kaïs Saïed, ce qui confirme d’ailleurs l’élan de solidarité dont a bénéficié Kaïs Saïed.

Le refus de Kaïs Saïed de toucher au financement public a contribué de son côté à lui attirer la sympathie de nombreux groupes de jeunes, et donner de lui l’image d’un président humble, dont les conditions matérielles et économiques, s’apparentent globalement à celles de cette jeunesse même, ce qui a renforcé leur sentiment qu'il est effectivement un président issu de leur milieu et œuvrant pour le bien ce milieu même, ce  qui fit naître une vague de solidarité en sa faveur, contrairement au reste des candidats où la majorité d'entre eux ont émergé des milieux des gens puissamment riches, qui gaspillent énormément d'argent pour acheter les voix des électeurs.

Comme preuve de la véracité de cet état de fait, en témoigne Ahmed Hussein Al-Abbasi, un jeune homme qui a participé à la gestion de la campagne électorale, de Kaïs Saïed , déclarant dans un entretien que « toutes les catégories de jeunes étaient représentées dans cette campagne de volontaires, où la catégorie des pauvres était dominante ».7Entretien le 24 mars 2020.

Ce fait est confirmé également par l'activiste Ayman Ben Ammar, un militant politique qui a participé à l'équipe de campagne électorale de Kaïs Saïed à Tunis, déclarant dans une interview : « L'un des facteurs qui m'a encouragé à m'engager dans sa campagne électorale, est le peu de ressources dont il dispose ... Nous avons plus qu’assez, des gens qui dépensent des milliards, lors des élections sans le moindre résultat probant. »8Entretien le 26 mars 2020

Kaïs Saïed a également bénéficié, notamment d'une mobilisation grandiose volontaire des jeunes, dans la collecte des dons pour les élections, conformément à la loi tunisienne qui stipule qu'un candidat à l'élection présidentielle est tenu de collecter dix mille dons ou dix dons, collectés auprès de dix représentants à la Chambre des représentants. Kaïs Saïed n’a pas élaboré de programme de collecte de dons à proprement parler, mais a plutôt ouvert le champ aux jeunes militants volontaires pour collecter les dons et s’est contenté de désigner une adresse pour l’envoi de ces dons. Ce Bénévolat de la jeunesse au profit du candidat Kaïs Saïed a permis en un temps record de collecter trente-deux mille dons et de les envoyer au bureau de Kaïs Saïed, ceci malgré les rumeurs qui circulaient à propos d’un prétendu détournement de dons destinés initialement à Kaïs Saïed, au profit d’autres candidats.

Tous les éléments précédemment relevés attestent du caractère sans précédent de ce sursaut de jeunesse, au vu de tous les standards, et différent à tous les niveaux. Il est fort probable, que le dénominateur commun entre toutes les formes de mobilisations des jeunes, investis pour aider Kaïs Saïed pendant la campagne électorale, c’est cette empathie à son égard et le désir ardent de le soutenir, chaque fois qu'ils sentaient qu'il est victime des rouages de l'ancien système. Chaque fois qu’il était la cible d’attaques ou de critiques, par des partis affiliés au système partisan en place, que ce soit dans les médias, ou lors du financement, ou bien lors de détournement d’un certain nombre de ses dons, on assistait systématiquement à la réaction ferme et conséquente de cette jeunesse, qui s’est mobilisée pour le soutenir, acte qui constitue en lui-même, un facteur psychologique et une manifestation comportementale collective basée d’une part sur l’empathie, et d'autre part, sur une volonté de punir le système en place. Cela nous est confirmé par les propos de Sirine Bouaziz, l'une des militantes de sa campagne électorale, rapportés dans l'interview qui a réuni le groupe de travail, qui en réponse sur les raisons et les circonstances qui l'ont amenée à le soutenir lors des élections, a déclaré : « Lorsqu'il est apparu à la télévision pour la première fois pour annoncer sa candidature, j'ai été tellement émue par son discours et ses propos, j’ai senti qu’il était seul et qu’il ne comptait que sur le peuple. Cela m'a beaucoup affectée ».9Entretien le 20 février 2020

Kaïs Saïed attire les voix des jeunes

La priorité des revendications économiques et sociales sur les libertés individuelles, comme critère électoral pour les jeunes

La participation des jeunes aux élections présidentielles ne s'est pas limitée au soutien de Kaïs Saïed dans sa campagne électorale, mais a consisté également à le faire élire massivement par les jeunes électeurs en général, sachant qu’il a remporté les votes de la majorité de cette jeunesse, et a même réussi à pousser un grand nombre de jeunes hommes et de  jeunes  femmes qui n'avaient jamais participé auparavant aux élections précédentes, à se mobiliser et à prendre  part à l’arène  politique.

 

Il est important de noter que Kaïs Saïed a réussi à attirer divers groupes de jeunes, et semble avoir réussi à présenter un discours qui répond à leurs exigences. L'image d'un professeur universitaire instruit qui parle éloquemment l'arabe et capable d'une analyse juridique par excellence, a encouragé les jeunes diplômés à lui donner leur voix, tellement éblouis par son image de marque. Ces jeunes intellectuels aspirent à restaurer le respect et la place qui est due aux intellectuels en Tunisie et dans la vie publique, considérant que la classe politique qui sévit est contrôlée par des personnes incultes et ne croyant nullement à la production scientifique.

Selon les statistiques de Sigma Conseil, Kaïs Saïed a réussi à recueillir 25% des voix des électeurs ayant fait des études supérieures, ce qui fait de lui le candidat le plus élu par les diplômés universitaires.

Figure 7 : catégorisation des électeurs de Kais Saied en fonction du revenu mensuel, à partir de l'enquête menée par l'équipe de recherche

Figure 8 : Degré de soutien aux libertés individuelles (expression, conscience, opinion)

Les jeunes qui ont élu Kaïs Saïed font partie de cette catégorie de citoyens qui ont souffert d’une suite interminable de déceptions, dans un manque total de considération pour leurs revendications sociales et économiques de la part de la classe politique. Dans l'étude de l'échantillon que nous avons réalisé, qui ciblait 400 jeunes électeurs et électrices en faveur de Kaïs Saïed au premier tour, nous constatons que 70% de ces électeurs sont des personnes qui ne bénéficient pas d’un revenu stable. Il semble que cette catégorie de jeunes considère que les avantages sociaux et économiques passent avant les autres droits, y compris ceux liés aux droits et aux libertés.

Malgré le fait qu'une grande partie des jeunes qui ont voté pour Kaïs Saïed soutiennent les libertés individuelles (l'étude de l'échantillon que nous avons réalisé, nous montre que 88,8% d'entre eux soutiennent les libertés individuelles), ces jeunes électeurs n'ont pas été dérangés par les positions de Kaïs Saïed concernant plusieurs questions de droits humains, telles que l'égalité dans l'héritage et l'homosexualité. Ceci dénote de « l’acceptation » ou « la tolérance » d'une grande partie de cette jeunesse, à l’égard de la logique de Kaïs Saïed, basée sur la priorité donnée aux acquis économiques et sociaux sur les autres droits, notamment ceux liés aux droits politiques et aux libertés civiques.

Cette logique se révélait on ne peut plus claire dans la réponse de Kaïs Saïed à la question sur l'égalité dans l'héritage, lorsqu'il a répondu : « (on en discutera) lorsque la femme trouvera ce dont elle hérite», une manière pour lui de mettre le doigt sur l’état de déliquescence de la situation économique et sociale tunisienne.

Il est à noter par ailleurs que dans le même contexte électoral, un certain nombre de candidats ont déclaré  ouvertement leur soutien absolu aux libertés individuelles, sans pour autant, trouver d’écho favorable au sein de la jeunesse et encore moins son soutien, ce qui confirme ce que nous avons évoqué plus haut, à savoir la priorité donnée aux exigences  économiques sur les libertés individuelles, plus encore, cette jeunesse a basé son choix pour le candidat capable à subvenir à ses besoins économiques avant toute autre considération.

Les jeunes recherchent un candidat honnête

Ce n'est un secret pour personne que la corruption a été l'une des principales causes qui ont conduit au déclenchement de la révolution du 14 janvier 2011, et l'élimination de la corruption était l'une des priorités auxquelles aspirent le plus les jeunes, dans la période post-révolutionnaire, cependant leurs espoirs volèrent en éclat  dans un climat lourd  de déception, du fait d’un manque de confiance à l’ égard des institutions de  l’état et des acteurs politiques qu’ils considèrent comme impliqués dans de nombreuses pratiques illégales, impressions d’ailleurs  confirmées par les  propos des  électeurs de Kaïs Saïed , dans cette étude, où environ 50% d'entre eux ont indiqué que le premier danger  qui menace la voie révolutionnaire est la corruption. Le sentiment que la corruption est la cause principale du retard de la réalisation des revendications de la révolution et l’obstacle qui a sabordé leurs droits aux acquis économiques.

Tout ce qui vient d’être mentionné nous a été confirmé par M. Ahmed Hussein Al-Abbasi, un jeune  activiste faisant partie du groupe  qui a contribué à la direction de la campagne de Kaïs Saïed , et qui a nous a indiqué que son candidat «n’était ni la principale personnalité politique ni la personnalité avec une grande  expérience de militantisme politique, mais ce qui vous attire en lui, c’est son esprit honnête… son intégrité est un trait que l'on ne retrouve que rarement dans la vie politique10Interview du 24 mars

Le président Kaïs Saïed est apparu comme une personnalité, à l’abri de tout soupçon de corruption. Au contraire, il était connu pour son aversion à accepter les postes au sein des institutions du gouvernement, et par contre fermement attaché à la lutte contre la corruption, et déterminé à lutter contre le favoritisme, et à faire appliquer la loi, à tout le monde. Il n’a de cesse répondu : « La loi doit être comme la mort qui n'exclut Personne ». Il s’est distingué à plusieurs reprises par des déclarations enflammées visant la classe politique en place, les accusant d'implication dans la corruption et de « dilapidation des moyens de subsistance des Tunisiens ». Ainsi, on peut conclure que les jeunes ont recherché un candidat honnête à qui on peut confier la gestion de l'État et qui ne mettra pas à profit ses institutions pour servir ses intérêts personnels.

Figure 9 : estimations des participants à l'enquête concernant les risques auxquels la transition démocratique est confrontée.

Le pari sur les jeunes était-ce un choix stratégique du candidat Kaïs Saïed ?

Comme nous l'avons déjà mentionné, et malgré la participation limitée de la catégorie des jeunes aux élections, Kaïs Saïed s’est accaparé le plus grand nombre de voix des jeunes électeurs participant au premier tour des élections par rapport au reste des candidats.

Mais est-ce qu’il ciblait ce groupe depuis le début de sa campagne et quelles sont les raisons qui l'ont poussé à miser exclusivement sur cette jeunesse ?

En fait, il n'y a pas de réponses tranchées à ces questions, mais une chose est certaine, en tenant compte de ses déclarations données dans la plupart des entretiens, les revendications des jeunes étaient fortement présentes dans le discours politique de Kaïs Saïed.

Cette relation et son orientation vers la jeunesse, pourraient trouver leur origine dans la nature même du métier de Kaïs Saïed, qui a enseigné pendant de nombreuses années dans les universités, ce qui l'a mis en contact direct avec cette jeunesse et a établi un lien étroit avec eux, chose qui nous a été confirmé par toutes les personnes interrogées. Sirine Bouaziz, a déclaré : "Je l'ai connu à l'université, il était incroyable." Même M. Ayman Ben Ammar, un jeune homme qui a intégré l'équipe de campagne de Kaïs Saïed, a confirmé la même idée en déclarant : "Nous nous sommes rencontrés lors d'un forum en dehors des universités dans le gouvernorat de Monastir, et il appréciait grandement les discussions avec les jeunes."

La réponse à cette question demeure floue compte tenu de l'incapacité de s’enquérir des intentions profondes des gens. Il est possible qu’il s’agisse d’une conviction personnelle de la valeur des jeunes dans son projet politique, il pourrait également être conscient du poids électoral de la jeunesse, alors il a parié dessus. La réponse reste difficile à obtenir car nécessite un examen plus approfondi.

Conclusion

La révolution tunisienne portait en elle de grands espoirs pour la jeunesse tunisienne soucieuse d'améliorer sa situation économique et sa situation sociale, cependant cette catégorie de citoyens est restée isolée, refusant de s'engager dans la vie politique, malgré le climat de libertés qui caractérise la vie politique en Tunisie depuis janvier 2011.

Le manque flagrant de participation politique était évident lors des différents rendez-vous électoraux, organisés en Tunisie après la révolution, où a été enregistrée une grande abstention de la jeunesse, malgré les tentatives répétées des forces politiques tunisiennes qui n'ont pas réussi à attirer cette jeunesse.

Les élections présidentielles anticipées de 2019 en Tunisie ont représenté un tournant important, concernant la participation politique des jeunes en Tunisie, non pas en termes de participation quantitative des jeunes, car la proportion de jeunes électeurs n'a pas tellement évolué, mais en termes de qualité de participation, où un candidat a réussi à lui seul, à obtenir la majorité des voix des jeunes lors de ces élections, et a même réussi à créer un ralliement de jeunes autour de lui, à travers leur mobilisation dans sa campagne électorale à titre bénévole.

Il semble tout à fait clair que Kais Saïed ait fait preuve d’une compréhension profonde des préoccupations de la jeunesse tunisienne, l’amenant donc à adapter sa rhétorique politique aux revendications sociales et économiques, partageant avec eux leur colère à l’égard du système politique déchu et leur promettant un nouvel édifice politique dans lequel leur volonté occupe le cœur de la gouvernance.

Cette participation des jeunes aux élections présidentielles est venue confirmer la valeur cruciale de la participation des jeunes à la vie politique, et souligner la capacité de cette richesse démographique à modifier l'équilibre des forces et acquérir un poids politique. Cette expérience a également reflété la valeur de la participation des jeunes à la vie politique en termes d’élaboration des revendications réelles des jeunes et à même de les faire parvenir jusqu’aux centres de prise de décision.

Mais malgré cette expérience unique en son genre, elle ne représente néanmoins qu’un événement occasionnel, du fait de son étroite relation à la personne même de Kaïs Saïed, ce qui fait d’ailleurs de la réussite de son expérience au pouvoir, un espoir pour l'avenir de la participation des jeunes à la vie politique.

Cet éveil circonstanciel de la jeunesse représente une invitation sérieuse aux différentes composantes de la communauté politique tunisienne, à réfléchir à de nouveaux mécanismes, qui garantissent l'inclusion de cette catégorie d’âge dans la vie politique et dans la gestion des affaires publiques, basée sur le renouvellement du discours politique et sur la mise en avant de leur rôle dans le processus politique, pour passer de simple récipient du discours politique aux participants à son élaboration. Et en attendant que cet objectif se réalise, les élections présidentielles de 2019 resteront un éveil éphémère d'une stagnation continue.

 

Endnotes

Endnotes
1 Tunisie, 19 décembre 2018 Heinrich BOLL STIFTUNG, Participation des femmes et des jeunes à la vie publique et aux affaires locales - Réseau observateurs
2 «Sur les raisons de la réticence des jeunes à participer à la politique», Al-Assaad Bouazizi, journal de Tounes Anbaa, 29 avril 2019
3 Entretiens les 28 et 29 avril 2020.
4 Entretien du 28 avril 2020
5 Rapport de la Cour des comptes sur la surveillance des partis et le financement de la campagne pour les élections présidentielles prématurées publié le 8 novembre 2020
6 Entretien du 12 mai 2020
7 Entretien le 24 mars 2020.
8 Entretien le 26 mars 2020
9 Entretien le 20 février 2020
10 Interview du 24 mars

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.