Guerre en Ukraine et insécurité alimentaire en Tunisie, où se situe l’urgence ?

Depuis février 2022 la question de l’insécurité alimentaire suite à la guerre en Ukraine devient centrale dans le débat public où l’on comprend de plus en plus l’état de dépendance alimentaire dans lequel se trouve la Tunisie, qui importe plus de la moitié de ses besoins. Dans cet article nous chercherons les changements significatifs qui ont eu lieu dans le rapport à l’agriculture et à l’alimentation en termes de dépendances et de souveraineté dans l’histoire agricole tunisienne contemporaine.

Des agriculteurs récoltent de l'orge et du blé à Beja, dans l'ouest de Tunis, en Tunisie, le 06 juin 2022 © AA/Yassine Gaidi

Depuis février 2022 la question de l’insécurité alimentaire suite à la guerre en Ukraine devient centrale dans le débat public où l’on comprend de plus en plus l’état de dépendance alimentaire dans lequel se trouve la Tunisie, qui importe plus de la moitié de ses besoins.

Ce chiffre alarmant renforce les craintes, et à raison, car l'annualité des saisons agricoles n’offre pas la possibilité au pays de s’adapter dans l’immédiat en cas d’arrêt de ces importations. Il existe beaucoup de contradictions dans le modèle de production agricole. Ce dernier ne prend pas en compte les changements démographiques entre 1984 et 2014 (RGPH 2014). Malgré une croissance des besoins pour une population qui est passée de 7 à 11 millions durant cette période, la superficie des terres céréalières depuis 1984 n'a pas significativement évolué1Basé sur les données de l’INS en 2016, publiées dans l’Analyse de la filière céréalière en Tunisie et identification des principaux points de dysfonctionnement à l’origine des pertes, Raoudha Khaldi . Le choix de l’Etat tunisien a été d’augmenter les importations de céréales, et de se désengager progressivement de la collecte au profit de promoteurs privés2Loi n°2005-60 du 18 juillet 2005, modifiant et complétant la loi n°91-64 du 29 juillet 1991 relative à la concurrence et aux prix .

La crise engendrée par la guerre en Ukraine est un événement récent qui s'inscrit dans le temps long et ne peut être isolé des crises et pénuries qui ont déjà eu lieu en Tunisie par le passé3Nous pouvons remonter à l’émeute du pain  de 1984 ou plus loin encore, vers  la série de sécheresse et de peste qui a abouti à la détérioration du secteur agricole à partir de 1815 Food Insecurity and Revolution in the middle east and North Africa, Habib Ayeb and Ray Bush . L'insécurité alimentaire actuelle a pour origine les politiques agricoles, économiques et sociales instaurées par les gouvernements successifs depuis l'indépendance qui sont une conséquence directe des systèmes alimentaires mondiaux. Ces systèmes voient s’opposer deux temporalités : l’urgence de répondre aux besoins quotidiens immédiats et l’importance de construire un modèle agricole pérenne et équitable prévenant les crises environnementales, sociales et politiques éventuelles.

Dans cet article nous chercherons les changements significatifs qui ont eu lieu dans le rapport à l'agriculture et à l'alimentation en termes de dépendances et de souveraineté dans l’histoire agricole tunisienne contemporaine.

Souveraineté alimentaire, déracinement paysan et accès aux droits : questions progressivement centrales dans l’agenda militant depuis 2011

L’arrêt de commercialisation de deux grands pays exportateurs de céréales, minerais et hydrocarbures a permis de soulever des questions essentielles sous-jacentes au problème de l’insécurité alimentaire : souveraineté alimentaire, déracinement paysan4Simone Weil dans L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain , réforme agraire…

En Tunisie, le débat sur la souveraineté alimentaire revêt depuis février 2022 une urgence ressentie auprès du public et des médias de masse. Cela advient dans un cadre où, depuis des années, un travail de documentation, de mémoire et de recherche-action se constitue, qui place la Tunisie dans la lutte mondiale pour la souveraineté alimentaire notamment le mouvement paysan international Via Campesina. Les plus notables sont des associations qui se sont spécialisées sur ces questions : l’Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l’environnement (depuis 2017), le groupe de travail pour la souveraineté alimentaire (2019), l’association tunisienne de permaculture (2013), Terre et humanisme … Une recherche en sciences sociales rurales s’établit progressivement et rassemble des géographes, sociologues, historiens pour une analyse pluridisciplinaire et systémique contemporaine tunisienne et régionale (région arabe, pays du Sud). Au cœur de ce nouvel espace5Le cadre collectif est récent (à partir de 2017 avec l’OSAE) mais les adhérents à cet espace ont individuellement des parcours antérieurs au débat sur la souveraineté dans la recherche, la publication de livre ou le militantisme syndical de recherche militante en Tunisie se construit une vision de l’agriculture qui prend en compte l'importance de l'accès aux ressources et la dignité des paysans comme facteurs déterminants pour une agriculture responsable. Ces paysans, qui sont le socle de l’alimentation et de notre survie, continuent à être considérés par l'élite bourgeoise comme des freins à une modernité à laquelle aspire la Tunisie. Paradoxalement, leur mobilisation est synonyme pour les autorités de trouble à l'ordre public et à l'intérêt du pays.

Malgré la convergence des luttes pour les droits et les dignités depuis les printemps arabes, qui rapproche l’urbain et le rural en Tunisie, le changement tarde à s’amorcer. Toutefois, malgré cette difficulté, une littérature respectueuse de l'histoire et des vécus commence à se structurer par ces nouveaux espaces de recherche, palliant le vide existant. Cette dernière existait timidement6Les universitaires se reconnaissaient entre eux, positionnant clairement leur recherche politiquement compte tenu du contexte d’avant la révolution où les sciences humaines et sociales ont été marginalisées et aliénées. et se fait de manière plus audible depuis la révolution. Sans faire table rase du passé, une bibliographie7Max Ajl, A Bibliography of Agriculture, Planning, and Rural Development in Tunisia a été documentée et publiée sur le site de l’OSAE. Des documentaires, des films, des livres, des rapports d'étude, des émissions de vulgarisation sont créés : on peut mentionner les documentaires Assoiffés tunisiens, Couscous: les graines de la dignité, Pousses de printemps, les rapports de terrain du GTSA8Groupe de travail pour la souveraineté alimentaire ... La projection en salle (cinémas, universités, associations) de ces travaux a permis à l'écho des voix paysannes d'arriver jusque dans les villes pour cesser avec l'oubli du monde rural.

Dans le contexte d'un Etat qui s'endette pour rembourser ses dettes, l’espoir d’une souveraineté alimentaire semble utopique pour certains, réaliste pour d'autres. Mais si elle a été difficile en temps de paix, deviendra-t-elle possible en temps de guerre ? L’agriculture tunisienne réussira-t-elle sa transition vers une agriculture plus soucieuse de l’alimentation et moins soucieuse de productivité et surplus de production.

La souveraineté alimentaire qui s’annonce comme une urgence se présente comme une réponse à la crise alimentaire actuelle, elle est un parcours à prendre pour se libérer des dépendances alimentaires et de l'insécurité qui se révèle à chaque crise.

Pourquoi la souveraineté alimentaire est-elle une réponse ? Le contexte de création de ce concept et la différence avec celui de sécurité alimentaire.

Le premier aspect de la lutte des acteurs locaux pour la souveraineté alimentaire est d'ordre sémantique. Il y a une nuance significative entre les deux concepts, nuance qui influence la condition de l’agriculture et de l’alimentation qui en suit. Ce que Via Campesina (le mouvement international des paysan) cadre depuis 1996 :

La via campesina, extrait du site

Suite à la crise de l'énergie, de la sécheresse, et de la famine des années 19709« En 1972, la production mondiale de céréales a baissé de 41 millions de tonnes au total, dont la moitié dans les pays développés et la moitié dans les pays en développement, et en 1974, elle a de nouveau chuté de 30 millions de tonnes. », Food and agriculture organization , la notion de sécurité alimentaire voit le jour au sommet mondial de l'alimentation. L'agriculture se base désormais sur la productivité et l'intensification des récoltes pour nourrir le plus grand nombre, pour la lutte contre la famine dans le monde. Cela coïncide avec l'avènement de la révolution verte dans les pays en développement : approche purement productiviste d’une agriculture sans paysans. A cette époque et pendant des années, des semences hybrides10Des semences développées en laboratoire croisent des espèces différentes qui ne peuvent générer de nouvelles générations de plantes. Un débat réside néanmoins sur ces variétés hybrides, sur la biodiversité nécessaire en agriculture et le problème n’est pas l'existence de ces plantes hybrides mais de la nécessité d’avoir un contrôle sur les moyens de production. étaient distribuées gratuitement par l'Etat auprès d’agriculteurs tunisiens, comme en témoigne Jalel, agriculteur fils d’agriculteur qui a travaillé dans une ferme coopérative à Sidi Bourouis11Héritier d’une terre morcelée par l’héritage et par la colonisation, Jalel se voit dans la difficulté d'acquérir des terres sur lesquelles il a investi son épargne mais qui tardent à être siennes. L’indivision de la propriété et le chevauchement des lois sur la propriété foncière est un plafond de verre pour les petits agriculteurs qui s’agrandissent et les agriculteurs sans terre. . L'abandon des semences ancestrales s'est rapidement généralisé auprès des agriculteurs, remplacement non anodin qui représente un autre moyen de dépossession des agriculteurs (un article paru sur la plateforme Houloul revient sur l’histoire de l’introduction de ces graines en Tunisie).

Les officiers et cadres du ministère de l'agriculture et l'enseignement supérieur de l'agronomie prônent alors la modernité qui apportait la promesse du développement pour le pays. La rhétorique de la modernité que Bourguiba diffusait lors de ses discours quotidiens a influencé les esprits à croire que tout ce qui a trait aux traditions est synonyme d’archaïsme et doit être remplacé. A vrai dire, ces transformations avaient déjà commencé avant l’indépendance. S’inspirant des techniques agricoles utilisées par les colons, l'agriculteur tunisien a été tenté de moderniser son labeur déjà par le travail mécanisé de sa parcelle dont la superficie reste remarquablement plus petite que celle des domaines colonisés12Discuté lors des ateliers des journées de la souveraineté alimentaires à Nafta en octobre 2021. Voir les archives et la documentation de la colonisation française en Tunisie. Jean Poncet La colonisation et l'agriculture européenne en Tunisie depuis 1881. Étude de géographie historique et économique. Paysages et problèmes ruraux en Tunisie. , autour du oued Majerda.

Les grandes exploitations agricoles et l'agriculture intensive ont remplacé l'agriculture de subsistance au fil des différents régimes qui ont gouverné de l’époque ottomane à aujourd’hui. L’agriculture de subsistance, vivrière, familiale ou paysanne est l’antithèse d’une agriculture basée sur le profit. Elle est à l’origine d’un patrimoine de pratiques et de savoir-faire que les nouvelles graines introduites ne peuvent pas apporter. On peut mentionner une pratique chez tous les cultivateurs de blé et d'orge qu'était la « matmoura » : des greniers creusés à même le sol dans lesquels étaient stockés les graines. Ces greniers servaient la consommation et l'adaptation aux saisons rudes, pratiques existant aussi au Maroc ou en Algérie perdues durant les années 1980. Pour la culture de l'année suivante les sélectionneurs réservent les graines des meilleurs plants. Cette ingénierie paysanne a contribué à avoir au fil des siècles les espèces les plus adaptées à la terre autochtone, c'est-à-dire celles qui offrent une plus grande résistance aux variations de précipitation et de température et aux maladies. La culture des graines autochtones nécessite d’ailleurs moins d’apports en eau comme en témoigne Zakaria Hechmi, agriculteur de l’oasis de Chenini Gabes où on continue de faire de l'agroécologie. Zakaria est connu pour sa lutte pour la sauvegarde des semences paysannes et le respect de la paysannerie.

Avec la technologie des semences, l'agriculteur se trouve désormais à la fin du cycle de production, placé au simple rang de consommateur :

Le cycle de production des semences13Les semences, Michael Turner

Depuis ces grandes transformations les agriculteurs se trouvent dépendants de firmes qui fournissent le paquet à planter : semences, engrais et insecticides, le fruit est devenu synonyme d’un produit prêt à planter dépourvu de son essence mère.  Actuellement 50% de la production des semences mondiales est contrôlée par trois multinationales : Syngenta, Monsanto et Dupont-Pioneer. Dépossédés de leur autonomie et dupés par les promesses d'enrichissement et de développement, les agriculteurs ont perdu la main sur leur travail obligés de s'adapter aux prix du marché.

A cela s'ajoutent les problématiques de gestion du foncier agricole, du système juridique dual aboutissant au morcellement des terres. Dans la limitation de leurs droits fonciers, des agriculteurs ont recours à la location annuelle pour la culture de céréales et parfois même pour l’élevage bovin.  Il s’agit toujours de petites superficies agricoles, quelques hectares qui limitent toute possibilité de s’agrandir. Partant sur le témoignage d’Amine, 25 ans d’El Krib, on constate que de plus en plus d’agriculteurs favorisent l'élevage bovin ou la monoculture d'olive aux céréales. L’élevage bovin lui rapportant en moyenne 2000 dinars par mois, variant avec le prix de l’alimentation (alfa) et de la vente.

Quantité journalière de lait produite

(Carnet des quantités journalières vendue par un éleveur bovin)

Un retour à l’essentiel

La crise actuelle nous rappelle ce qui devrait représenter notre priorité collective, car comme l’illustre Edgar Morin « A force de sacrifier l'essentiel pour l'urgence, on finit par oublier l'urgence de l’essentiel ». L’essentiel a été bafoué au prix de solutions court-termistes qui n’ont fait que panser la crise alimentaire depuis l'apparition de ses premiers symptômes. En effet, le choix d'un modèle agricole basé sur la sécurité aux dépends d'une agriculture centrée sur l'alimentation a mené à une situation complexe : des semences locales perdues, une dépendance alimentaire accrue et un déracinement paysan irréversible. Et cinquante années après le sommet de l’alimentation, il existe encore des famines et une insécurité alimentaire qui concerne l’ensemble de la planète à laquelle s’ajoute la perte d'un patrimoine génétique conséquent (75% des variétés de graines ont disparu au cours du dernier siècle selon la Food and Agriculture Organization, FAO). Le constat est clair, la sécurité alimentaire est un concept qui a appauvrit notre alimentation. Elle ôte au consommateur la possibilité de choisir ce qu’il met dans son assiette et réduit la richesse génétique héritée de millions d'années d'évolution et de milliers d'années d'agriculture.

C’est de cette base que naît la lutte pour la souveraineté alimentaire dans le monde, les régions et les pays : rétablir les graines, revoir les législations semencières, réhabiliter les sols, réapprendre à faire de l’agriculture, changer les modes de production et cela dans le contexte de changements climatiques avérés imminents. Les efforts devront être faits de manière collective, entre pays mais aussi entre paysans du monde, chercheurs et acteurs sociaux.

Qu’est-ce qui a changé ?

Au-delà de la nostalgie d'une époque romantisée et qui reste sous documentée en Tunisie de fellahs14Fellah dans sa traduction englobe la notion de paysan, de fermier, d’agriculteur, laboureur … souverains maîtres de leurs semences, de leur terre et d'une eau plus abondante ; le retour vers une agriculture responsable est abordé aujourd’hui comme quelque chose de possible.

Différentes associations mettent en avant aujourd’hui la question de l’accès à la terre, à l’eau, aux semences paysannes et à la souveraineté alimentaire. Des mouvements sociaux ruraux bourgeonnent et se rapprochent de mouvements apparents dans les quartiers de la marge de Tunis, de Sfax et des agglomérations nées de l’exode rural du siècle dernier.

L’origine même des printemps arabes est paysanne en Tunisie : l’injustice vécue par Bouazizi est d’abord liée à la dépossession de sa terre et à l'endettement auprès de la banque nationale agricole15Bouazizi; une vie une enquête, Lydia Chabert Dalix . La lutte pour la souveraineté alimentaire intègre les notions apparues après 2011 dans l’espace public : dignité, droits, justice… On voit dans des manifestations à Tunis des slogans venant en soutien aux agriculteurs : comme le mouvement #WrongGeneration solidaire du mouvement #OuledJeballah tel qu'on le voit sur les photos ci-après. Ouled Jebalah ont manifesté contre la hausse des prix de l’alimentation animale, la pénurie d’engrais qui a fortement touché la saison des récoltes en 2021.

Mobilisation de soutien de #Wrong generation à #Ouled Jebalah

Même s’il existe des syndicats comme le synagri et l’UTAP16syndicat des agriculteurs et union tunisienne de l’agriculture et de la pêche , les paysans ressentent le manque de représentativité syndicale : les syndicats ne représentent pas les intérêts des petits agriculteurs. En l'absence de recensement agricole (données et carte agricole), il n’y a pas réellement une visibilité sur le corps de métier des paysans. Ceci rend le diagnostic plus long pour les acteurs sociaux, c'est ce qu'explique Wassim Laabidi du Groupe de Travail sur la Souveraineté Alimentaire.

En effet, au vu de la rareté de la littérature, le travail d'enquête et de recherche de terrain est souvent rétrospectif et élémentaire en première étape. Partant de peu de ressources documentaires, les acteurs sociaux organisent des groupes de recherche sur site avec les agriculteurs pour mieux cerner l’existant. Ce travail qualitatif de la réalité des territoires agricoles très diversifiés en Tunisie commence à donner plus de profondeur au diagnostic purement technique de l’agriculture auquel nous sommes habitués. Dans ces nouveaux cadres d’analyse et de documentation, un nouveau récit (qui intègre les solidarités internationales et la conscience de classe) prend forme : la pluridisciplinarité, le retour vers les sciences sociales, l’accès aux droits politiques sont tous des éléments qui contribuent à cet effort.

Aux yeux de ces chercheurs et militants, il existe une facilité auprès des experts et techniciens à limiter l’analyse de la fragilité de notre agriculture à des facteurs environnementaux ou la fatalité de la mondialisation pour mieux faire disparaître la responsabilité politique. “Stress hydrique”, “changements climatiques” deviennent rapidement un abus de langage puisque à l’origine de la rareté de l’eau (et plus globalement des problèmes environnementaux), la gestion caduque de la ressource par l’Etat est le problème principal.

Le choix des cultures, l’irrigation en plein désert, la surexploitation des nappes pour des récoltes vouées à l’export sont autant d’exemples de mauvaise gestion des ressources, voire, d’absence de souveraineté sur ces mêmes ressources. Les politiques agricoles actuelles sont en effet un héritage significatif de la colonisation qui a modifié le régime douanier, favorable à l'exportation… En 1904, l'Union douanière a permis l'exonération des taxes sur l'exportation du blé et l'exonération des taxes sur les fruits qui mûrissent avant leur temps. La France avait surtout besoin de blé d'où l'orientation vers une agriculture qui apporte le plus de rendement.

La décroissance comme alternative

La décroissance est une notion qui s’adresse à un effort collectif de repenser nos modes de consommation et concerne d’abord les pays industrialisés. C’est un cadre propice pouvant rassembler les efforts pour un retour vers un mode de vie plus juste.

Des pays qui ont vécu des crises politiques et alimentaires importantes et des embargos économiques ont fait la transition vers la politique agricole la mieux adaptée à leur territoire et aux besoins de la population comme le cas de l’Iran ou de Cuba où, dans ce dernier, le taux de malnutrition est passé de 21,9% à 5% pendant les années 1990.

La république de Cuba est l’exemple le plus populaire sur la question de la souveraineté alimentaire en Tunisie (nous gardons tous en tête l’image du renfort des médecins cubains lors du pic des mortalités en Italie en 2020). La gestion de la terre garantit la possibilité pour les fermiers de cultiver leur terre sans revente et sans accumulation de capital. Mais dans sa transition vers l’agroécologie (ou agriculture écologique), le pays ne s’est pas complètement libéré de la phase industrielle : l’Etat garde des champs de monoculture. On note cependant que l’agroécologie qui concerne 25% des terres, produit 65% de l’alimentation17Cuba, un laboratoire de la souveraineté alimentaire ? Jose Fuca, Anne Gauthier, Luc Pépin . Ces indicateurs concrets nous poussent à croire que la souveraineté alimentaire, qui s’intègre dans le modèle de la décroissance, n’est pas utopique et représente le choix le plus pragmatique face à un modèle qui a montré ses défaillances. Mais il reste un chemin à faire comme pour le cas des semences : même si tous les ans l’association tunisienne de permaculture organise avec les agriculteurs une fête des semences, cette pratique reste illégale : Hafedh Karbaa de Monastir la semaine du 7 avril 2022 a été contraint d’arrêter de distribuer gratuitement ses graines paysannes et de se débarrasser des semences en sa possession. Ayant d’abord figuré dans le journal télévisé de 20h de la chaîne nationale, il témoigne sur les ondes de la radio Shems qu’on lui a interdit de continuer son projet. Les législations semencières18Les lois semencières qui criminalisent les paysannes et les paysans : résistances et luttes existent dans tous les pays, elles sont des organes de contrôle des multinationales, qui ont la légitimité d’accorder au vivant le statut d’illégal. La loi n° 99-42 du 10 mai 1999 est le texte juridique qui régit l’usage des semences et la propriété intellectuelle en Tunisie, on peut y lire dans le titre IV De la constatation des crimes et des sanctions, dans l’article 44 qu’une amende peut atteindre 50 000 dinars. Et “en cas de récidive [de crime] les peines prévues aux articles 43 et 44 [...] sont portées au double”.

L’économie sociale et solidaire, la permaculture, l’agroécologie, l’agroforesterie … sont autant de pistes pour une agriculture qui prend en compte la durabilité des pratiques et des écosystèmes. Encore pratiqués de manière isolée, ils promettent plus d’efficacité quant à l’usage des ressources et sont une voie vers l’autonomisation des agriculteurs. Spécialement par rapport aux contraintes de l’eau et de la terre. Mais pour les chercheurs et militants, si des solutions existent, il faudrait d’abord que les problèmes structurels d’accès à la terre soient abordés. Le droit foncier pour les agriculteurs est indéniable, pourtant la distribution des terres domaniales n’a pas pour priorité les agriculteurs sans terre. Une réforme agraire est nécessaire pour la Tunisie et c’est à partir de ce changement que la condition de milliers de paysans pourrait être améliorée et que l’expérience d’une production agricole soutenable et répondant aux besoins locaux pourrait être envisagée.

Endnotes

Endnotes
1 Basé sur les données de l’INS en 2016, publiées dans l’Analyse de la filière céréalière en Tunisie et identification des principaux points de dysfonctionnement à l’origine des pertes, Raoudha Khaldi
2 Loi n°2005-60 du 18 juillet 2005, modifiant et complétant la loi n°91-64 du 29 juillet 1991 relative à la concurrence et aux prix
3 Nous pouvons remonter à l’émeute du pain  de 1984 ou plus loin encore, vers  la série de sécheresse et de peste qui a abouti à la détérioration du secteur agricole à partir de 1815 Food Insecurity and Revolution in the middle east and North Africa, Habib Ayeb and Ray Bush
4 Simone Weil dans L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain
5 Le cadre collectif est récent (à partir de 2017 avec l’OSAE) mais les adhérents à cet espace ont individuellement des parcours antérieurs au débat sur la souveraineté dans la recherche, la publication de livre ou le militantisme syndical
6 Les universitaires se reconnaissaient entre eux, positionnant clairement leur recherche politiquement compte tenu du contexte d’avant la révolution où les sciences humaines et sociales ont été marginalisées et aliénées.
7 Max Ajl, A Bibliography of Agriculture, Planning, and Rural Development in Tunisia
8 Groupe de travail pour la souveraineté alimentaire
9 « En 1972, la production mondiale de céréales a baissé de 41 millions de tonnes au total, dont la moitié dans les pays développés et la moitié dans les pays en développement, et en 1974, elle a de nouveau chuté de 30 millions de tonnes. », Food and agriculture organization
10 Des semences développées en laboratoire croisent des espèces différentes qui ne peuvent générer de nouvelles générations de plantes. Un débat réside néanmoins sur ces variétés hybrides, sur la biodiversité nécessaire en agriculture et le problème n’est pas l'existence de ces plantes hybrides mais de la nécessité d’avoir un contrôle sur les moyens de production.
11 Héritier d’une terre morcelée par l’héritage et par la colonisation, Jalel se voit dans la difficulté d'acquérir des terres sur lesquelles il a investi son épargne mais qui tardent à être siennes. L’indivision de la propriété et le chevauchement des lois sur la propriété foncière est un plafond de verre pour les petits agriculteurs qui s’agrandissent et les agriculteurs sans terre.
12 Discuté lors des ateliers des journées de la souveraineté alimentaires à Nafta en octobre 2021. Voir les archives et la documentation de la colonisation française en Tunisie. Jean Poncet La colonisation et l'agriculture européenne en Tunisie depuis 1881. Étude de géographie historique et économique. Paysages et problèmes ruraux en Tunisie.
13 Les semences, Michael Turner
14 Fellah dans sa traduction englobe la notion de paysan, de fermier, d’agriculteur, laboureur …
15 Bouazizi; une vie une enquête, Lydia Chabert Dalix
16 syndicat des agriculteurs et union tunisienne de l’agriculture et de la pêche
17 Cuba, un laboratoire de la souveraineté alimentaire ? Jose Fuca, Anne Gauthier, Luc Pépin
18 Les lois semencières qui criminalisent les paysannes et les paysans : résistances et luttes

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.