Ennahdha ou le prix de la reconnaissance

Le séisme du 25 juillet 2021 et sa réplique du 25 septembre de la même année clôturent un cycle pour Ennahdha et ouvrent un moment d’incertitude existentielle. L’organisation pourra-t-elle se renouveler et retrouver le rôle qu’elle a joué depuis 2011 ? Sous une forme ou sous une autre, a-t-elle encore quelque chose à proposer aux Tunisiens ? C’est au fond, la question récurrente de la pertinence de l’islam politique comme parti et comme potentiel de solutions spécifiques aux problèmes contemporains que posent les bouleversements des dernières semaines. Dans ce contexte, cet article jette un regard rétrospectif sur la trajectoire d’Ennahdha depuis 2011.

Les forces de sécurité prennent des mesures de sécurité autour du bâtiment du parlement alors que les partisans du mouvement Ennahdha protestent contre la suspension du parlement, assumant les pouvoirs exécutifs par le président tunisien Kais Saied - Tunis, Tunisie, le 26 juillet 2021. ©Nacer Talel/AA

L’image de Rached Ghannouchi, devant les grilles du Palais du Bardo au milieu de la nuit du 25 juillet 2021, empêché par les militaires d’entrer dans l’Assemblée dont il est le président, peu après l’annonce du gel du Parlement par Kais Saied, est l’illustration frappante de l’échec d’une ambition : faire d’Ennahdha le parti pivot du système politique tunisien après en avoir longtemps été le paria.

La démission collective, le 25 septembre, de plus d’une centaine de membres du mouvement dont deux cadres historiques (Abdelatif Mekki et Samir Dilou), en opposition ouverte à Rached Ghannouchi, signe le désaveu d’une stratégie : identifier la reconnaissance du parti comme acteur légitime de la vie nationale, au sort de Rached Ghannouchi, son président quasiment depuis la création du Mouvement de la tendance islamique (MTI) au début des années 1980. Son élection à la présidence du parlement en janvier 2020 a été présentée aux militants comme l’aboutissement de cette quête d’intégration, le symbole de leur consécration collective après des années de sacrifices, et la garantie de leur sécurité.

Depuis cette position névralgique, le président d’Ennahdha avait la maîtrise du travail parlementaire et assurait sa coordination avec un gouvernement soutenu par une majorité dont Ennahdha était la composante essentielle. Accessoirement, elle lui permettait de contrôler le groupe parlementaire et lui conférait un ascendant sur le parti. Promis à la potence par Habib Bourguiba en 1987, peu avant sa destitution (il sera gracié par Ben Ali), Rached Ghannouchi était ainsi devenu l’un des acteurs-clé de la transition, célébré internationalement.

Le séisme du 25 juillet 2021 et sa réplique du 25 septembre de la même année – perte du pouvoir et dissidence autour d’un leadership contesté – clôturent un cycle pour Ennahdha et ouvrent un moment d’incertitude existentielle. L’organisation pourra-t-elle se renouveler et retrouver le rôle qu’elle a joué depuis 2011 ? Sous une forme ou sous une autre, a-t-elle encore quelque chose à proposer aux Tunisiens ? C’est au fond, la question récurrente de la pertinence de l’islam politique comme parti et comme potentiel de solutions spécifiques aux problèmes contemporains que posent les bouleversements des dernières semaines. Ce questionnement prospectif invite à un regard rétrospectif sur la trajectoire d’Ennahdha depuis 2011.

Ennahdha : Une communauté traumatique

Une constante traverse cette trajectoire : comme collectif humain, Ennahdha est une communauté traumatique, inquiétée en permanence par la menace vitale pour le parti et ses militants que représenterait son éviction du pouvoir. L’ombre de la tentative d’éradication dont les militants, exilés, torturés, détenus, harcelés et leurs familles condamnées de facto à la relégation sociale ont fait la terrible expérience de 1991 jusqu’à la révolution, a joué un rôle déterminant dans l’évolution du parti. Ce traumatisme a sacralisé l’unité de l’organisation, perçue comme un cadre protecteur ; il a fait de la participation au pouvoir une nécessité stratégique ; enfin, il a conféré à Rached Ghannouchi, intercesseur avec les forces extérieures, un argument de dernier ressort pour imposer au parti des choix et des concessions.

De l’hégémonie à la transaction

Après l’accueil triomphal de Rached Ghannouchi à son retour à Tunis le 30 janvier 2011, puis la victoire électorale le 23 octobre suivant, qui lui offre une majorité de 89 sièges sur 217 à la Constituante, Ennahdha se sent porté par une double dynamique. Nationale : la jonction entre l’hégémonie culturelle islamique dans la société et la majorité politique. Internationale : les succès électoraux, dans la vague du « printemps arabe », des organisations proches de la mouvance des Frères musulmans, dans la voie ouverte par Recep Tayyip Erdogan en Turquie et avec l’appui du Qatar.

Mais cette hégémonie rencontre vite ses limites, notamment parmi les élites et la haute administration. Ennahdha doit se contenter de marqueurs islamiques symboliques dans la Constitution. La tension atteint son paroxysme à l’été 2013 durant lequel le parti comprend que le seul moyen de se protéger est de négocier avec les anciennes élites destouriennes, rassemblées derrière Béji Caïd Essebsi au sein de Nidaa Tounes. La rencontre d’août 2013 à Paris entre les deux leaders ouvre une période de « transition pactée ».

Les élections de 2014, remportée par Nidaa Tounes, consacrent ce « consensus ». Ennahdha se range dans la majorité et, malgré une place modeste au sein du gouvernement, conforte son installation dans le paysage politique et dans l’appareil d’État. Cette alliance protège la paix civile et le parti lors des trois attentats de 2015 revendiqués par l’organisation de l’État islamique.

Le congrès de 2016 est le point culminant de cette stratégie lorsque Béji Caïd Essebsi vient en personne saluer le rôle d’Ennahdha dans la stabilisation de l’État et que Rached Ghannouchi proclame la « réconciliation totale » d’Ennahdha avec l’État. Le congrès entérine la « spécialisation » du parti dans l’activité politique et laisse la prédication, le travail « culturel », à une mouvance associative autonome. Il se clôt sur une perspective de réforme de l’organisation pour l’adapter à sa vocation de grand parti de gouvernement : simplification de l’adhésion pour attirer une nouvelle élite, révision des structures internes pour favoriser les débats, lancement d’une refonte programmatique autour des questions économiques et sociales notamment. Cependant, Rached Ghannouchi oppose un chantage à la démission lorsque la majorité des congressistes acceptent (suite aux motions déposées par Abdelatif Mekki et Adbelhamid Jelassi) de débattre de la possibilité de confier à l’instance délibérative (le majlis choura) la désignation d’une partie du bureau exécutif dont il veut garder pleinement le pilotage, estimant que le parti n’est pas encore sorti de la zone de danger.

De la transaction à la rupture

Ennahdha se sent d’autant plus conforté dans son ambition durant la législature 2014-2019, que son partenaire, Nidaa Tounes, se déchire entre clans rivaux. Cependant, Béji Caïd Essebsi entend garder la maitrise de cette alliance sous tension entre les deux forces principales du pays. En juin 2016, il impose Youssef Chahed, issu des rangs de Nidaa Tounes, à la tête du gouvernement, et tente de diluer Ennahdha dans une « union nationale » scellée par l’Accord de Carthage. « Jusqu’où Rached Ghannouchi nous obligera-t-il à suivre Béji Caïd Essebsi ? », s’inquiètent déjà quelques parlementaires contraints de voter la censure du gouvernement de Habib Essid au moment où la voie semblait enfin dégagée pour commencer à réformer.

Mais loin de régler la crise interne à Nidaa Tounes, la nomination de Youssef Chahed l’aggrave. Le nouveau chef du gouvernement s’émancipe de son mentor et lance l’offensive contre son fils, Hafedh Caïd Essebsi, à la tête de Nidaa Tounes. La majorité empêtrée dans ses querelles, l’action gouvernementale s’enlise et le discrédit gagne l’ensemble de la classe politique.

Ennahdha, fort de son implantation locale et de son organisation, est relativement épargné lors des élections municipales de mai 2018, boudées par les électeurs (65 % d’abstention) : il est le premier parti derrière les listes indépendantes, avec 30% des voix. A l’Assemblée, il est devenu le groupe majoritaire après les scissions successives au sein de Nidaa Tounes. Mais la direction du parti ne perçoit pas à quel point cette domination est de plus en plus confinée à l’espace des institutions, sans communication avec la défiance croissante de l’opinion.

Au lieu d’investir son capital politique dans un plan de réformes (achever la mise en œuvre de la Constitution et résoudre les problèmes structurels du pays) dans le cadre de l’alliance avec Béji Caïd Essebsi, Rached Ghannouchi préfère le mettre au service de l’ambition de Youssef Chahed. En septembre 2018, la rupture avec le Président de la République est consommée.

Le « consensus » au service du statu quo

La majorité « insubmersible » de 155 sur 217 dont disposaient Nidaa Tounes et Ennahdha à l’issue des élections de 2014 n’aura quasiment délivré aucune réforme décisive. Aucun des deux alliés n’avait de vision alternative à celle qu’imposaient les bailleurs de fonds, sans même parvenir à la mettre en œuvre. Au lieu de transcender les intérêts dans un projet de transformation du pays, le « consensus » aura été en permanence traversé de tensions et de manœuvres où chacun des partenaires cherchait d’abord à maximiser ses bénéfices et faire oublier ses turpitudes.

Pour Ennahdha, il s’agissait avant toute chose de sécuriser sa position dans les institutions alors que la situation géopolitique devenait de moins en moins favorable à la mouvance des Frères musulmans et qu’un dossier embarrassant réveillait le spectre des années de plomb : la découverte d’un stock de documents dissimulés au ministère de l’Intérieur après avoir été saisis au domicile d’un militant nahdhaoui, suggérant fortement l’existence d’un service de renseignement parallèle (qu’un groupe d’avocats tente de relier aux assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi en 2013), réactivait le vieil argument du complot contre l’État dont usait la propagande de l’ancien régime pour justifier la répression du mouvement islamiste.

La Justice transitionnelle a fait les frais de ce caractère « mercantile » du consensus. Tandis que l’Instance Vérité Dignité a servi d’exutoire au traumatisme des militants islamistes, le parti se rapprochait des anciens hauts cadres de l’appareil sécuritaire pour éviter que les procédures judiciaires ne viennent contrarier les transactions politiques.

Enserré dans une alliance sans confiance, sous la menace permanente de « révélations » compromettantes, Ennahdha n’aura jamais eu, ni conquis, l’espace pour proposer une vision originale, sans pourtant jamais parvenir à paraître un parti comme les autres.

A la veille des élections de 2019, le bilan du « consensus » est plutôt maigre. Certes, il a pacifié la scène politique, mais il aura finalement favorisé le statu quo et décrédibilisé la classe politique. Les problèmes économiques se sont aggravés, les fractures sociales sont toujours aussi profondes, la corruption et le favoritisme sont entrés plus profondément dans les rouages de l’État qui a perdu en efficacité.

Pendant ce temps, le parti s’est recentré sur ses enjeux internes. Rached Ghannouchi entend recueillir les fruits de l’intégration du parti. De plus en plus contesté, il relègue au second plan la réforme décidée lors du congrès de 2016 et, durant l’été 2019, passe outre le vote des militants pour imposer ses têtes de listes aux législatives et semble même rêver, encouragé par son premier cercle, d’une candidature à l’élection présidentielle, en 2019 ou en 2024.

L’occasion manquée de 2019

C’est un parti confiné dans les enjeux de pouvoir et ses conflits internes de plus en plus visibles, tenu dans l’opinion pour co-responsable des échecs de la transition, sans allié naturel qui aborde les élections de 2019. Certes, il obtient une majorité relative à l’Assemblée, avec toutefois seulement 19,7 % des voix et 54 sièges (au lieu de 69 en 2014). Toutefois, l’événement majeur de cette séquence électorale est l’élection de Kais Saied à la présidence de la République avec 72,8 % des voix (soit 2,7 millions). Le message de ces scrutins est clair : rejet du « consensus » et attente d’un renouveau. Pourtant, le parti ne prend pas la mesure de la secousse et se focalise sur la dimension étroitement parlementaire de l’élection : premier groupe à l’Assemblée, il lui revient de désigner le Chef du gouvernement. Une affaire gérée dans le cadre des équilibres de pouvoirs internes au parti.

Rached Ghannouchi, d’une part, assure son élection à la présidence de l’Assemblée, s’appuyant sur une nouvelle mouture du « consensus » transactionnel : les 54 sièges d’Ennahdha additionnés aux 21 sièges de la coalition de la Dignité pour la composante islamiste, et, pour la composante « séculariste », les 38 sièges de Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui qu’Ennahdha qualifiait de « parti de la corruption » pendant la campagne électorale avant de se dédire.

A l’appareil du parti, d’autre part, revient la tâche de désigner le candidat à la Kasbah. Le choix se porte sur une personnalité qu’il pense pouvoir contrôler, Habib Jemli, mais qui n’a ni l’envergure, ni l’indépendance suffisantes pour rassembler une majorité. Il échoue à obtenir l’investiture le 12 janvier 2020 et Ennahdha perd l’initiative au profit de Kais Saied qui choisit Elyes Fakhfakh.

Même si le parti parvient finalement à faire tomber le gouvernement d’Elyes Fakhfakh en juillet 2020 et à réactiver le « consensus » au profit de Hichem Mechichi, il ne parvient ni à relancer une dynamique de réformes, ni à résoudre ses tensions internes. Au contraire, la perspective du Congrès, que la crise sanitaire permet opportunément de reporter, dramatise les dissensions autour de la succession de Rached Ghannouchi, théoriquement ouverte.

En septembre 2020, une centaine de cadres du parti lui adressent une lettre ouverte pour lui demander de renoncer à modifier les statuts pour briguer à nouveau la présidence du mouvement. Le « cheikh » les renvoie sèchement dans les cordes. Pendant ce temps, à l’Assemblée, le groupe du Parti destourien libre (héritier auto-proclamé du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), le parti de l’ancien régime) mène une véritable obstruction parlementaire dirigée contre la présidence de l’Assemblée.

Lorsqu’un soulèvement social d’ampleur nationale salue à sa façon le 10ème anniversaire de la Révolution, Ennahdha fait bloc derrière la réponse répressive du gouvernement, aboutissement d’une décennie d’intégration au pouvoir.

C’est dans une intrication de crises (crise du parti, crise sociale, blocage des réformes, crise financière, crise sanitaire, discrédit de la classe politique…) que surviennent la protestation populaire du 25 juillet et le coup de force de Kais Saied qui sanctionnent l’échec global de la transition à laquelle la trajectoire d’Ennahdha est intimement liée.

Les contours d’un mal-être

Alors qu’une nouvelle phase politique est amorcée et que se profile une nouvelle configuration institutionnelle aux contours encore flous, le mouvement n’échappe pas à la nécessité de reconsidérer sa stratégie, ses alliances, son identité, sa proposition et sa pertinence même.

L’érosion de son électorat est une tendance de fond : entre l’élection de la Constituante en 2011 et celle de l’Assemblée en 2019, Ennahdha a perdu un million d’électeurs (de 1,5 million à 571 000) et régressé de 37 % à moins de 20 % des voix (et les nombreux sondages publiés depuis indiquent que la courbe ne s’inverse pas, le dernier en date du 3 novembre le crédite de 14 % des intentions de vote).

Même si un socle d’environ 400 000 voix permettrait à Ennahdha de continuer à exister encore un certain temps, les points forts de son ancrage électoral en déclin demeurent les secteurs les moins dynamiques de la société (les régions rurales, les électeurs de plus de 45 ans et les moins éduqués). Le parti ne parvient pas à séduire des publics plus porteurs tels que les jeunes engagés dans les mouvements sociaux ou les cadres.

Ennahdha se retrouve piégé dans une série de paradoxes qui tracent les contours de son malaise existentiel. Alors qu’il n’est pas parvenu à se défaire totalement de son image de paria de la politique tunisienne, dix ans de participation au pouvoir ont fini l’identifier organiquement au « système ». Alors qu’une partie de son premier électorat de 2011 s’est détournée de lui pour avoir trop mêlé la religion à l’exercice de la « basse » politique (démagogie électoraliste, reniements, manœuvres tactiques, compromission dans l’affairisme…), d’autres lui reprochent d’avoir renoncé à ses objectifs islamiques. Trop d’islamique pour les uns, pas assez pour les autres, il peine à convaincre que son identité religieuse le distingue réellement d’un parti politique ordinaire tout en continuant à subir son identification sulfureuse à « l’islam politique ». Les forces du parti – son ancienneté, l’habilité tactique de son leader, sa discipline, son référent islamique – sont devenus ses fardeaux : le stigmate de parti « obscurantiste », « étranger », voire « terroriste » répandue depuis les années 1980 dans l’élite administrative et intellectuelle, lui colle à la peau ; la personnalité de Rached Ghannouchi, malgré la reconnaissance internationale de son rôle dans la conduite de la transition reste l’incarnation de cette figure repoussoir chez une grande partie de l’opinion ; la sacralisation de l’unité et l’obéissance aux décisions de la direction a renforcé la perception d’Ennahdha comme un groupe fermé sur lui-même. Quant au référent religieux qui cimente l’identité du mouvement, il est devenu davantage une source d’indétermination que d’inspiration programmatique.

Un référent religieux vidé de sens

A ses débuts en 1981, le Mouvement de la Tendance islamique (devenu Ennahdha en 1989) était né d’une réaction à la modernisation autoritaire « par le haut ». Ennahdha s’est construit comme une « contre-société » qui se projetait dans l’utopie d’une république islamique, symétrique antagoniste du parti destourien et de son projet de sécularisation. Un horizon aujourd’hui aussi hors d’atteinte que ne l’était la « dictature du prolétariat » prélude de la « société sans classe » du projet communiste. Mais, à présent, l’État a abandonné son ambition d’institution autoritaire de la société et l’horizon d’une république islamique n’est plus qu’une virtualité théorique. Même si l’utopie islamique demeure dans les esprits des anciens militants, elle n’a plus de fonction opérationnelle. Le mouvement s’est « normalisé », au fil de ses aggiornamentos successifs depuis les années 2000 et de sa volonté de s’inscrire dans le cadre de l’opposition démocratique au régime de Ben Ali, puis de la transition démocratique depuis 2011.

Pour faire parler son référent religieux, le mouvement a fait sienne (tout comme le PJD marocain) la « jurisprudence des finalités » (fiqh al maqasid), une notion revivifiée par Tahar Ben Achour (1879-1973), théologien majeur du réformisme tunisien, déclinée en cinq points – la préservation de la religion, de la vie, de la raison, des biens matériels et de l’espèce auquel les textes doctrinaux d’Ennahdha ajoutent la justice sociale et l’environnement. Mais ces objectifs très généraux peuvent se couler dans une large gamme d’orientations économiques et politiques et n’apportent aucune grille d’analyse immédiatement traduisible dans l’action publique. Si versets coraniques et hadiths (dits du Prophète attestés par la tradition) sont parfois invoqués à usage interne à l’appui d’une décision, ils relèvent davantage d’une justification doctrinale a posteriori que d’une norme contraignante.

L’argument identitaire sert encore de carburant aux stratégies électorales et de source de légitimité aux élites établies, mais sa valeur mobilisatrice s’use d’autant plus qu’il s’évapore dès les élections passées pour autoriser les alliances diabolisées pendant la campagne.

L’impensé de la question sociale

En d’autres termes, le référentiel religieux détermine encore l’identité du collectif militant, mais ce qu’il a gagné en plasticité, au détriment d’une conception strictement normative de l’islam, ne permet plus à Ennahdha de proposer une voie singulière, notamment de penser les antagonismes sociaux et les ressorts de l’économie au-delà des valeurs cardinales de solidarité et de moralisation. Il n’apporte aucune résolution aux nœuds problématiques de la question économique tunisienne : comment desserrer l’étau de la dépendance financière ? Comment s’insérer dans les échanges internationaux dans une position moins subalterne ? Comment réguler l’économie pour mieux distribuer les opportunités ? Comment créer un marché intérieur et donner une base matérielle à une souveraineté économique ? Quel modèle agricole répondrait le mieux aux défis sociaux et écologiques ? Comment redonner à l’État son rôle de stratège et sa capacité à fournir les services essentiels ? Etc.

Sa vocation culturelle initiale avait positionné Ennahdha dans les catégories des perdants de la « modernisation » : les zones rurales, les zones péri-urbaines, le Sud du pays notamment. C’était une base possible pour une lecture des déséquilibres sociaux et territoriaux qui aurait permis de repenser l’État, le modèle économique et la vocation des territoires. Lors de la conférence annuelle du parti en juin 2019, la question économique avait été abordée notamment sous l’angle du « colonialisme intérieur » (dans l’esprit des travaux de Sghaier Salhi). Une réflexion restée sans suite. Au contraire, le besoin d’acceptabilité internationale a incité Ennahdha à reprendre à son compte l’orthodoxie néo-libérale des recommandations formulées par les bailleurs de fonds.

Si, avant 2011, Ennahdha représentait l’opposition « organique » au régime, rejeté par les élites et une partie de l’opposition de gauche comme un corps étranger au projet national, il est apparu qu’il n’était pas une opposition « systémique », au sens où, après 2011, il s’est avéré qu’il n’entendait pas s’attaquer aux racines du système avec lequel il a toujours cherché à composer : les collusions entre le monde de l’argent et les sphères de pouvoirs institutionnel, judiciaire, médiatique ; l’opacité et l’impunité des forces de sécurité ; l’extraversion économique productrice de fractures territoriales et sociales…

La défense d’un modèle démocratique en crise

L’opposition à ce qu’il qualifie de « coup d’État » du 25 juillet donne à Ennahdha (et à ses nouveaux dissidents) l’occasion de se présenter comme les défenseurs de la démocratie parlementaire, mais sans apporter de réponse aux faiblesses qu’elle a révélée à l’usage et qui ont ouvert la voie à l’entreprise de Kais Saied. En particulier, son incapacité à percevoir et à traduire les attentes populaires, incapacité qui a laissé la majorité de la population orpheline de représentation.

La solidité et la légitimité d’une démocratie représentative réside dans la qualité des représentants, or la Tunisie a hérité, en 2011, d’une configuration partisane partagée entre, d’une part, de petites formations confinées dans d’étroits espaces tolérés par le pouvoir ou reléguées dans la clandestinité ou l’exil, et d’autre part deux partis-société : le parti du pouvoir, le RCD déployé à tous les échelons de la société comme outil de contrôle et d’intermédiation avec l’administration, et la « contre-société » constituée autour d’Ennahdha, étonnamment résiliente malgré la répression dans les années 1980 et deux décennies de clandestinité à partir de 1991.

La plupart des petites formations ont été balayées après 2011. Le RCD a été dissous en mars 2011 et des avatars successifs tentent de réactualiser la famille destourienne (Nidaa Tounes, Tahya Tounes, Qalb Tounes, le PDL…), tandis que d’autres partis entraient dans la compétition, soit autour de questions fragmentaires (la lutte contre la corruption, la libéralisation économique…) ou d'un ancrage territorial (la coalition Al Karama dans le Sud), soit pour porter une ambition personnelle (tels Machrou’ Tounes pour Mohsen Marzouk, Tahya Tounes pour Youssef Chahed ou Errahma pour Saïd Jaziri). Mais aucun parti n’est l’expression organisée de mobilisations populaires, d’intérêts identifiables ou d’une sensibilité idéologique capable de politiser un ensemble assez large et assez actuels de problématiques pour constituer un projet national mobilisateur. Dernier survivant de l’avant-2011, Ennahdha est rattrapé à son tour par la question de sa représentativité et de la pertinence de son identité politique.

Tandis que le « consensus » a empêché d’antagoniser le champ politique, favorisé « l’oubli organisé de la question sociale » et la reproduction d’une économie qualifiée « d’économie de rente » au profit d’une oligarchie, les élections étaient entachées par un clientélisme sans vergogne, des biais médiatiques flagrants et des financements illégaux dûment établis par la Cour des comptes, le tout dans la plus parfaite impunité.

Dans ces conditions, les partis sont-ils des représentants ou des appareils à capter les voix qui font écran entre les électeurs et les institutions ? Le vote est-il réellement une forme de participation et de délégation de pouvoir, ou plutôt une dépossession du pouvoir souverain ? La fiction fondatrice de la démocratie représentative qui fait procéder la volonté générale des majorités parlementaires est intenable quand la souveraineté populaire est à ce point diluée dans le formalisme. Si la base politique de la transition démocratique n’a cessé de s’amenuiser depuis 2011, les partis en sont les premiers responsables. L’appel aux pressions internationales pour revenir aux institutions démocratiques que lance Ennahdha parmi d’autres acteurs politiques tunisiens, n’est certainement pas de nature à reconstituer sa capacité représentative.

Un parti conservateur pour quoi faire ?

L’ensemble des partis sont sortis très affaiblis de cette séquence de la transition démocratique et le big bang du 25 juillet les laisse dans l’incertitude quant à leur rôle dans la prochaine configuration institutionnelle qui pourrait voir le jour dans les prochains mois. Comment refonder une représentativité ? Autour de quels enjeux structurer une offre politique ?

Depuis les élections de 2019, une ligne de clivage se précise autour de la souveraineté, et notamment autour de la souveraineté économique : faut-il se plier aux orientations économiques et politiques imposées par les bailleurs de fonds et les partenaires commerciaux qui associent une insertion asymétrique dans les échanges internationaux en situation de dépendance financière à un modèle de démocratie libérale ; ou bien tenter de bâtir une voie propre, reconquérir une indépendance financière, fonder les choix économiques sur les besoins intérieurs définis par des institutions assurant une meilleure représentation des citoyens.

Dans une telle configuration, quelle serait la fonction d’un parti représentant la famille conservatrice ? Résister aux évolutions d’une société traversée par des dynamiques d’individualisation et d’hybridation des références, insaisissables par une tentative de définition par l’État ? L’expérience prouve que repolitiser la question identitaire est une stratégie coûteuse pour le parti : elle l’isole et le stigmatise. Dans une structuration du champ politique déterminée par la question de la souveraineté, tout en campant électoralement dans le souverainisme identitaire et culturel, Ennahdha se retrouve matériellement lié à l’extraversion économique et politique du modèle tunisien, en contradiction avec la vocation de « décolonisation symbolique » qu’ont pu avoir à l’origine les mouvements islamistes.

A l’approche d’un Congrès prévu pour 2022 dont ils n’attendent pas de renouveau, essentiellement tourné vers les enjeux intérieurs, plusieurs cadres renoncent à leurs responsabilités et prennent discrètement leurs distances avec le mouvement. De leur côté, les démissionnaires du 25 septembre travaillent actuellement à la constitution d’un nouveau parti défini comme conservateur, libéral sur un plan économique tout en préservant le rôle social de l’État. Une ligne dans la continuité de celle qu’a suivie Ennahdha ces dernières années. Pour avoir affiché leur dissidence en pleine crise et brisé le tabou de l’unité, ils sont mal perçus par une majorité de la base militante et leur force d’entraînement reste pour le moment limitée. Se démarquer de la figure de Rached Ghannouchi, concevoir des structures internes plus démocratiques que celle du parti historique, se positionner dans la situation actuelle sur la défense de la démocratie libérale ne suffira pas à dépasser les contradictions et les limites auxquels le parti s’est heurté.

Le pari perdu

Ennahdha a déposé ses altérités au seuil du système politique où il voulait être accepté : son utopie fondatrice, les aspects les plus normatifs de son référent religieux, ses premières impulsions anti-impérialistes et panarabistes, sa sociologie extra-citadine. Il a lié son sort à un type de régime représentatif dont la stabilité repose sur des machines électorales attrape-tout, capables de produire des majorités consensuelles au service d’une orthodoxie économique orchestrée par des experts, mais qui est débordé par ses effets d’exclusion sociale et citoyenne, en Tunisie comme dans les anciennes démocraties confrontées aux surgissements « populistes ». Nul ne sait comment la séquence ouverte le 25 juillet se poursuivra, mais miser sur le retour au statu quo ante, avec la place prédominante qu’y occupait Ennahdha, est un pari perdu d’avance.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.