L’UGTT est-elle à la croisée des chemins ?

Trop d’attentes et même de l’appréhension chez certains avec à l’arrivée une continuité dans les choix stratégiques et l’élection de la liste soutenue et formée de membres de l’ancien bureau dirigeant.

C’est de cette façon que nous pourrions décrire le processus qui a marqué le 23ème congrès de l’Union Générale des Travailleurs tunisienne (UGTT) qui s’est tenu à Tunis du 22 au 25 janvier. Contrairement aux inquiétudes de certains, le congrès qui a marqué le soixante et onzième anniversaire de la fondation de la puissante centrale syndicale n’a pas dérogé à la règle du consensus.

Ni entrée en force des islamistes, ni radicalisation au profit de l’extrême gauche puisque c’est la ligne historique, celle qu’on nomme la ligne achouriste, (ligne syndicaliste qui privilègie le compromis en liant le droit des travailleurs aux intérêts de la nation, donc aux grandes questions politqiues )en référence à un des anciens secrétaires généraux de l’UGTT, Habib Achour ; qui est sortie vainqueur, et haut la main, de ce congrès. Un congrès qui n’aurait connu, ou amorcé, aucun bouleversement stratégique. Excepté le départ programmé de Hamadi Abassi, l’homme fort de l’UGTT qui a su gérer les turbulences pendant toute la période de transition postrévolutionnaire et l’adoption de certaines réformes des statuts qui ne deviendront effectives que lors du prochain congrès dans cinq ans.

Mais le maintien du rôle national et politique de l’UGTT et l’échec de l’infiltration islamiste, qui en renforce l’indépendance, ne sont pas des faits de moindre importance. L’UGTT évolue dans un environnement souvent hostile, puisqu’on lui impute une partie des maux économiques du pays, et elle doit relever certains défis, parmi lesquels une ouverture sur les salariés du secteur privé dans un contexte marqué par la montée de nouvelles organisations syndicales.

Reconsidérer le rôle politique ?

L’implication et l’engagement de l’UGTT dans la vie politique nationale, que certains ont contesté, et considéré comme un dévoiement de sa mission originelle, oublient que cette dimension, c’est-à-dire la proximité avec la politique et souvent les enjeux du pouvoir, est consubstantielle de l’histoire de la centrale syndicale. Son fondateur, Farhat Hached a été le premier responsable du mouvement national quand Bourguiba était contraint à l’exil. « On ne gouverne pas sans l’UGTT » entend-on dire des responsables politiques. Appeler à dépolitiser l’UGTT revient à disqualifier un des contre-pouvoirs les plus organisé en Tunisie. Car l’UGTT, ses bases ou ses cadres, pas toujours au diapason de la direction, ont été les acteurs ou les soutiens principaux des grands mouvements de contestation en Tunisie. Des mouvements qui ont fragilisé le pouvoir en place. Nous pensons notamment à la grève générale de janvier 78, à la révolte du bassin minier en 2008 ou à la révolution tunisienne en décembre et janvier 2010 /2011. Dans ce sens, et excepté la purge de janvier 1978 qui a vu de nombreux dirigeants et cadres syndicaux arrêtés et condamnés, le bras de fer instauré par les islamistes à la tête de la Troïka au pouvoir entre 2011et 2014, a été des plus aigus. Il culmine à l’attaque par les ligues de la protection de la révolution du siège de l’UGTT et l’agression de plusieurs de ses militants en décembre 2012.

La mise au pas de l’UGTT, devenue une sentinelle de la transition démocratique en Tunisie, au moment où un déséquilibre des pouvoirs résultant des élections d’octobre 2011, a permis une mainmise de la Nahdha sur les rouages de la décision, a échoué. Bien plus que ça, elle a renforcé le rôle politique de l’UGTT qui, en adoptant et jouant un rôle dans le dialogue national pendant l’été et l’automne 2013, aux côtés de Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), l’union des syndicats patronaux (UTICA) et l’ordre des avocats, a œuvrer à préserver la paix civile et sorti le pays d’une crise qui, si elle avait perduré, l’aurait précipité vers un destin inconnu et dangereux.

Nier le rôle politique de l’UGTT, et demander qu’elle se cantonne à un syndicalisme d’accompagnement, c’est oublier que le syndicat historique tunisien a abrité l’opposition pendant les périodes des règnes de Bourguiba et Ben Ali où l’action politique contestataire était durement réprimée. L’UGTT a aussi été aux avants postes de la défense et la promotion d’une culture progressiste et démocratique en ouvrant ses espaces aux expressions intellectuelles et artistiques engagées et protestataires. Alors que le pouvoir contrôlait tout l’espace politique l’UGTT a soutenu la Ligue des Droits de l’Homme devenue persona non grata et dont les réunions et les militants étaient ciblés. L’UGTT a aussi boycotté le Sommet Mondial de la Société de l’Information, fleuron de la propagande du régime de Ben Ali.

Exiger une dépolitisation de l’UGTT c’est en fin de compte œuvrer à affaiblir la centrale syndicale et l’amputer du rôle d’acteur national de premier plan qu’elle a de tout le temps joué.  Ce qui l’a d’ailleurs souvent placée aux côtés du pouvoir puisqu’elle lui a fourni plusieurs- et parmi les plus importants ministres. Ces périodes de rapprochement, voire de fusion (L’UGTT présente pour les élections législatives de 1981 sur des listes communes, sous l’égide du Front National, avec les Parti Socialiste Destourien ( PSD) de Bourguiba contre le  Mouvement des Démocrates Socialistes ( MDS)et les contre les listes du Parti Communiste Tunisien (PCT)) .L’actuel gouvernement de Youssef Chahed comprend deux figures syndicalistes de premier plan. Ce qui fait peser des soupçons sur d’éventuelles connivences de l’UGTT avec le gouvernement. Alors qu’on lui reprochait déjà son rapprochement avec la centrale patronale et la signature du Pacte de Carthage, qui a boycotté par une frange de l’opposition de gauche (Le Front populaire) auquel s’est joint récemment « Machrou Tounès » de M. Marzouk.

Il faut remarquer que ceux qui appellent à ce que l’UGTT rompe avec sa tradition politique, s’en prennent du même coup à sa puissance de mobilisation. La première agression dont a été victime   centrale syndicale coïncide d’ailleurs avec la grève des agents municipaux. Une grève pour des motifs économiques est perçue comme faisant partie d’une stratégie de déstabilisation et d’usure du pouvoir en place.

Aujourd’hui, la démocratisation de la vie politique en Tunisie amène de nombreux partis à demander, à ce que l’UGTT se défasse de son implication politique et se limite à son rôle social. Des voix, au sein même du syndicat s’élèvent pour appeler à une révision du rôle de l’UGTT dans les affaires nationales, ce qui équivaudrait à le couper de sa profondeur populaire car comme le soulignent des dirigeants du syndicat, l’UGTT qui défend les intérêts des ouvriers doit se soucier automatiquement des principaux problèmes nationaux.

Il apparaît, d’ailleurs, à la lumière des premiers communiqués que l’union publiés après le congrès n’est pas prêt de se défaire des deux axes, le social et le politique qui forment le socle de son action.  Le premier communiqué s’inquiète de l’augmentation des prix et de la baisse du pouvoir d’achat, le second appelant à une révision des nominations des délégués régionaux. Ces derniers auraient été nommés seulement en regard des allégeances partisanes. Au détriment de la compétence. L’union générale a considéré qu’un bon nombre de ces nominations étaient « incompréhensibles » et qu’elles pouvaient influer sur les élections municipales et régionales alors que la neutralité de l’administration est nécessaire.

Face aux tentations hégémoniques l’UGTT continue à se positionner en tant que force de régulation, et en tant que contre-pouvoir.

Il faut aussi savoir que ce rôle militant joué par l’UGTT, et qui ne fait que défendre les revendications de la révolution de 2011, passe pour être une posture « opposante » car les grandes lignes des politiques des gouvernements qui se sont succédé après la révolution ont opté pour des politiques libérales. Et les cabinets ont systématiquement compté des ministres ultra-libéraux notamment les membres du parti Afek Tounès, dont le Président ne cesse de fustiger le syndicat.

Le défi de l’indépendance

On imagine très peu la virulence des accusations qui viennent de différents acteurs quant à l’indépendance de l’UGTT qui serait mise à mal par la proximité du pouvoir comme on l’a vu, par l’infiltration gauchiste ou islamiste. C’est, entre autres, la liste « militante » et avec à sa tête l’ex-secrétaire général adjoint, Kacem Afaya, qui s’est opposée à la liste consensuelle qu’elle critique vu son accommodement avec les tendances à l’idéologisation et à la politisation.

L’inscription dans une tradition de gauche n’a pas été démentie par les résultats des dernières élections. Sur les treize membres du nouveau bureau, six sont proches de formation de gauche. Cinq appartiennent à la ligne achouriste et deux aux mouvements nationalistes arabes. Mais il faut insister sur un fait : la grande majorité des membres élus ne sont pas liés organiquement à des partis. C’est la ligne syndicaliste qui domine, l’appartenance de gauche pouvant, plus ou moins, inspiré certains positionnements.

L’importance de l’indépendance est lisible dans la virulence des critiques internes aux structures de l’UGTT. Elles sont aussi virulentes quand il s’agit de la candidature consensuelle de Nourreddine Taboubi pour le poste du premier responsable syndicale.

Dans un entretien accordé à un quotidien arabophone Assahafa121/01/2017, pp : 4 et 5. , K. Afaya, pointe l’entrisme de ce qu’il appelle l’islam politique : « la domination partisane ou idéologique sur n’importe quel organisation syndical est le plus grand danger qui menace son existence parce que le lutte syndical est une lutte pour les droits économiques et sociaux et les libertés individuelles et collectives et la justice sociale, les droits de l’homme et la liberté d’expression…c’est une plate-forme politique qui est un instrument de l’organisation syndicale pour qu’il soit une partie de la conscience populaire dans sa confrontation avec le gouvernement… ». L’ancien secrétaire général estime que la domination et l’influence partisane présentent un danger sur l’unité syndicale. Il Poursuit « L’Islam politique est un danger qui menace le mouvement syndical et la cohésion sociale car il s’appuie sur la religion pour atteindre ses objectifs partisans ». Afaya en donne pour preuve la période de gouvernement de la Troïka.

C’est l’entriste du mouvement Ennahdha qui est visée ici.  L’infiltration des structures de base est la stratégie suivie par le Parti islamiste pour prendre le contrôle de l’organisation qui est considérée comme l’un des plus importants instigateurs de son départ du pouvoir dans la foulée du sit-in du Bardo. L’organisation ouvrière s’est alors attachée à la démission du gouvernement et a refusé les appels au dialogue lancés par le gouvernement de la Troika, qualifiés de « douteux ».

C’est Noureddine Taboubi, actuel secrétaire général, défini par certains comme un conservateur qui est accusé de proximité et de complaisance avec les islamistes. Pour d’autres c’est un syndicaliste pur, un achouriste apolitique. Ce qui est certain au regard des résultats du congrès c’est que la percée islamiste n’a pas eu lieu.

Des défis à relever

L’organisation ouvrière doit donc, et il en va de son poids historique, continuer à trouver un équilibre, parfois difficile, entre engagement dans les grands dossiers nationaux et non implication dans les enjeux politiciens, entre la gestion en son sein de multiples familles politiques aux intérêts contradictoires et parfois hégémoniques et la dépolitisation.

Si une avancée a été faite avec l’élection d’une femme, et pour la première fois, au bureau exécutif, l’UGTT doit s’ouvrir sur les jeunes venant surtout du secteur privé. L’UGTT doit penser à élargir sa base, aujourd’hui essentiellement formée des fonctionnaires du secteur public, à ce nouveau potentiel qui est en point de mire des nouvelles formations syndicales qui sont l’Union des travailleurs de Tunisie (UTT) et la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT).

Dans un contexte économique et social des plus difficiles, un juste milieu est à trouver entre le dialogue social, la recherche du compromis et la défense des intérêts des travailleurs que la politique d’austérité engagée par le gouvernement risque de mettre à mal.

L’UGTT est donc doit maintenir le cap du militantisme pour plus de justice dans le cadre d’un nouveau modèle de développement social et économique tout en ouvrant à ne pas rompre les équilibres fragiles d’un pays qui peine à retrouver ses marques, socialement et économiquement.

Endnotes

Endnotes
1 21/01/2017, pp : 4 et 5.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.