Décentraliser les analyses sur la révolution égyptienne

Les révoltes qui secouent l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient depuis la fin de l’année 2010 ont suscité de nombreux débats autour de l’analyse des phénomènes révolutionnaires. L’une des principales lignes d’opposition entre différentes approches se situe sans doute dans la question problématique de la causalité. Schématiquement, il est possible de distinguer, d’une part, des approches « causalistes », qui font l’étiologie des crises révolutionnaires pour remonter les causes immédiates ou profondes de ces bouleversements. D’autre part, on aura affaire à des approches plus « processuelles » s’attachant à rendre compte des séquences d’(inter)action ouvertes, incertaines et indéterminées que sont les crises politiques.

La sociologie des « situations révolutionnaires » inspirée de la sociologie des mobilisations – et que nous adoptons ici – se situe clairement dans cette deuxième approche, moins soucieuse des grandes causes que de la succession de « petits » événements et de leurs enchainements. Cette approche prône une analyse multi-niveaux, prenant en compte tant le niveau micro, que méso et macro. L’intérêt prononcé pour le niveau micro, s’il est en harmonie avec le tournant ethnographique de la sociologie francophone des mobilisations, demeure assez originale quand on s’intéresse aux crises politiques, événements « macro » par excellence. Cette attention ethnographique aux crises est non seulement salutaire, elle est, selon nous, nécessaire pour comprendre les phénomènes révolutionnaires. Cependant, dès que l’on s’attache à produire une analyse localisée de ce type de phénomènes, le risque est grand de tomber dans l’écueil de la généralisation abusive.

Nous n’abordons pas ici le problème de la généralisation abusive sous l’aspect, récurrent dans la critique quantitativiste des approches qualitatives, de la non représentativité statistique des échantillons étudiés et du biais subjectif des données produites par l’observateur. Ces points ont été largement discutés par de nombreux auteurs. Le problème qui nous préoccupe ici est autre. Pourrait-on imaginer aujourd’hui une analyse de la Révolution française qui ne s’intéresserait qu’à Paris ? Qui ne prendrait pas en compte les événements de la « province » ? Qui n’analyserait pas la relation entre ce qui se passe en province et dans la capitale ? Qui ferait fi de la Grande Peur ? Une analyse de LA révolution égyptienne ou tunisienne qui partirait d’une étude empirique portant sur Le Caire ou Tunis est, en ce sens, problématique. Et ce de deux manières.

Premièrement, quand bien même on s’intéresserait aux acteurs « subalternes », « dominés », externes à l’espace politique « institutionnalisé », la focalisation sur la capitale peut conduire à la (re)production d’une vision légitimiste de l’espace politique. En effet, même si on travaille sur une fraction « dominée » de l’espace politique, c’est la fraction dominée de la ville dominante. Ce type d’analyse reproduit alors l’asymétrie Capitale/Province qui voudrait que les « vrais enjeux » se situent dans la capitale et que ce qui se déroule en dehors de celle-ci ne constitue qu’une image miniature des enjeux « nationaux ». Ainsi, si l’on veut comprendre, par exemple, comment fonctionne le mouvement des socialistes révolutionnaires en Égypte, il suffira de faire une microsociologie des militants trotskistes cairotes.

Deuxièmement, cette myopie à l’égard de tout ce qui se déroule à l’arrière plan d’un pays n’a pas pour unique conséquence la méconnaissance de ces espaces périphériques. Tout comme le jeu d’échelle micro, méso et macro permet une meilleure compréhension de ces différents niveaux d’analyse et de l’objet en général, il est nécessaire d’étudier certains enjeux périphériques pour mieux comprendre ce qui se passe dans la capitale. Il est donc important de multiplier les études de cas ailleurs que dans les capitales, les espaces les plus visibles et les plus médiatisés pendant les crises politiques pour parvenir à affiner notre compréhension des situations hautement volatiles que sont les crises politiques.

Nous verrons dans les pages qui suivent, à partir du cas égyptien, comment une majorité des travaux en science politique tombent dans l’écueil du cairo-centrisme. C’est du côté de la sociologie, de l’anthropologie et des études urbaines que les textes les plus intéressants sur les provinces égyptiennes ont été écrits. En prenant le cas d’Alexandrie, la deuxième ville d’Égypte, nous verrons comment une analyse localisée de la « révolution égyptienne » peut être amorcée, en proposant quelques pistes de recherche.

Les opinions représentées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Arab Reform Initiative, de son personnel ou de son conseil d'administration.