Faire face au racisme en Tunisie : Entretien avec Khawla Ksiksi

Alors que les manifestations contre le racisme éclatent dans le monde entier, les pays de la région MENA n’ont généralement pas adopté de lois ou de mesures pour lutter contre le racisme et la discrimination à l’égard des Noirs. En 2018, la Tunisie a été le premier pays à promulguer une loi antiraciste dans la région. L’Arab Reform Initiative s’est entretenue avec la militante tunisienne Khawla Ksiksi, cofondatrice du collectif Voix des femmes noires tunisiennes, sur ce que la loi a changé en Tunisie, sur ce que c’est que de vivre en Tunisie en tant que femme noire, et sur ce que le collectif fait pour faire face au racisme dans le pays.

Le 23 octobre 2018, l’Assemblée des Représentants du Peuple en Tunisie a adopté la loi relative à l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale.1Loi organique n° 2018-50 du 23 octobre 2018, relative à l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale : consultable sur le lien suivant en version arabe et française. Le texte qui définit pour la première fois dans l’ordre juridique tunisien la notion de discrimination,2Article 2 de la loi 2018-50 : « Au sens de la présente loi, on entend par discrimination raciale, toute distinction, exclusion, restriction ou préférence opérée sur le fondement de la race, la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique ou toute autre forme de discrimination raciale au sens des conventions internationales ratifiées, qui est à même d’empêcher, d’entraver ou de priver la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité, des droits et libertés, ou entraînant des devoirs et des charges supplémentaires. Ne constitue pas une discrimination raciale toute distinction, exclusion, restriction ou préférence établie entre les tunisiens et les étrangers à condition de ne cibler aucune nationalité au détriment des autres, tout en prenant en compte les engagements internationaux de la République Tunisienne. » engage également l’Etat « à diffuser la culture des droits de l’Homme, de l’égalité, de la tolérance et l’acceptation de l’autre parmi les différentes composantes de la société » et à mettre en place « des programmes intégrés de sensibilisation, et de formation contre toutes les formes de discrimination raciale dans tous les organismes et établissements publics et privés, et d’en assurer le contrôle de l’exécution. »

De même, la loi établit une sanction pénale (d’un mois à un an de prison) et une amende (allant de 500 à 1000 dinars tunisiens (USD176 à  352) contre « quiconque aura commis un acte ou aura émis un propos contenant une discrimination raciale dans l’intention du mépris ou de l’atteinte à la dignité. » Ces sanctions, doublées dans certains cas (lorsque ces propos ou actes sont commis contre un enfant, une personne porteuse de handicap, une personne sous responsabilité ou autorité legale, etc.), sont laissées à l’appréciation des juges et sont complétées par un deuxième arsenal comprenant des sanctions pour :

  • l’incitation à la haine, à la violence et à la ségrégation, à la séparation, à l’exclusion ou la menace de le faire à l’encontre de toute personne ou groupe de personnes fondée sur la discrimination raciale,
  • la diffusion des idées fondées sur la discrimination raciale ou sur la supériorité raciale ou sur la haine raciale, par quelque moyen que ce soit,
  • l’éloge des pratiques de discrimination raciale par quelque moyen que ce soit,
  • la formation, l’adhésion ou la participation dans un groupe ou dans une organisation qui supporte d’une manière claire et répétitive la discrimination raciale,
  • l’appui ou le financement des activités, des associations ou des organisations à caractère raciste.

Ces actes désormais considérés ouvertement par le législateur comme un crime sont assortis de sanctions encore plus lourdes (un à trois ans de prison et mille à trois mille dinars). Enfin, les personnes morales sont également incluses à travers des dispositions et des sanctions qui leurs sont spécifiques.

La loi contre la discrimination raciale marque un changement légal certain. Toutefois, dans un pays encore très marqué par un racisme ancré dans les habitudes et les mentalités, lutter contre le racisme et les discriminations raciales relève encore d’un défi conséquent. En plus de sa population noire, la Tunisie continue d’accueillir plusieurs milliers d’étudiants subsahariens tout en étant une terre de passage et de refuge pour de nombreux migrants en route vers l’Europe. Toutes ces personnes subissent quotidiennement un racisme sur la base de leur couleur de peau. Les femmes parmi ces individus voient leur peine doublée du fait de leur genre.

C’est dans ce contexte difficile, qu’en janvier 2020, sept activistes, chercheuses et universitaires tunisiennes ont fondé un collectif « Voix des femmes tunisiennes noires ». L’Arab Reform Initiative s’est entretenue avec Khawla Ksiksi, une des fondatrices ; elle revient sur la création du collectif, ses causes et ses objectifs.

Le collectif « Voix des femmes tunisiennes noires »

1)  Qui est Khawla Ksiksi ?

Je m’appelle Khawla Ksiksi. Je suis une jeune activiste tunisienne, juriste de formation. Je travaille auprès de la fondation Rosa Luxembourg à Tunis, ce qui m’a permis d’avoir accès à une riche documentation féministe, antiraciste, de gauche et de découvrir les livres d’Angela Davis. A partir de là, mes connaissances par rapport aux mouvements non mixtes et leur impact sur l’activisme en général ont été élargies et l’idée de me pencher davantage sur ce sujet et de commencer la lutte contre le racisme est devenue une obligation. J’ai donc abordé le sujet avec une autre activiste (Maha Abdelhamid), et nous avons voulu fonder un collectif pour lutter contre la discrimination raciale en Tunisie.

2) Comment vous présentez le collectif?

Le collectif est un groupe non mixte de femmes tunisiennes noires offrant aux victimes de racisme et de discrimination basée sur la couleur et le genre un espace sain dans lequel elles pourront exprimer leurs opinions et témoigner des abus sexistes et racistes sans qu’elles soient agressées et/ou jugées, en toute liberté et acceptation. Les membres du collectif sont sept femmes tunisiennes noires, de différents domaines d’expertise : Maha Abdelhamid est une chercheuse doctorante en sociologie, Houda est une journaliste, Fatma ben Barka et Fathia Debech sont des professeurs universitaires, Imen Ben Smaïl et Afifa Ltifi, qui vivent à l’étranger, sont également des chercheuses et militantes. Les membres proviennent de réflexions différentes mais la lutte contre le racisme nous a réunies.

Le collectif vise également à produire un savoir autour de la thématique et de conduire un plaidoyer efficace et inclusif auprès des institutions afin que le racisme cesse d’être une constante de la société tunisienne.

3) D’où est venue l’idée du collectif ? se sont-elles inspirées d’ailleurs ?

Quand j’ai rejoint la fondation Rosa Luxembourg, j’ai profité de leur bibliothèque et ai passé beaucoup de temps à lire et me documenter. J’ai commencé avec les livres d’Angela Davis, puis Maha m’a donné les livres de bell hooks [NDLR : nom de plume de Gloria Jean Watkins], féministe et militante américaine.

Les discussions autour du racisme ont été très longues, et cela a pris beaucoup de temps de discuter et s’accorder à sept. Le dialogue s’est poursuivi mais nous avons décidé de concrétiser notre idée lorsque, l’une de nous, Maha s’est fait attaquer sur le groupe Facebook « ENAZEDA » (le #MeToo Tunisien), par d’autres membres présentes sur celui-ci. Elle avait partagé un post pour inciter les femmes noires victimes d’harcèlement sexuels à parler de leurs mésaventures et d’étaler en toute liberté tous les propos racistes faits à leur égard. C’est à ce moment-là que Maha a reçu beaucoup de commentaires et messages haineux lui disant qu’elle était paranoïaque et qu’elle était en train de se victimiser. Très vite, nous, toutes celles qui ont pris la défense de Maha, y compris celles qui composent aujourd’hui le collectif, avons également reçu des menaces et des insultes. C’est alors que nous avons décidé de créer un « safe space » sans conflit pour pouvoir nous exprimer.

4) Quelles ont été les premières étapes de la création du collectif ?

Nous avons commencé par des discussions et collectes d’idées entre nous, en écoutant des témoignages d’autres femmes noires qui ont subi la discrimination raciale au sein de la société, et la lecture de plusieurs articles et livres autour de ce sujet. C’est sur cette base-là que nous avons fixé des objectifs et avons décidé de créer un collectif pour exprimer leurs opinions et commencer notre lutte. Comme je l’ai dit, il y a eu au départ une longue réflexion avec Maha, ne serait-ce que sur des sujets tels que la tunisianité, qui n’est pas reconnue socialement pour les femmes noires et qui nécessite donc d’être mise en avant. L’intersectionnalité, a également été un sujet de débat important, car je m’identifie fortement en faveur des droits LGBT et je souhaite que toutes les femmes et personnes s’identifiant comme femmes puissent avoir accès à notre plateforme.

5) Comment les membres du collectif se sont-elles organisées ?

Un groupe Facebook a été créé afin de nous permettre de nous exprimer librement avec une charte explicative pour tous les membres et un engagement à respecter pour éviter tout propos raciste, sexiste, ou offensant. Les membres ont préféré partager leurs idées en dialecte tunisien pour toucher plus de personnes. Pour le moment, ce collectif est informel, nous refusons le statut juridique d’une association. Cela implique des formalités qui ne nous apportent pas grand-chose dans notre action.

Nous préférons collaborer librement sans aucun engagement officiel, parce que nous ne sommes pas prêtes pour collecter des fonds de l’UE ou de toutes autres institutions. Afin de parvenir à tout mettre en ordre, nous avons fait appel à des avocates et notaires pour nous aider dans nos démarches de façon bénévole.

Nous nous sommes également constituées en groupe horizontal, c’est-à-dire que nous n’avons pas une présidente ni une porte-parole ; nous sommes toutes habilitées à parler au nom du collectif.

Le contexte tunisien

6) Comment évaluez-vous le contexte tunisien du racisme ?

Le racisme était un sujet tabou et dissimulé sous la dictature de Ben Ali, parce qu’avant la révolution, les libertés d’expression et de la presse étaient presque inexistantes. D’ailleurs, il n’y avait même pas une transparence dans les affaires et la gestion des tribunaux. Ce n’est qu’à partir de 2011 que nous avons pu aborder tous les sujets et décortiquer toutes les idées.

Pour la plupart des tunisiens, les femmes noires sont considérées comme « une machine à sexe » et ne sont surtout pas symbole de beauté à cause de la couleur de leur peau. En outre, sous le système de Bourguiba, puis de Ben Ali, les noirs de peau ont toujours été marginalisés, et les noirs de peau n’ont jamais eu un poste de haut niveau.

J’ai d’abord remarqué la discrimination à Tunis, où depuis mes années de collège on me considère comme un objet. Dans le dialecte tunisien, nous avons cette expression horrible « كحلة تصفّي الدم » (kahla tsaffi dem, une femme noire purifie le sang), qui a fait que toute ma vie des hommes que je ne connaissais pas sont venus vers moi avec des demandes sexuelles lorsqu’ils étaient enrhumés, avaient la grippe ou d’autres maladies chroniques.

J’ai également vu la discrimination à Médenine, ma région natale, où c’est différent : les noirs vivent toujours la hiérarchie sociale héritée de l’esclavage. Discrimination sociale, économique, professionnelle ; c’est à tous les niveaux.

Enfin, en revenant à Tunis et en commençant à m’impliquer dans la société civile, j’ai remarqué que le sujet était très peu, voire pas du tout, traité.

7) Qu’est-ce qui distingue le racisme contre les hommes tunisiens noirs de celui contre les femmes tunisiennes noires ? quel rapport avec le mouvement féministe tunisien ?

Il y a une dynamique de soutien dans la sphère féministe tunisienne, mais il est important de dire que même la société civile tunisienne est raciste et ne donne pas l’opportunité aux femmes noires de s’exprimer librement. Suite à cette discrimination, le groupe « Falgatna » s’est constitué comme un exemple de cette nouvelle vague de féminisme en Tunisie qui a pu changer cette approche intersectionnelle. Il a incité la nouvelle génération féministe à remettre la problématique du racisme sur le devant de la scène. D’ailleurs, le contexte actuel est beaucoup plus inclusif aux personnes de couleur.

Toujours est-il que les femmes noires subissent une triple discrimination en Tunisie, d’abord en tant que personnes économiquement et socialement défavorisées (dans certains milieux sociaux), ensuite en tant que femmes et enfin en tant que personnes noires de peau.

8) La loi antiracisme a-t-elle aidé à changer les choses ?

L’adoption de la loi n’était pas une chose facile, il y a eu plusieurs agressions de tous genres et même des meurtres pour que cette loi soit adoptée.

Mais la loi est restée lettre morte car la réalité sur le terrain est très différente. Les victimes n’ont pas les moyens financiers d’engager des procédures judiciaires coûteuses, ni d’attendre des années pour avoir gain de cause, et enfin dans certains cas, il n’est pas possible socialement de porter plainte contre ses voisins ou des membres de sa famille.

Pour que les choses changent vraiment, il faut une volonté politique réelle et continue de l’Etat avec des mesures prises à l’échelle de plusieurs ministères, gouvernorats et municipalités. Il faut aussi mettre en place une stratégie nationale, prévue dans la loi mais qui n’a pas été encore mise en place.

Je rêve un jour de voir des enfants noirs dans les livres scolaires, des quotas de noirs dans les administrations et entreprises, de ne plus jamais voir de discrimination pour devenir juge ou gouverneur (à cause de cette ancienne politique de « blanchiment » de l’administration ancrée à l’époque de Bourguiba).

Activités du collectif

9) Comment le collectif compte-t-il répondre à ces enjeux ? Recherche, séminaires, recherche de terrain ?

Pour le moment, le collectif est encore en phase de diagnostic et d’identification des problèmes. D’ailleurs il faut se concentrer sur le sud plus que sur la capitale puisque c’est dans cette région-là que se trouve le plus grand nombre de victimes. Ensuite, il faut sensibiliser et inciter les gens à porter plainte, si nécessaire. Par la suite, nous allons créer un site web pour publier les analyses et les recherches basées sur les témoignages et inciter l’Etat à établir des statistiques.

10) Quel accueil a été réservé à l’initiative depuis son lancement de la part des médias, société civile, députés, etc.

Depuis son lancement, les réactions institutionnelles ont été rares, néanmoins, les réactions individuelles sont plus importantes. Nous avons été encouragés par les collectifs « Falgatna » et « Chaml », alors que les associations classiques n’ont pas été réactives lors du lancement de cette initiative.

Le contexte arabe

11) Le collectif a-t-il été en contact avec d’autres initiatives arabes ? Quel regard portez-vous sur le contexte arabe de lutte contre le racisme ?

Le collectif est toujours en phase préparatoire ; de ce fait, il n’est toujours pas en contact avec d’autres initiatives arabes, mais il est envisageable que des canaux de communication et de collaboration s’établissent dans le futur.

Je ne peux manquer de dire que le racisme existe partout dans le monde, mais varie selon les contextes. C’est un argument que j’ai souvent répété quand nous avons commencé les discussions autour du déni du racisme en Tunisie.

Aujourd’hui, ces contextes varient grandement en Afrique du Nord, avec la particularité de chaque contexte politique : la démocratie en Tunisie, le système royal dictatorial au Maroc, la domination militaire en Algérie et la guerre en Libye.

Il est rare de trouver une mosaïque pareille dans des pays aussi proches géographiquement et socialement. Le racisme comme tout phénomène social est soumis au contexte général des pays. Comme le racisme en Tunisie est enveloppé par le déni total et que les personnes noires sont effacées et écartées des postes de direction, paradoxalement en Libye il est possible de rencontrer plusieurs ministres noirs, des responsables d’administrations ou des chefs d’entreprise noirs, tout en passant à côté d’un marché réservé à la traite des personnes sub-sahariennes. En fait, il est très intéressant d’étudier les nuances entre les différents types de racisme. C’est important pour affirmer que cela existe vraiment et que sa subjectivité et ses variétés doivent être étudiées.

Il faut également réfléchir à cette coïncidence qui fait que durant la même période qui a vu l’histoire du marché des êtres humains en Libye médiatisée, le débat sur la discrimination raciale en Tunisie lancé, le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis, suscite beaucoup de débat en Tunisie.

Endnotes

Endnotes
1 Loi organique n° 2018-50 du 23 octobre 2018, relative à l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale : consultable sur le lien suivant en version arabe et française.
2 Article 2 de la loi 2018-50 : « Au sens de la présente loi, on entend par discrimination raciale, toute distinction, exclusion, restriction ou préférence opérée sur le fondement de la race, la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique ou toute autre forme de discrimination raciale au sens des conventions internationales ratifiées, qui est à même d’empêcher, d’entraver ou de priver la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité, des droits et libertés, ou entraînant des devoirs et des charges supplémentaires. Ne constitue pas une discrimination raciale toute distinction, exclusion, restriction ou préférence établie entre les tunisiens et les étrangers à condition de ne cibler aucune nationalité au détriment des autres, tout en prenant en compte les engagements internationaux de la République Tunisienne. »

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.